Il est entendu que la statistique est une chose
sérieuse. Beaucoup pensent que c'est aussi une
chose ennuyeuse. En somme, elle est pédante ; elle
fait sérieux. Rares sont ceux qui savent
lire des tableaux de nombres, plus rares encore
sont ceux qui les lisent. Et pourtant ces tableaux
abondent dans les publications savantes. Les
chiffres encombrent aussi le discours d'hommes
politiques qui les citent avec un mélange
caractéristique de maladresse et de rouerie. La
statistique, est-ce donc seulement de la frime ?
Le chiffre, péremptoire et fade, n'usurpe-t-il pas
la place de l'argumentation ? Quel est donc le
pouvoir qui s'avance derrière ces discours
chiffrés normatifs, simplistes, qui laissent sans
réplique et donc excluent le dialogue ?
Oui, on peut se poser ces questions. Mais on est
aussitôt tenté d'acquitter la statistique au
bénéfice du doute, car on sait aussi qu'elle
apporte au chercheur sérieux une aide
irremplaçable. Ces mêmes tableaux de nombres,
opaques à première vue, s'éclairent pour celui qui
prend le temps de les analyser en usant de
méthodes appropriées. Faut-il alors basculer
complètement, et passer du refus sceptique à
l'adhésion enthousiaste ? Faut-il croire aux
chiffres, après les avoir refusés ?
Il y a deux écueils, entre lesquels l'itinéraire
est sinueux et mal balisé. Le rejet du nombre nous
couperait de tous les domaines de connaissance que
lui seul permet d'aborder. La confiance dans le
nombre ferait de nous les victimes de grossières
duperies.
Avant d'évoquer les problèmes que pose la
statistique, il est nécessaire de reconnaître un
peu le terrain. Lorsque cet objet, à certains
égards mystérieux, aura été situé sur les plans
intellectuel, culturel et historique, nous
pourrons mieux le discerner et nous former sur
lui, dans les diverses occasions où nous lui
sommes confrontés, une opinion pertinente.
Situation intellectuelle
On ne doit pas réduire la statistique à la
collecte et à la compilation des nombres. Le
quantitatif ne lui est pas essentiel ; il existe
d'ailleurs des statistiques « qualitatives ». Si
on l'observe dans sa pratique, on voit qu'elle est
d'abord une méthode qui définit et structure
l'objet observé : en démographie, il faut définir
ce qu'est un « ménage », unité d'observation ;
puis disposer de « nomenclatures » permettant de
classer ménages ou individus : code géographique ;
catégories socio-professionnelles ; nomenclatures
d'emploi, d'activité économique, de formation
professionnelle, de qualification, etc. La
définition de la population, la mise au point des
découpages, c'est le fondement conceptuel
de la statistique.
Dès cette phase préliminaire se délimite ce
qu'elle pourra dire et ce qu'elle ne dira pas :
les nomenclatures lui fournissent son langage. Si
le code géographique ne figure pas dans une
enquête, il sera impossible d'en tirer ensuite des
résultats par région. Si une nomenclature a été
définie selon certains critères, il sera très
difficile ou impossible de réaliser, à partir de
l'enquête, une étude qui aurait nécessité d'autres
critères : une nomenclature de qualifications
construite selon la durée de la formation reçue ne
permet pas d'étudier les qualifications de fait,
acquises dans la pratique professionnelle.
C'est dans le cadre conceptuel ainsi défini que va
opérer la technique de la mesure. L'objet concret
est saisi à travers une grille qui permet de
l'observer mais qui implique aussi,
inévitablement, que l'on fasse abstraction de
certains de ses aspects. La statistique, pas plus
que les autres démarches de la connaissance, ne
restitue l'objet concret dans la complexité
organique de ses diverses déterminations. On ne
peut lui en faire grief : un instrument
d'observation a rempli sa fonction lorsqu'il a
donné des indications auxquelles on peut se fier
pour raisonner et agit. L'automobiliste qui
conduit dans la rue use d'une grille conceptuelle
qui fait abstraction des détails de l'architecture
et de la physionomie des passants, et ne retient
que ce qui est nécessaire pour la conduite :
obstacles, signaux, vitesses. Personne ne lui
reprochera d'utiliser une grille qui appauvrit sa
perception, car cet appauvrissement même est une
condition de son efficacité de conducteur : pour
qu'il voie le signal du feu rouge, il
faut qu'il ne voie pas l'enseigne lumineuse
placée à côté. Seulement, s'il use encore de la
même grille conceptuelle lorsqu'il est descendu de
voiture et flâne dans la rue, il commet une erreur
; son observation n'est plus pertinente en
regard de son action.
