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Enjeux de la statistique
(Publié dans la revue « Etudes », janvier 1982)


Liens utiles

- Le métier de statisticien
- Essai sur les nomenclatures industrielles

Il est entendu que la statistique est une chose sérieuse. Beaucoup pensent que c'est aussi une chose ennuyeuse. En somme, elle est pédante ; elle fait sérieux. Rares sont ceux qui savent lire des tableaux de nombres, plus rares encore sont ceux qui les lisent. Et pourtant ces tableaux abondent dans les publications savantes. Les chiffres encombrent aussi le discours d'hommes politiques qui les citent avec un mélange caractéristique de maladresse et de rouerie. La statistique, est-ce donc seulement de la frime ? Le chiffre, péremptoire et fade, n'usurpe-t-il pas la place de l'argumentation ? Quel est donc le pouvoir qui s'avance derrière ces discours chiffrés normatifs, simplistes, qui laissent sans réplique et donc excluent le dialogue ?

Oui, on peut se poser ces questions. Mais on est aussitôt tenté d'acquitter la statistique au bénéfice du doute, car on sait aussi qu'elle apporte au chercheur sérieux une aide irremplaçable. Ces mêmes tableaux de nombres, opaques à première vue, s'éclairent pour celui qui prend le temps de les analyser en usant de méthodes appropriées. Faut-il alors basculer complètement, et passer du refus sceptique à l'adhésion enthousiaste ? Faut-il croire aux chiffres, après les avoir refusés ?

Il y a deux écueils, entre lesquels l'itinéraire est sinueux et mal balisé. Le rejet du nombre nous couperait de tous les domaines de connaissance que lui seul permet d'aborder. La confiance dans le nombre ferait de nous les victimes de grossières duperies.

Avant d'évoquer les problèmes que pose la statistique, il est nécessaire de reconnaître un peu le terrain. Lorsque cet objet, à certains égards mystérieux, aura été situé sur les plans intellectuel, culturel et historique, nous pourrons mieux le discerner et nous former sur lui, dans les diverses occasions où nous lui sommes confrontés, une opinion pertinente.

Situation intellectuelle

On ne doit pas réduire la statistique à la collecte et à la compilation des nombres. Le quantitatif ne lui est pas essentiel ; il existe d'ailleurs des statistiques « qualitatives ». Si on l'observe dans sa pratique, on voit qu'elle est d'abord une méthode qui définit et structure l'objet observé : en démographie, il faut définir ce qu'est un « ménage », unité d'observation ; puis disposer de « nomenclatures » permettant de classer ménages ou individus : code géographique ; catégories socio-professionnelles ; nomenclatures d'emploi, d'activité économique, de formation professionnelle, de qualification, etc. La définition de la population, la mise au point des découpages, c'est le fondement conceptuel de la statistique[1]. Dès cette phase préliminaire se délimite ce qu'elle pourra dire et ce qu'elle ne dira pas : les nomenclatures lui fournissent son langage. Si le code géographique ne figure pas dans une enquête, il sera impossible d'en tirer ensuite des résultats par région. Si une nomenclature a été définie selon certains critères, il sera très difficile ou impossible de réaliser, à partir de l'enquête, une étude qui aurait nécessité d'autres critères : une nomenclature de qualifications construite selon la durée de la formation reçue ne permet pas d'étudier les qualifications de fait, acquises dans la pratique professionnelle.

C'est dans le cadre conceptuel ainsi défini que va opérer la technique de la mesure. L'objet concret est saisi à travers une grille qui permet de l'observer mais qui implique aussi, inévitablement, que l'on fasse abstraction de certains de ses aspects. La statistique, pas plus que les autres démarches de la connaissance, ne restitue l'objet concret dans la complexité organique de ses diverses déterminations. On ne peut lui en faire grief : un instrument d'observation a rempli sa fonction lorsqu'il a donné des indications auxquelles on peut se fier pour raisonner et agit. L'automobiliste qui conduit dans la rue use d'une grille conceptuelle qui fait abstraction des détails de l'architecture et de la physionomie des passants, et ne retient que ce qui est nécessaire pour la conduite : obstacles, signaux, vitesses. Personne ne lui reprochera d'utiliser une grille qui appauvrit sa perception, car cet appauvrissement même est une condition de son efficacité de conducteur : pour qu'il voie le signal du feu rouge, il faut qu'il ne voie pas l'enseigne lumineuse placée à côté. Seulement, s'il use encore de la même grille conceptuelle lorsqu'il est descendu de voiture et flâne dans la rue, il commet une erreur ; son observation n'est plus pertinente en regard de son action.