Mutatis mutandis, cette métaphore permet
d'éclairer la fameuse question de l'objectivité
de la statistique. La grille conceptuelle qui
fonde toute observation définit une sphère de
validité théorique, comportant l'ensemble des
raisonnements que cette observation peut alimenter
avec pertinence. Cette sphère a des limites : la
statistique ne donne pas une « exacte
représentation du monde réel ».
Son usage doit donc être critique ; on ne peut
l'utiliser sans connaître les conditions de sa
production, sans s'inquiéter des critères qui ont
servi à définir les découpages qu'elle met en
œuvre
Ici doit être écartée une équivoque. Certains,
déçus de voir que la statistique ne répond pas aux
exigences de l'« objectivité » -exigences
chimériques, auxquelles elle serait bien en peine
de répondre -, en déduisent un peu vite qu'elle
n'a rien à voir avec le réel et qu'il faut donc la
rejeter. Tout apprenti philosophe a cru faire une
grande découverte le jour où il s'est dit : « Les
faits sont construits » ; mais l'énoncé de cette
phrase, qui sans doute n'est pas fausse,
embrouille les idées plus qu'il ne les clarifie.
Revenons au ras de notre métaphore. La grille
conceptuelle dont l'automobiliste se sert pour
conduire est, certes, construite ; mais les faits
qu'il observe, eux, ne le sont pas : le fait que
le feu soit rouge, vert ou orange ne dépend pas de
la grille conceptuelle, qui est simplement
construite pour accueillir l'une de ces trois
possibilités. Il y a un principe de réalité à la
racine de toute observation : dans ses résultats,
c'est bien le monde lui-même qui se reflète, d'une
façon certes partielle, mais authentique. Que
l'observation doive, par ailleurs, être située,
relativisée, critiquée, n'enlève rien à la portée
de ce principe.
Celui qui, tout en observant, ne pose pas ce
principe, prend une position absurde puisqu'il nie
ce qui est impliqué par son action.
Nous pouvons maintenant énoncer ce qui, selon
nous, définit la démarche de la statistique :
c'est une méthode d'observation critique, destinée
à alimenter le raisonnement auquel elle fournit à
la fois des grilles conceptuelles et des mesures
effectuées selon ces grilles. Ainsi définie, elle
apparaît comme une étape dans la démarche
rationnelle : pour que la démarche soit complète,
il faut que concepts et observations soient situés
dans une architecture théorique, que l'on énonce
des relations entre eux. Lorsqu'on observe le
revenu des ménages et leur consommation, on fait
de la statistique ; lorsqu'on postule qu'il existe
entre ces deux quantités une relation C = f(R), on
énonce une proposition théorique. C'est par la
médiation du raisonnement que la statistique peut
avoir des conséquences dans l'action ; son
articulation avec la théorie est donc essentielle
pour assurer sa pertinence. En retour, elle
apporte à la théorie des compléments
indispensables. La pure algèbre des concepts,
lorsqu'elle exclut toute confrontation avec
l'observation, aboutit souvent à des impasses. Par
exemple : si un commerçant augmente ses prix plus
que ne le font ses concurrents, il fera un
bénéfice unitaire plus élevé ; mais par ailleurs
il vendra moins d'unités, car les concurrents lui
prendront des clients. Quelle sera l'évolution de
son bénéfice ? Ici la théorie pure s'arrête : sans
quantification, il est impossible de dire lequel
des deux effets l'emportera dans le cas précis que
l'on étudie. Pour répondre, il faut disposer de
séries chiffrées, qui permettent de calculer
l'élasticité des ventes au prix relatif. Cet
exemple peut paraître bien banal ; lorsqu'on
l'applique aux exportations et à leur prix, il
prend cependant une dimension politique non
négligeable. Il illustre en tout cas une situation
fréquente : les conséquences d'une décision sont
multiples et de signes contraires ; seul le calcul
permet de déterminer le signe de l'effet
résultant, et donc de prolonger le raisonnement
jusque dans ses conséquences qualitatives.
Reprenons une dernière fois notre métaphore : voir
que le feu est rouge est indispensable ; mais
cette perception, pour provoquer l'acte du
freinage, doit être suivie de plusieurs autres
étapes : raisonnement (le feu rouge signifie qu'il
faut s'arrêter), décision (je veux m'arrêter),
capacité physique enfin d'appuyer sur le frein et
d'arrêter effectivement le véhicule. Pour passer
de la métaphore, et des simplifications qu'elle
autorise, à la démarche de la statistique,
d'importantes transpositions sont nécessaires, qui
soulèvent autant de difficultés. La statistique
n'est pas l'instrument d'observation d'un individu
confronté à une tâche précise ; elle est censée au
contraire servir à l'ensemble du corps social, et
aider chacun à mieux connaître la société dans
laquelle il vit afin d'éclairer son action. La
question de la pertinence devient alors
redoutable, car le corps social en question, loin
d'être homogène, est traversé par des conflits.
L'action qu'il s'agit d'éclairer ne se définit pas
avec précision ; les théories à l’œuvre sont
multiples ; la production, la transmission,
l'interprétation de l'information sont fortement
institutionnalisées, et il en résulte des
médiations confuses. Dans ces conditions, la tâche
statisticienne ne se justifie que si elle part
d'un postulat optimiste : par delà les difficultés
intellectuelles ou institutionnelles, on aide à
l'accouchement de l'histoire, on prépare les voies
de son évolution lorsqu'on donne à la société les
moyens d'accéder à cette connaissance de soi sans
laquelle il n'y a pas de maturité politique ou
civique.
Tel est, pour être clair, le postulat dont nous
partons pour notre part. D'autres postulats sont
logiquement possibles ; et, de fait, la
statistique est impliquée dans tout un réseau
d'échelles de valeurs, contradictoires en partie.
Sa place dans notre culture en est rendue
particulièrement ambiguë.
Situation culturelle
On ne s'étonnera sans doute pas de trouver, au
fondement des échelles de valeurs impliquées par
la statistique, ces influences religieuses qui ont
si fortement modelé toutes les cultures. Ici nous
allons avancer quelques hypothèses, qui paraîtront
peut-être sommaires aux lecteurs de cette revue :
quoi qu'il en soit de la qualité de leur
formulation, elles nous paraissent éclairantes.
La tradition la plus ancienne de la statistique,
qui remonte aux grands empires de l'antiquité et
de l'Amérique précolombienne,
en fait un auxiliaire de la gestion de l'Empire :
pour lever les impôts, recruter une armée,
organiser de grands travaux - bref, pour exploiter
la population sans pour autant compromettre son
renouvellement -, l'Empire fait réaliser des
recensements des hommes et des ressources.
Associée à la vie même de l'Empire, la statistique
reçoit un reflet du culte religieux dont celui-ci
est l'objet ; elle est établie et conservée par
des initiés remplissant une fonction sacrée. De
nos jours on retrouve comme un écho de la
statistique impériale dans une certaine façon très
administrative de considérer la statistique, et
dans cet adjectif « officiel » que l'on adjoint si
volontiers à la tâche statisticienne.
Dans les temps modernes, l'implication religieuse
de la statistique ne se dénoue pas mais s'enrichit
de nuances nouvelles. Globalement, on peut
aujourd'hui constater que la statistique est fort
bien considérée dans les pays de tradition
protestante comme la Suède, la Grande-Bretagne, le
Canada, et qu'elle l'est beaucoup moins dans les
pays latins comme l'Italie et l'Espagne, la France
constituant un cas intermédiaire. je proposerais
volontiers le schéma suivant, qui n'a bien sûr
aucune prétention théologique. On connaît la thèse
de Max Weber
sur l'influence de l'éthique protestante en
économie, et particulièrement sur l'influence de
l'idée de prédestination. L'homme anxieux de
savoir s'il est un élu ou un réprouvé interprète
sa réussite comme un signe d'élection divine, car
il suppose que Dieu favorise les élus ; il
investit donc dans ses affaires toute son énergie
et son angoisse. Cette angoisse est aussi investie
dans la comptabilité : seule une comptabilité
intelligemment conçue et rigoureusement appliquée
permet de savoir, par delà des apparences qui
peuvent tromper, si l'entreprise marche bien ou
mal. Le comptable n'est pas, dans l'entreprise, un
personnage subalterne exécutant de médiocres
écritures : sa fonction est vitale, et même, pour
parler précisément, elle est sacrée pour
l'entrepreneur, puisque la vie éternelle de
celui-ci est indirectement impliquée dans les
résultats de la comptabilité. Cette attitude
individuelle envers le résultat numérique
rigoureusement défini et établi prépare les
esprits à étudier la société selon les mêmes
procédés ; une partie au moins du prestige accordé
à la comptabilité rejaillit sur la
statistique.