Mutatis mutandis, cette métaphore permet d'éclairer la fameuse question de l'objectivité de la statistique. La grille conceptuelle qui fonde toute observation définit une sphère de validité théorique, comportant l'ensemble des raisonnements que cette observation peut alimenter avec pertinence. Cette sphère a des limites : la statistique ne donne pas une « exacte représentation du monde réel[2] ». Son usage doit donc être critique ; on ne peut l'utiliser sans connaître les conditions de sa production, sans s'inquiéter des critères qui ont servi à définir les découpages qu'elle met en œuvre

Ici doit être écartée une équivoque. Certains, déçus de voir que la statistique ne répond pas aux exigences de l'« objectivité » -exigences chimériques, auxquelles elle serait bien en peine de répondre -, en déduisent un peu vite qu'elle n'a rien à voir avec le réel et qu'il faut donc la rejeter. Tout apprenti philosophe a cru faire une grande découverte le jour où il s'est dit : « Les faits sont construits » ; mais l'énoncé de cette phrase, qui sans doute n'est pas fausse, embrouille les idées plus qu'il ne les clarifie. Revenons au ras de notre métaphore. La grille conceptuelle dont l'automobiliste se sert pour conduire est, certes, construite ; mais les faits qu'il observe, eux, ne le sont pas : le fait que le feu soit rouge, vert ou orange ne dépend pas de la grille conceptuelle, qui est simplement construite pour accueillir l'une de ces trois possibilités. Il y a un principe de réalité à la racine de toute observation : dans ses résultats, c'est bien le monde lui-même qui se reflète, d'une façon certes partielle, mais authentique. Que l'observation doive, par ailleurs, être située, relativisée, critiquée, n'enlève rien à la portée de ce principe[3]. Celui qui, tout en observant, ne pose pas ce principe, prend une position absurde puisqu'il nie ce qui est impliqué par son action.

Nous pouvons maintenant énoncer ce qui, selon nous, définit la démarche de la statistique : c'est une méthode d'observation critique, destinée à alimenter le raisonnement auquel elle fournit à la fois des grilles conceptuelles et des mesures effectuées selon ces grilles. Ainsi définie, elle apparaît comme une étape dans la démarche rationnelle : pour que la démarche soit complète, il faut que concepts et observations soient situés dans une architecture théorique, que l'on énonce des relations entre eux. Lorsqu'on observe le revenu des ménages et leur consommation, on fait de la statistique ; lorsqu'on postule qu'il existe entre ces deux quantités une relation C = f(R), on énonce une proposition théorique. C'est par la médiation du raisonnement que la statistique peut avoir des conséquences dans l'action ; son articulation avec la théorie est donc essentielle pour assurer sa pertinence. En retour, elle apporte à la théorie des compléments indispensables. La pure algèbre des concepts, lorsqu'elle exclut toute confrontation avec l'observation, aboutit souvent à des impasses. Par exemple : si un commerçant augmente ses prix plus que ne le font ses concurrents, il fera un bénéfice unitaire plus élevé ; mais par ailleurs il vendra moins d'unités, car les concurrents lui prendront des clients. Quelle sera l'évolution de son bénéfice ? Ici la théorie pure s'arrête : sans quantification, il est impossible de dire lequel des deux effets l'emportera dans le cas précis que l'on étudie. Pour répondre, il faut disposer de séries chiffrées, qui permettent de calculer l'élasticité des ventes au prix relatif. Cet exemple peut paraître bien banal ; lorsqu'on l'applique aux exportations et à leur prix, il prend cependant une dimension politique non négligeable. Il illustre en tout cas une situation fréquente : les conséquences d'une décision sont multiples et de signes contraires ; seul le calcul permet de déterminer le signe de l'effet résultant, et donc de prolonger le raisonnement jusque dans ses conséquences qualitatives.

Reprenons une dernière fois notre métaphore : voir que le feu est rouge est indispensable ; mais cette perception, pour provoquer l'acte du freinage, doit être suivie de plusieurs autres étapes : raisonnement (le feu rouge signifie qu'il faut s'arrêter), décision (je veux m'arrêter), capacité physique enfin d'appuyer sur le frein et d'arrêter effectivement le véhicule. Pour passer de la métaphore, et des simplifications qu'elle autorise, à la démarche de la statistique, d'importantes transpositions sont nécessaires, qui soulèvent autant de difficultés. La statistique n'est pas l'instrument d'observation d'un individu confronté à une tâche précise ; elle est censée au contraire servir à l'ensemble du corps social, et aider chacun à mieux connaître la société dans laquelle il vit afin d'éclairer son action. La question de la pertinence devient alors redoutable, car le corps social en question, loin d'être homogène, est traversé par des conflits. L'action qu'il s'agit d'éclairer ne se définit pas avec précision ; les théories à l’œuvre sont multiples ; la production, la transmission, l'interprétation de l'information sont fortement institutionnalisées, et il en résulte des médiations confuses. Dans ces conditions, la tâche statisticienne ne se justifie que si elle part d'un postulat optimiste : par delà les difficultés intellectuelles ou institutionnelles, on aide à l'accouchement de l'histoire, on prépare les voies de son évolution lorsqu'on donne à la société les moyens d'accéder à cette connaissance de soi sans laquelle il n'y a pas de maturité politique ou civique.

Tel est, pour être clair, le postulat dont nous partons pour notre part. D'autres postulats sont logiquement possibles ; et, de fait, la statistique est impliquée dans tout un réseau d'échelles de valeurs, contradictoires en partie. Sa place dans notre culture en est rendue particulièrement ambiguë.

Situation culturelle

On ne s'étonnera sans doute pas de trouver, au fondement des échelles de valeurs impliquées par la statistique, ces influences religieuses qui ont si fortement modelé toutes les cultures. Ici nous allons avancer quelques hypothèses, qui paraîtront peut-être sommaires aux lecteurs de cette revue : quoi qu'il en soit de la qualité de leur formulation, elles nous paraissent éclairantes.

La tradition la plus ancienne de la statistique, qui remonte aux grands empires de l'antiquité et de l'Amérique précolombienne[4], en fait un auxiliaire de la gestion de l'Empire : pour lever les impôts, recruter une armée, organiser de grands travaux - bref, pour exploiter la population sans pour autant compromettre son renouvellement -, l'Empire fait réaliser des recensements des hommes et des ressources. Associée à la vie même de l'Empire, la statistique reçoit un reflet du culte religieux dont celui-ci est l'objet ; elle est établie et conservée par des initiés remplissant une fonction sacrée. De nos jours on retrouve comme un écho de la statistique impériale dans une certaine façon très administrative de considérer la statistique, et dans cet adjectif « officiel » que l'on adjoint si volontiers à la tâche statisticienne.

Dans les temps modernes, l'implication religieuse de la statistique ne se dénoue pas mais s'enrichit de nuances nouvelles. Globalement, on peut aujourd'hui constater que la statistique est fort bien considérée dans les pays de tradition protestante comme la Suède, la Grande-Bretagne, le Canada, et qu'elle l'est beaucoup moins dans les pays latins comme l'Italie et l'Espagne, la France constituant un cas intermédiaire. je proposerais volontiers le schéma suivant, qui n'a bien sûr aucune prétention théologique. On connaît la thèse de Max Weber[5] sur l'influence de l'éthique protestante en économie, et particulièrement sur l'influence de l'idée de prédestination. L'homme anxieux de savoir s'il est un élu ou un réprouvé interprète sa réussite comme un signe d'élection divine, car il suppose que Dieu favorise les élus ; il investit donc dans ses affaires toute son énergie et son angoisse. Cette angoisse est aussi investie dans la comptabilité : seule une comptabilité intelligemment conçue et rigoureusement appliquée permet de savoir, par delà des apparences qui peuvent tromper, si l'entreprise marche bien ou mal. Le comptable n'est pas, dans l'entreprise, un personnage subalterne exécutant de médiocres écritures : sa fonction est vitale, et même, pour parler précisément, elle est sacrée pour l'entrepreneur, puisque la vie éternelle de celui-ci est indirectement impliquée dans les résultats de la comptabilité. Cette attitude individuelle envers le résultat numérique rigoureusement défini et établi prépare les esprits à étudier la société selon les mêmes procédés ; une partie au moins du prestige accordé à la comptabilité rejaillit sur la statistique.

Dans les pays latins, par contre, l'angoisse de la prédestination n'existe pas. La religion catholique, hiérarchique et relationnelle, remet à chacun ses péchés grâce au sacrement de la pénitence ; de sorte que, pour dire les choses bien simplement, il suffit d'acquérir et de garder de bonnes relations dans le corps ecclésial pour être assuré de son salut. Certes, une telle proposition ne serait cautionnée par aucun théologien : mais il suffit, pour qu'elle ait une consistance sociologique, qu'elle ait été vécue par le plus grand nombre ; et ce fait nous paraît peu contestable. La valorisation de l'aspect relationnel a de nombreuses conséquences. Le discours littéraire, avec sa puissance de communication et son imprécision, est préféré au chiffre, qui a des qualités opposées ; la comptabilité est conçue d'abord comme un élément d'une stratégie relationnelle (avec les actionnaires, le fisc) et secondairement comme un outil de connaissance. Le chiffre, devenu simple argument pour convaincre ou séduire, doit être souple et complaisant, et surtout pas trop rigoureux : mais, par contre, il importe qu'il ait l'air rigoureux, car sinon il ne serait pas convaincant. Il sera bien entendu qu'une partie statistique est indispensable dans tout dossier sérieux ; mais il sera également entendu qu'on ne peut et doit faire aucune confiance à la statistique.