Dans les pays latins, par contre, l'angoisse de la
prédestination n'existe pas. La religion
catholique, hiérarchique et relationnelle, remet à
chacun ses péchés grâce au sacrement de la
pénitence ; de sorte que, pour dire les choses
bien simplement, il suffit d'acquérir et de garder
de bonnes relations dans le corps ecclésial pour
être assuré de son salut. Certes, une telle
proposition ne serait cautionnée par aucun
théologien : mais il suffit, pour qu'elle ait une
consistance sociologique, qu'elle ait été vécue
par le plus grand nombre ; et ce fait nous paraît
peu contestable. La valorisation de l'aspect
relationnel a de nombreuses conséquences. Le
discours littéraire, avec sa puissance de
communication et son imprécision, est préféré au
chiffre, qui a des qualités opposées ; la
comptabilité est conçue d'abord comme un élément
d'une stratégie relationnelle (avec les
actionnaires, le fisc) et secondairement comme un
outil de connaissance. Le chiffre, devenu simple
argument pour convaincre ou séduire, doit être
souple et complaisant, et surtout pas trop
rigoureux : mais, par contre, il importe qu'il ait
l'air rigoureux, car sinon il ne serait pas
convaincant. Il sera bien entendu qu'une partie
statistique est indispensable dans tout dossier
sérieux ; mais il sera également entendu qu'on ne
peut et doit faire aucune confiance à la
statistique.
Le jeu de l'opposition binaire que nous venons
d'évoquer est compliqué, notamment en France, par
une tradition qui vient jouer en faveur de la
statistique. Fortement marquée par l'influence de
Descartes, elle peut prendre des formes
différentes, selon qu'elle se conforme aux
exigences de l'intentionnalité rationnelle, ou
qu'elle dégénère en scientisme.
La tradition « rationnelle », que l'on peut faire
remonter au Quattrocento italien, voit dans la
statistique un outil d'observation et de
connaissance, agencé aux fins d'une démarche qui
explore et reconstruit intellectuellement le monde
en vue d'agir sur lui. Cet objectif - la
connaissance du réel social, scientifiquement
éprouvée - a été souvent évoqué par les
statisticiens pour fonder leur démarche. Mais il
n'apparaît pas qu'ils aient souvent été jusqu'au
bout des exigences qu'il implique : ils se sont
rarement interrogés sur le choix des objets sur
lesquels il convenait de faire porter l'effort de
connaissance. F. Bédarida a relevé l'inconséquence
de ces statisticiens anglais du XIXème siècle, qui
prétendaient à la fois s'attacher à la
« connaissance des faits » exclusivement de toute
opinion et travailler dans un souci d'action et
d'efficacité : que ce souci lui-même conduise à
des choix en ce qui concerne les objets et la
façon de les aborder, et donc qu'il implique des
« opinions », voilà qui ne semble pas les avoir
effleurés
- de même que cela n'effleure guère certains
statisticiens du XXème siècle.
Puis vient l'échelle de valeurs scientiste,
particulièrement présente en France, et qui dérive
d'une interprétation de la pensée de Descartes,
dont Saint-Simon puis Auguste Comte ont tiré les
conclusions en imaginant une société
technocratique. Le postulat scientiste est celui
de l'adéquation de la pensée et de l'action. Une
fois ce postulat admis, il conduit à nier
l'existence réelle de ce qui ne peut pas être mis
sous la forme de pensées claires et distinctes ;
il conduit aussi à penser que l'ensemble du
problème humain peut être traité par la voie
scientifique. La statistique se prête bien aux
prétentions scientistes, car elle procure de la
réalité sociale une image chiffrée, utilisable
dans le calcul, et dont on peut prétendre qu'elle
représente la réalité.
Cependant, l'ambition scientiste est vouée à
l'échec, car « la science, toujours fissurée, ne
domine et n'explique pas l'agir, lequel ne se
réduit jamais au déterminisme des phénomènes
dompté et utilisé par notre pensée et pour nos
besoins ».
Toutes ces traditions existent, et fonctionnent
simultanément. Ainsi la démarche proprement
technique de la statistique, dont l'exposé peut se
faire sans ambiguïté, est insérée dans des champs
de valeurs multiples et contradictoires entre eux.
Du coup, le débat sur la statistique est souvent
confus. La confusion s'accroît encore lorsque la
statistique devient un enjeu, par exemple dans une
lutte entre des fractions du corps social
revendiquant chacune la représentation de
l'intérêt général : alors, à la complexité
initiale de la question, s'ajoute encore le
brouillage provoqué par des polémiques
intéressées.