Le jeu de l'opposition binaire que nous venons d'évoquer est compliqué, notamment en France, par une tradition qui vient jouer en faveur de la statistique. Fortement marquée par l'influence de Descartes, elle peut prendre des formes différentes, selon qu'elle se conforme aux exigences de l'intentionnalité rationnelle, ou qu'elle dégénère en scientisme.

La tradition « rationnelle », que l'on peut faire remonter au Quattrocento italien, voit dans la statistique un outil d'observation et de connaissance, agencé aux fins d'une démarche qui explore et reconstruit intellectuellement le monde en vue d'agir sur lui. Cet objectif - la connaissance du réel social, scientifiquement éprouvée - a été souvent évoqué par les statisticiens pour fonder leur démarche. Mais il n'apparaît pas qu'ils aient souvent été jusqu'au bout des exigences qu'il implique : ils se sont rarement interrogés sur le choix des objets sur lesquels il convenait de faire porter l'effort de connaissance. F. Bédarida a relevé l'inconséquence de ces statisticiens anglais du XIXème siècle, qui prétendaient à la fois s'attacher à la « connaissance des faits » exclusivement de toute opinion et travailler dans un souci d'action et d'efficacité : que ce souci lui-même conduise à des choix en ce qui concerne les objets et la façon de les aborder, et donc qu'il implique des « opinions », voilà qui ne semble pas les avoir effleurés[6] - de même que cela n'effleure guère certains statisticiens du XXème siècle.

Puis vient l'échelle de valeurs scientiste, particulièrement présente en France, et qui dérive d'une interprétation de la pensée de Descartes, dont Saint-Simon puis Auguste Comte ont tiré les conclusions en imaginant une société technocratique. Le postulat scientiste est celui de l'adéquation de la pensée et de l'action. Une fois ce postulat admis, il conduit à nier l'existence réelle de ce qui ne peut pas être mis sous la forme de pensées claires et distinctes ; il conduit aussi à penser que l'ensemble du problème humain peut être traité par la voie scientifique. La statistique se prête bien aux prétentions scientistes, car elle procure de la réalité sociale une image chiffrée, utilisable dans le calcul, et dont on peut prétendre qu'elle représente la réalité.

Cependant, l'ambition scientiste est vouée à l'échec, car « la science, toujours fissurée, ne domine et n'explique pas l'agir, lequel ne se réduit jamais au déterminisme des phénomènes dompté et utilisé par notre pensée et pour nos besoins[7] ».

Toutes ces traditions existent, et fonctionnent simultanément. Ainsi la démarche proprement technique de la statistique, dont l'exposé peut se faire sans ambiguïté, est insérée dans des champs de valeurs multiples et contradictoires entre eux. Du coup, le débat sur la statistique est souvent confus. La confusion s'accroît encore lorsque la statistique devient un enjeu, par exemple dans une lutte entre des fractions du corps social revendiquant chacune la représentation de l'intérêt général : alors, à la complexité initiale de la question, s'ajoute encore le brouillage provoqué par des polémiques intéressées.

Situation historique

Les références intellectuelles et culturelles qui précèdent nous permettent de situer l'évolution historique concrète de la statistique, ainsi que les traditions qui la traversent. L'institution statistique française actuelle emploie 10 000 personnes, dont les trois quarts travaillent à l'INSEE, le quart restant étant employé par des ministères techniques, des organisations patronales ou syndicales, des organismes d'étude ou de recherche. Ses origines sont anciennes, mais on peut, pour être bref, se concentrer sur la période qui commence en 1940 : avant cette date, en effet, la statistique n'employait que quelques dizaines de personnes[8].

La tradition la plus ancienne se réfère à la conception scientifique de la statistique ; la mission de la Statistique Générale de la France était conçue par ses responsables en termes très idéalistes : « elle ne doit avoir aucun autre souci que la recherche scientifique, aucun autre but que la découverte de la vérité[9] ». Cependant, la poursuite de ce but par une équipe de petite taille nécessitait que l'on fit des choix, car on ne pouvait tout observer. Alors les textes évoquent la « demande d'information », sans préciser de qui elle émane, ni selon quels critères elle est triée : la représentation idéaliste que le statisticien se fait de son métier lui interdit de discerner l'insertion sociale de son travail. Cultivant sa technique sans s'interroger sur les forces au service desquelles il se met, il mérite les invectives que Bernanos adresse au technicien « imbécile[10] » : en 1941, le directeur de la statistique générale de la France proposera aux autorités de Vichy de réaliser un dénombrement des juifs[11]. De nos jours encore, cette tradition « scientifique » est évoquée pour justifier l'existence et les démarches de la statistique ; elle se réduit bien souvent à une représentation purement technique, exclusive de et même hostile à toute préoccupation politique ou historique. Elle fonde une déontologie qui risque de laisser le statisticien désarmé face à des situations cruciales, et de le conduire à poser des actes qui l'engagent et le jugent alors même qu'il ne posséderait pas les éléments lui permettant de décider en pleine clarté.

La tradition « impériale » de la statistique est présente dans de grosses opérations, dont le caractère « sacré » se manifeste par l'énormité des crédits qui leur sont consacrés : recensement de la population, fichier des entreprises et fichier des personnes. Dans les projets qui sont à l'origine de ces deux dernières opérations, conçus pendant l'occupation, se manifeste une conception administrative et dirigiste de la statistique qui impressionne par sa cohérence. Par exemple, il était prévu de tenir constamment à jour un fichier complet de la population, indiquant pour chaque individu l'état-civil, l'adresse, l'activité professionnelle, ainsi que des renseignements d'ordre familial, juridique, médical, etc. Le recensement de la population pouvait être réalisé à tout instant, par exploitation de ce fichier[12]. Ce genre de travail nécessite une organisation très bureaucratique, car il faut une armée d'employés pour gérer et mettre à jour ce fichier. Si ces projets n'ont pas été pleinement réalisés, ils ont défini un certain style qui existe effectivement dans l'institution statistique ; on peut penser que ce type d'organisation ne permet pas la mobilisation la plus intelligente ni la plus efficace de la force de travail et de l'imagination des personnes qui y sont employées.

Troisième tradition : celle de la comptabilité nationale, et des modèles et études économiques. Elle aussi trouve, en France, son origine pendant l'occupation, avec une référence clairement dirigiste : le premier texte mentionnant le projet d'une comptabilité nationale comporte un parallèle entre la direction de l'économie et celle d'une entreprise, l'une comme l'autre ayant besoin d'une comptabilité pour être gérée[13]. Dans le courant des années cinquante, les techniciens qui mettent au point les concepts et les méthodes de comptabilité nationale sont influencés à la fois par la pensée de Marx et celle de Keynes[14] ; il en est de même pour ceux qui, dans les années soixante, conçoivent les premiers modèles macro-économiques français.

Sur le plan technique, la tradition de la comptabilité nationale est en rupture avec l'ancienne tradition statistique : comme il s'agit de dresser un tableau complet de la situation économique, les lacunes de l'observation seront comblées par des procédures d'estimation, de ventilation ou d'arbitrage que le statisticien « pur » considère avec réprobation. Sur le plan intellectuel, il s'agit d'une tentative très intéressante pour relier dans une même démarche la théorie, l'observation numérique et la politique économique. Cette tentative, qui trouve à la fois un écho institutionnel et une légitimation dans le développement de la planification « à la française », est fondée sur un rationalisme optimiste, qui affirme la nécessité et postule l'efficacité d'une claire connaissance des mécanismes économiques non seulement pour la direction politique, mais pour le débat social lui-même. Chacun sans doute est libre de refuser ce postulat optimiste auquel, tout compte fait, nous donnons notre adhésion[15] ; on ne peut en tout cas refuser de reconnaître qu'il y a dans cette tentative une ambition qui ne manque pas d'allure.

Cependant, la comptabilité nationale est devenue, dans le courant des années soixante, une énorme machine plutôt rigide. A la petite équipe d'experts qui se « crevaient » à la tâche mais trouvaient dans cette tâche un plaisir qui récompensait largement leur effort, a succédé une organisation impliquant plusieurs services, dont les relations sont contractuelles et codifiées. Dès lors, la remise en cause des concepts et des méthodes, indispensable pour assurer l'évolution de cet instrument, devient très difficile car elle apparaît comme une mise en cause des institutions. Une telle situation compromet l'enthousiasme ou l'optimisme qui sont pourtant à la racine même de la comptabilité nationale. Cette crise de croissance fut encore aggravée lorsque, à partir de 1975, la politique économique « libérale » de M. Giscard d'Estaing tourna le dos aux démarches de la planification. Une bonne part des travaux de modélisation, de comptabilité nationale et de statistique fut privée de son but final ; cela n'empêcha pas l'institution de continuer à fonctionner, l'inertie aidant : mais les esprits étaient inquiets. A terme, la poursuite de cette politique conduisait à un repli des travaux eux-mêmes et, sous couvert de « pluralisme[16] »  (slogan irréfutable et vraiment bien trouvé), pouvait conduire à un éclatement de l'institution statistique dont une partie aurait été privatisée. Les élections de mai 1981 changent la perspective politique, mais il est trop tôt encore pour savoir quelles seront leurs conséquences sur la statistique.