Situation historique
Les références intellectuelles et culturelles qui
précèdent nous permettent de situer l'évolution
historique concrète de la statistique, ainsi que
les traditions qui la traversent. L'institution
statistique française actuelle emploie 10 000
personnes, dont les trois quarts travaillent à
l'INSEE, le quart restant étant employé par des
ministères techniques, des organisations
patronales ou syndicales, des organismes d'étude
ou de recherche. Ses origines sont anciennes, mais
on peut, pour être bref, se concentrer sur la
période qui commence en 1940 : avant cette date,
en effet, la statistique n'employait que quelques
dizaines de personnes.
La tradition la plus ancienne se réfère à la
conception scientifique de la statistique ; la
mission de la Statistique Générale de la France
était conçue par ses responsables en termes très
idéalistes : « elle ne doit avoir aucun autre
souci que la recherche scientifique, aucun autre
but que la découverte de la vérité ».
Cependant, la poursuite de ce but par une équipe
de petite taille nécessitait que l'on fit des
choix, car on ne pouvait tout observer. Alors les
textes évoquent la « demande d'information », sans
préciser de qui elle émane, ni selon quels
critères elle est triée : la représentation
idéaliste que le statisticien se fait de son
métier lui interdit de discerner l'insertion
sociale de son travail. Cultivant sa technique
sans s'interroger sur les forces au service
desquelles il se met, il mérite les invectives que
Bernanos adresse au technicien « imbécile »
: en 1941, le directeur de la statistique générale
de la France proposera aux autorités de Vichy de
réaliser un dénombrement des juifs.
De nos jours encore, cette tradition
« scientifique » est évoquée pour justifier
l'existence et les démarches de la statistique ;
elle se réduit bien souvent à une représentation
purement technique, exclusive de et même hostile à
toute préoccupation politique ou historique. Elle
fonde une déontologie qui risque de laisser le
statisticien désarmé face à des situations
cruciales, et de le conduire à poser des actes qui
l'engagent et le jugent alors même qu'il ne
posséderait pas les éléments lui permettant de
décider en pleine clarté.
La tradition « impériale » de la statistique est
présente dans de grosses opérations, dont le
caractère « sacré » se manifeste par l'énormité
des crédits qui leur sont consacrés : recensement
de la population, fichier des entreprises et
fichier des personnes. Dans les projets qui sont à
l'origine de ces deux dernières opérations, conçus
pendant l'occupation, se manifeste une conception
administrative et dirigiste de la statistique qui
impressionne par sa cohérence. Par exemple, il
était prévu de tenir constamment à jour un fichier
complet de la population, indiquant pour chaque
individu l'état-civil, l'adresse, l'activité
professionnelle, ainsi que des renseignements
d'ordre familial, juridique, médical, etc. Le
recensement de la population pouvait être réalisé
à tout instant, par exploitation de ce fichier.
Ce genre de travail nécessite une organisation
très bureaucratique, car il faut une armée
d'employés pour gérer et mettre à jour ce fichier.
Si ces projets n'ont pas été pleinement réalisés,
ils ont défini un certain style qui existe
effectivement dans l'institution statistique ; on
peut penser que ce type d'organisation ne permet
pas la mobilisation la plus intelligente ni la
plus efficace de la force de travail et de
l'imagination des personnes qui y sont employées.
Troisième tradition : celle de la comptabilité
nationale, et des modèles et études économiques.
Elle aussi trouve, en France, son origine pendant
l'occupation, avec une référence clairement
dirigiste : le premier texte mentionnant le projet
d'une comptabilité nationale comporte un parallèle
entre la direction de l'économie et celle d'une
entreprise, l'une comme l'autre ayant besoin d'une
comptabilité pour être gérée.
Dans le courant des années cinquante, les
techniciens qui mettent au point les concepts et
les méthodes de comptabilité nationale sont
influencés à la fois par la pensée de Marx et
celle de Keynes
; il en est de même pour ceux qui, dans les années
soixante, conçoivent les premiers modèles
macro-économiques français.
Sur le plan technique, la tradition de la
comptabilité nationale est en rupture avec
l'ancienne tradition statistique : comme il s'agit
de dresser un tableau complet de la situation
économique, les lacunes de l'observation seront
comblées par des procédures d'estimation, de
ventilation ou d'arbitrage que le statisticien
« pur » considère avec réprobation. Sur le plan
intellectuel, il s'agit d'une tentative très
intéressante pour relier dans une même démarche la
théorie, l'observation numérique et la politique
économique. Cette tentative, qui trouve à la fois
un écho institutionnel et une légitimation dans le
développement de la planification « à la
française », est fondée sur un rationalisme
optimiste, qui affirme la nécessité et postule
l'efficacité d'une claire connaissance des
mécanismes économiques non seulement pour la
direction politique, mais pour le débat social
lui-même. Chacun sans doute est libre de refuser
ce postulat optimiste auquel, tout compte fait,
nous donnons notre adhésion
; on ne peut en tout cas refuser de reconnaître
qu'il y a dans cette tentative une ambition qui ne
manque pas d'allure.
Cependant, la comptabilité nationale est devenue,
dans le courant des années soixante, une énorme
machine plutôt rigide. A la petite équipe
d'experts qui se « crevaient » à la tâche mais
trouvaient dans cette tâche un plaisir qui
récompensait largement leur effort, a succédé une
organisation impliquant plusieurs services, dont
les relations sont contractuelles et codifiées.
Dès lors, la remise en cause des concepts et des
méthodes, indispensable pour assurer l'évolution
de cet instrument, devient très difficile car elle
apparaît comme une mise en cause des institutions.
Une telle situation compromet l'enthousiasme ou
l'optimisme qui sont pourtant à la racine même de
la comptabilité nationale. Cette crise de
croissance fut encore aggravée lorsque, à partir
de 1975, la politique économique « libérale » de
M. Giscard d'Estaing tourna le dos aux démarches
de la planification. Une bonne part des travaux de
modélisation, de comptabilité nationale et de
statistique fut privée de son but final ; cela
n'empêcha pas l'institution de continuer à
fonctionner, l'inertie aidant : mais les esprits
étaient inquiets. A terme, la poursuite de cette
politique conduisait à un repli des travaux
eux-mêmes et, sous couvert de « pluralisme »
(slogan irréfutable et vraiment bien trouvé),
pouvait conduire à un éclatement de l'institution
statistique dont une partie aurait été privatisée.
Les élections de mai 1981 changent la perspective
politique, mais il est trop tôt encore pour savoir
quelles seront leurs conséquences sur la
statistique.
Les trois traditions que nous venons d'évoquer
(« scientifique », « impériale », « comptabilité
nationale ») se superposent dans l'INSEE comme des
liquides non miscibles. Les langages, les échelles
de valeur sont posés l'un à côté de l'autre, et il
y a peu de dialogue. La jeunesse de l'institution
statistique y est sans doute pour quelque chose :
il faut du temps pour que les dialectiques
nécessaires puissent se nouer. Le soin que l'on y
met à fuir les occasions de conflit, s'il permet à
des hommes fondamentalement différents de
cohabiter agréablement, a aussi peut-être pour
inconvénient, d'ajourner indéfiniment cette
maturation.
Telles qu'elles sont, et malgré les limites que
chacune comporte, ces traditions sont une
richesse. Chacune, dans son ordre, a permis
l'élaboration d'un savoir-faire particulier et
précieux. La jeunesse de l'institution, le haut
niveau intellectuel des personnes qui la
composent, et même les mécontentements et
frustrations que certains ressentent, tout cela
enveloppe la promesse d'une évolution future ;
l'histoire n'est pas close. Il ne nous est pas
possible de dire quel chemin elle prendra, ni si
elle prendra un bon chemin ; mais nous sommes
libres d'indiquer l'itinéraire qui nous paraîtrait
le plus intéressant. Le voici.
Si l'on prend rigoureusement au sérieux les
exigences de l'intentionnalité rationnelle, le
formalisme des institutions et des instruments
logiques doit être placé à sa vraie place, qui est
purement instrumentale ; le respect qui doit lui
être accordé est, ni plus ni moins, celui que l'on
accorde à un outil. Par contre, la première place
devrait être prise par ce monde qu'il s'agit
d'observer, par les problèmes qu'il pose, par
l'action que l'on exerce sur lui, par la
responsabilité que cette action engage. Alors,
par-delà les exigences quotidiennes liées à
l'exercice des divers savoir-faire professionnels,
on accordera la plus grande attention à leurs
implications théoriques et historiques. A côté de
ses compétences techniques, le statisticien devra
développer un jugement historique, une
connaissance des utilisations de ses produits dans
les élaborations théoriques, qui lui permettront
d'éclairer au mieux l'exercice de cette
responsabilité.
En énonçant que la démarche historique est
rationnellement essentielle pour la statistique,
nous sommes bien conscients de porter
contradiction, du sein même de la discipline la
plus numérique qui soit, à tout un mouvement
d'idées qui ferait de leur « numérisation » le
critère de la « scientifisation » des sciences
humaines. Les partisans de cette « numérisation »
feraient bien d'écouter le témoignage des
statisticiens, qui sont bien placés, on nous
l'accordera, pour parler des apports du nombre, et
aussi des limites de cet apport.