Les trois traditions que nous venons d'évoquer (« scientifique », « impériale », « comptabilité nationale ») se superposent dans l'INSEE comme des liquides non miscibles. Les langages, les échelles de valeur sont posés l'un à côté de l'autre, et il y a peu de dialogue. La jeunesse de l'institution statistique y est sans doute pour quelque chose : il faut du temps pour que les dialectiques nécessaires puissent se nouer. Le soin que l'on y met à fuir les occasions de conflit, s'il permet à des hommes fondamentalement différents de cohabiter agréablement, a aussi peut-être pour inconvénient, d'ajourner indéfiniment cette maturation.

Telles qu'elles sont, et malgré les limites que chacune comporte, ces traditions sont une richesse. Chacune, dans son ordre, a permis l'élaboration d'un savoir-faire particulier et précieux. La jeunesse de l'institution, le haut niveau intellectuel des personnes qui la composent, et même les mécontentements et frustrations que certains ressentent, tout cela enveloppe la promesse d'une évolution future ; l'histoire n'est pas close. Il ne nous est pas possible de dire quel chemin elle prendra, ni si elle prendra un bon chemin ; mais nous sommes libres d'indiquer l'itinéraire qui nous paraîtrait le plus intéressant. Le voici.

Si l'on prend rigoureusement au sérieux les exigences de l'intentionnalité rationnelle, le formalisme des institutions et des instruments logiques doit être placé à sa vraie place, qui est purement instrumentale ; le respect qui doit lui être accordé est, ni plus ni moins, celui que l'on accorde à un outil. Par contre, la première place devrait être prise par ce monde qu'il s'agit d'observer, par les problèmes qu'il pose, par l'action que l'on exerce sur lui, par la responsabilité que cette action engage. Alors, par-delà les exigences quotidiennes liées à l'exercice des divers savoir-faire professionnels, on accordera la plus grande attention à leurs implications théoriques et historiques. A côté de ses compétences techniques, le statisticien devra développer un jugement historique, une connaissance des utilisations de ses produits dans les élaborations théoriques, qui lui permettront d'éclairer au mieux l'exercice de cette responsabilité.

En énonçant que la démarche historique est rationnellement essentielle pour la statistique, nous sommes bien conscients de porter contradiction, du sein même de la discipline la plus numérique qui soit, à tout un mouvement d'idées qui ferait de leur « numérisation » le critère de la « scientifisation » des sciences humaines. Les partisans de cette « numérisation » feraient bien d'écouter le témoignage des statisticiens, qui sont bien placés, on nous l'accordera, pour parler des apports du nombre, et aussi des limites de cet apport.

Problèmes actuels

Nous avons montré que la situation de la statistique était évolutive et complexe. Il est inévitable qu'il en résulte actuellement des problèmes dont certains sont irritants. L'existence même de ces problèmes, les défis qu'ils posent aux statisticiens, sont des gages de l'évolution future. Aussi faut-il les voir bien en face, et non en détourner les yeux.

D'abord, la statistique a des pudeurs qui, lorsqu'on y regarde de près, ont toutes des raisons de caste ou de classe : les privilégiés s'emploient, toujours, à masquer leurs privilèges. C'est ainsi que l'on connaît très mal les revenus non salariaux et les patrimoines, sur lesquels on ne dispose que de sources fiscales polluées par la fraude. Il est techniquement possible, bien que difficile, d'organiser une observation plus rigoureuse : les moyens de réaliser ces travaux n'ont pas été mis en place en raison de blocages culturels et politiques[17]. De même, on ignore comment sont réparties les primes des fonctionnaires. Les aides de l'Etat aux entreprises sont moins bien connues que les crédits accordés par les banques. Le fonctionnement des groupes d'entreprise, et notamment les échanges entre la partie nationale et la partie étrangère des multinationales, sont mal connus. De façon générale, la face interne de l'entreprise (organisation du travail, formation professionnelle « sur le tas » et qualifications de fait, carrières individuelles, structures de décision) est mal observée par l'appareil statistique ; tout se passe comme si le lieu de travail, sur lequel chacun passe l'essentiel de son temps, était considéré comme l'affaire de l'entreprise, non celle du citoyen. Chose encore plus étonnante : les statistiques industrielles sont, pour la plupart, établies par des organismes patronaux, l'administration se limitant à un rôle d'organisation et de coordination technique. Ces « pudeurs » ont résisté aux efforts de ceux qui voulaient les surmonter. Elles sont maintenues par de robustes rapports de force institutionnels : la mise en perspective historique de la statistique permet d'éclairer ces rapports de force, et de rendre plus efficace la lutte sur ce terrain. Il ne faut pas ici être angélique : la clarté ne s'obtient qu'au terme d'un combat difficile.

Certaines statistiques ont une résonance politique : indice des prix, niveau du chômage, solde de la balance commerciale, pouvoir d'achat des agriculteurs, etc. Tout pouvoir politique, même s'il a une position de principe favorable à long terme au développement de l'information statistique, a tendance à demander qu'à court terme on lui épargne les embarras, les discussions provoquées par la publication de chiffres gênants. Les interventions peuvent prendre diverses formes : retouches apportées à un commentaire (le mot « crise » a longtemps été mal vu), retard de quelques jours apporté à une publication (ou accélération de la publication si elle est favorable), écho très sélectif donné aux divers nombres publiés par les media contrôlés par les pouvoirs publics (télévision). Les truquages portent sur le commentaire, la présentation, l'explication ; nous n'avons pas connaissance d'une occasion où un statisticien aurait « truqué ses chiffres » ; mais il est arrivé qu'un ministre agisse directement pour obtenir, par voie administrative, qu'un indicateur aille dans le « bon sens » : ainsi la gestion de l'ANPE fut opportunément modifiée avant les élections de 1978 ; ainsi le ministre des Finances est intervenu en 1976 auprès d'EDF pour limiter la hausse de l'indice des prix. Les efforts que l'on fait pour déformer la statistique sont l'un de ces hommages que le vice rend parfois à la vertu : se donnerait-on autant de peine si elle n'apportait rien ? Le fameux indice des prix de l'INSEE, dont on a dit tant de mal, a au moins le mérite de montrer l'ordre de grandeur de l'augmentation ; s'il n'avait pas existé, il se serait bien trouvé un ministre pour dire qu'ils baissaient en tirant argument de quelque résultat saisonnier ou accidentel. Sans doute est-il dans la nature des choses que des conflits apparaissent ainsi de temps à autre entre le politique et le statistique : là aussi, le statisticien se tirera d'autant mieux d'affaire qu'il aura davantage aiguisé son sens historique.

Un résultat statistique ne peut, en toute rigueur, être utilisé et cité qu'avec des précautions, afin d'éviter toute erreur sur sa signification. En outre, les gens allergiques aux chiffres sont si nombreux que l'on ne devrait avancer des nombres qu'avec beaucoup de délicatesse, et seulement lorsqu'ils sont indispensables comme illustration ou étape du raisonnement. L'usage indiscret et pédant de la statistique, l'avalanche de nombres dont on stupéfie (à tous les sens du mot) l'auditoire ou le contradicteur, c'est au fond une malhonnêteté, même lorsque les chiffres cités sont exacts : car on utilise alors la statistique non pour éclairer, mais pour en imposer. On devrait prendre l'habitude de couvrir le cuistre, qui assomme tout le monde avec des nombres, d'un tel flot de quolibets et de questions insidieuses qu'il réfléchirait deux fois avant de recommencer : au lieu de cela, on lui accorde des succès faciles qui l'encouragent.

On ne peut bien sûr reprocher aux publications statistiques de contenir des nombres : c'est leur rôle. On peut cependant les trouver souvent mal présentées. Une compilation de tableaux, précédée d'une présentation « méthodologique » (constitution de l'échantillon, contenu du questionnaire, déroulement de l'enquête, nomenclatures), voilà le pauvre produit auquel aboutit fréquemment un long travail d'excellente qualité technique. Pour être utilisable, la statistique doit être sobre, claire, commentée. Le nombre ne parle que s'il est non paraphrasé mais situé et confronté avec d'autres : l'auteur de l'enquête est mieux placé que quiconque pour se livrer, le premier, à cet exercice - et montrer la voie aux autres utilisateurs. Il doit surmonter cette timidité pédante qui le pousse à accumuler les réserves et mises en garde, à exhiber le formulaire de ses calculs, tout en se gardant de l'effort de synthèse qui permettrait de présenter une conclusion claire. Le productivisme du chiffre est stérile, parce qu'il s'accompagne toujours d'une certaine paresse de l'imagination et de l'esprit critique.