Problèmes actuels
Nous avons montré que la situation de la
statistique était évolutive et complexe. Il est
inévitable qu'il en résulte actuellement des
problèmes dont certains sont irritants.
L'existence même de ces problèmes, les défis
qu'ils posent aux statisticiens, sont des gages de
l'évolution future. Aussi faut-il les voir bien en
face, et non en détourner les yeux.
D'abord, la statistique a des pudeurs qui,
lorsqu'on y regarde de près, ont toutes des
raisons de caste ou de classe : les privilégiés
s'emploient, toujours, à masquer leurs privilèges.
C'est ainsi que l'on connaît très mal les revenus
non salariaux et les patrimoines, sur lesquels on
ne dispose que de sources fiscales polluées par la
fraude. Il est techniquement possible, bien que
difficile, d'organiser une observation plus
rigoureuse : les moyens de réaliser ces travaux
n'ont pas été mis en place en raison de blocages
culturels et politiques.
De même, on ignore comment sont réparties les
primes des fonctionnaires. Les aides de l'Etat aux
entreprises sont moins bien connues que les
crédits accordés par les banques. Le
fonctionnement des groupes d'entreprise, et
notamment les échanges entre la partie nationale
et la partie étrangère des multinationales, sont
mal connus. De façon générale, la face interne de
l'entreprise (organisation du travail, formation
professionnelle « sur le tas » et qualifications
de fait, carrières individuelles, structures de
décision) est mal observée par l'appareil
statistique ; tout se passe comme si le lieu de
travail, sur lequel chacun passe l'essentiel de
son temps, était considéré comme l'affaire de
l'entreprise, non celle du citoyen. Chose encore
plus étonnante : les statistiques industrielles
sont, pour la plupart, établies par des organismes
patronaux, l'administration se limitant à un rôle
d'organisation et de coordination technique. Ces
« pudeurs » ont résisté aux efforts de ceux qui
voulaient les surmonter. Elles sont maintenues par
de robustes rapports de force institutionnels : la
mise en perspective historique de la statistique
permet d'éclairer ces rapports de force, et de
rendre plus efficace la lutte sur ce terrain. Il
ne faut pas ici être angélique : la clarté ne
s'obtient qu'au terme d'un combat difficile.
Certaines statistiques ont une résonance politique
: indice des prix, niveau du chômage, solde de la
balance commerciale, pouvoir d'achat des
agriculteurs, etc. Tout pouvoir politique, même
s'il a une position de principe favorable à long
terme au développement de l'information
statistique, a tendance à demander qu'à court
terme on lui épargne les embarras, les discussions
provoquées par la publication de chiffres gênants.
Les interventions peuvent prendre diverses formes
: retouches apportées à un commentaire (le mot
« crise » a longtemps été mal vu), retard de
quelques jours apporté à une publication (ou
accélération de la publication si elle est
favorable), écho très sélectif donné aux divers
nombres publiés par les media contrôlés par les
pouvoirs publics (télévision). Les truquages
portent sur le commentaire, la présentation,
l'explication ; nous n'avons pas connaissance
d'une occasion où un statisticien aurait « truqué
ses chiffres » ; mais il est arrivé qu'un ministre
agisse directement pour obtenir, par voie
administrative, qu'un indicateur aille dans le
« bon sens » : ainsi la gestion de l'ANPE fut
opportunément modifiée avant les élections de 1978
; ainsi le ministre des Finances est intervenu en
1976 auprès d'EDF pour limiter la hausse de
l'indice des prix. Les efforts que l'on fait pour
déformer la statistique sont l'un de ces hommages
que le vice rend parfois à la vertu : se
donnerait-on autant de peine si elle n'apportait
rien ? Le fameux indice des prix de l'INSEE, dont
on a dit tant de mal, a au moins le mérite de
montrer l'ordre de grandeur de l'augmentation ;
s'il n'avait pas existé, il se serait bien trouvé
un ministre pour dire qu'ils baissaient en tirant
argument de quelque résultat saisonnier ou
accidentel. Sans doute est-il dans la nature des
choses que des conflits apparaissent ainsi de
temps à autre entre le politique et le statistique
: là aussi, le statisticien se tirera d'autant
mieux d'affaire qu'il aura davantage aiguisé son
sens historique.
Un résultat statistique ne peut, en toute rigueur,
être utilisé et cité qu'avec des précautions, afin
d'éviter toute erreur sur sa signification. En
outre, les gens allergiques aux chiffres sont si
nombreux que l'on ne devrait avancer des nombres
qu'avec beaucoup de délicatesse, et seulement
lorsqu'ils sont indispensables comme illustration
ou étape du raisonnement. L'usage indiscret et
pédant de la statistique, l'avalanche de nombres
dont on stupéfie (à tous les sens du mot)
l'auditoire ou le contradicteur, c'est au fond une
malhonnêteté, même lorsque les chiffres cités sont
exacts : car on utilise alors la statistique non
pour éclairer, mais pour en imposer. On devrait
prendre l'habitude de couvrir le cuistre, qui
assomme tout le monde avec des nombres, d'un tel
flot de quolibets et de questions insidieuses
qu'il réfléchirait deux fois avant de recommencer
: au lieu de cela, on lui accorde des succès
faciles qui l'encouragent.
On ne peut bien sûr reprocher aux publications
statistiques de contenir des nombres : c'est leur
rôle. On peut cependant les trouver souvent mal
présentées. Une compilation de tableaux, précédée
d'une présentation « méthodologique »
(constitution de l'échantillon, contenu du
questionnaire, déroulement de l'enquête,
nomenclatures), voilà le pauvre produit auquel
aboutit fréquemment un long travail d'excellente
qualité technique. Pour être utilisable, la
statistique doit être sobre, claire, commentée. Le
nombre ne parle que s'il est non paraphrasé mais
situé et confronté avec d'autres : l'auteur de
l'enquête est mieux placé que quiconque pour se
livrer, le premier, à cet exercice - et montrer la
voie aux autres utilisateurs. Il doit surmonter
cette timidité pédante qui le pousse à accumuler
les réserves et mises en garde, à exhiber le
formulaire de ses calculs, tout en se gardant de
l'effort de synthèse qui permettrait de présenter
une conclusion claire. Le productivisme du chiffre
est stérile, parce qu'il s'accompagne toujours
d'une certaine paresse de l'imagination et de
l'esprit critique.
Voici enfin le problème que nous considérons comme
le plus difficile et le plus important. Il y a, de
fait, coupure entre la statistique et ses
utilisations théoriques. Cette coupure est
paradoxale puisque l'institution statistique
associe, dans le même organisme, des
statisticiens, des comptables nationaux et des
économistes : le fait est là cependant. Chacun est
tellement occupé par ses propres problèmes qu'il
se comporte comme s'il voulait ignorer les
contraintes subies par l'autre. Il y a coupure
entre le statisticien et le comptable national,
car les cadres conceptuels de la comptabilité
nationale sont choisis indépendamment des
possibilités de l'observation ; il y a coupure
entre les comptables nationaux et les économistes
qui utilisent les comptes sans se soucier vraiment
des conditions de leur production. Ces coupures
s'expliquent : le dialogue entre les théoriciens
et les statisticiens nécessite de longs délais de
réponse, en raison de la lenteur avec laquelle
l'appareil statistique évolue : il faut une
dizaine d'années pour concevoir, expérimenter et
« roder » une nouvelle enquête de quelque ampleur
; et les résultats ne seront utilisables par
l'économiste que lorsque celui-ci disposera d'une
« série » sur plusieurs années. Le théoricien
individuel, qui travaille dans une perspective de
quelques années au plus, vitupère la statistique
et ses défauts car il ne comprend pas qu'il lui
faille aussi longtemps pour sortir de l'ornière.
Pour que le dialogue entre la théorie et
l'observation se fasse, il faut qu'il soit
institutionnel, situé dans une perspective longue
; cela aussi demande un certain sens historique.
L'enjeu est d'importance ; en effet, si l'on
considère ces sciences de la nature auxquelles on
aime tant à se référer, on peut, parmi d'autres
critères de scientificité, énoncer celui-ci :
c'est du jour où elles ont mis la relation entre
théorie et observation au cœur même de leur
démarche qu'elles ont mérité le titre de science.
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Ainsi la statistique se situe dans un contexte
culturel et historique. Son évolution est un
enjeu, non seulement pour la connaissance pure,
mais pour le corps social lui-même : la
statistique lui fournit le langage dans lequel il
se décrit ; elle rend l'objet social pensable
- condition nécessaire pour qu'il soit
transformable...
Il est peu surprenant que les hommes d'un
tempérament conservateur la considèrent avec
méfiance. Cependant, comme le disait Péguy, il n'y
a pas de pire ennemi qu'un certain type d'ami
maladroit. Le technicisme étroit, la maniaquerie
numérique, le scientisme naïf sont autant de
risques pour les statisticiens. Ils ne peuvent les
combattre qu'en cultivant leur sens historique et
politique : exigence élevée certes, paradoxale
peut-être, mais qui nous semble impliquée par la
recherche d'une scientificité authentique.
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