Voici enfin le problème que nous considérons comme le plus difficile et le plus important. Il y a, de fait, coupure entre la statistique et ses utilisations théoriques. Cette coupure est paradoxale puisque l'institution statistique associe, dans le même organisme, des statisticiens, des comptables nationaux et des économistes : le fait est là cependant. Chacun est tellement occupé par ses propres problèmes qu'il se comporte comme s'il voulait ignorer les contraintes subies par l'autre. Il y a coupure entre le statisticien et le comptable national, car les cadres conceptuels de la comptabilité nationale sont choisis indépendamment des possibilités de l'observation ; il y a coupure entre les comptables nationaux et les économistes qui utilisent les comptes sans se soucier vraiment des conditions de leur production. Ces coupures s'expliquent : le dialogue entre les théoriciens et les statisticiens nécessite de longs délais de réponse, en raison de la lenteur avec laquelle l'appareil statistique évolue : il faut une dizaine d'années pour concevoir, expérimenter et « roder » une nouvelle enquête de quelque ampleur ; et les résultats ne seront utilisables par l'économiste que lorsque celui-ci disposera d'une « série » sur plusieurs années. Le théoricien individuel, qui travaille dans une perspective de quelques années au plus, vitupère la statistique et ses défauts car il ne comprend pas qu'il lui faille aussi longtemps pour sortir de l'ornière. Pour que le dialogue entre la théorie et l'observation se fasse, il faut qu'il soit institutionnel, situé dans une perspective longue ; cela aussi demande un certain sens historique. L'enjeu est d'importance ; en effet, si l'on considère ces sciences de la nature auxquelles on aime tant à se référer, on peut, parmi d'autres critères de scientificité, énoncer celui-ci : c'est du jour où elles ont mis la relation entre théorie et observation au cœur même de leur démarche qu'elles ont mérité le titre de science[18].

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Ainsi la statistique se situe dans un contexte culturel et historique. Son évolution est un enjeu, non seulement pour la connaissance pure, mais pour le corps social lui-même : la statistique lui fournit le langage dans lequel il se décrit ; elle rend l'objet social pensable - condition nécessaire pour qu'il soit transformable...

Il est peu surprenant que les hommes d'un tempérament conservateur la considèrent avec méfiance. Cependant, comme le disait Péguy, il n'y a pas de pire ennemi qu'un certain type d'ami maladroit. Le technicisme étroit, la maniaquerie numérique, le scientisme naïf sont autant de risques pour les statisticiens. Ils ne peuvent les combattre qu'en cultivant leur sens historique et politique : exigence élevée certes, paradoxale peut-être, mais qui nous semble impliquée par la recherche d'une scientificité authentique.


[1] Les contraintes techniques de la mesure obligent à donner aux concepts statistiques une précision formelle et explicite que l'on n'exige pas au même point lorsqu'il s'agit de concepts impliqués dans une démarche purement théorique. Cette précision, cette explicitation ne sont pas au désavantage des concepts statistiques, au contraire.

[2] Définition de l’objectivité selon Auguste Comte, qui correspond assez bien à l’acception courante du mot ; elle masque l’exercice d’un sens commun pétri de préjugés.

[3] Ici, on peut sans doute de nouveau parler d'objectivité , mais dans un autre sens du mot : il s'agit simplement de rigueur et d'honnêteté intellectuelle, exigences auxquelles on ne saurait se soustraire.

[4] J. Hecht, " L'idée de dénombrement jusqu'à la Révolution ", in Pour une histoire de la statistique, INSEE, 1977.

[5] Max Weber, " L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme ", 1920.

[6] F. Bédarida, " Statistique et société en Angleterre au XIXème siècle ", in Pour une histoire de la statistique, INSEE, 1977.

[7] Maurice Blondel, L'Action, 1897.

[8] On trouvera une description plus complète de l'histoire de l'institution statistique dans M. Volle, Le Métier de statisticien, Hachette, 1980.

[9] M. Huber, " Quarante années de la S.G.F. ", Journal de la société de statistique de Paris, 1937.

[10]  Georges Bernanos, La France contre Les robots.

[11]  J. Billig, Le Commissariat aux questions juives, Paris, 1957.

[12] R. Carmille, La Mécanographie dans les administrations, recueil Sirey, 1942.

[13] A. Vincent, L'Organisation dans l'entreprise et dans la Nation, 1941.

[14] F. Fourquet, Les Comptes de la Puissance, Encres, 1980.

[15] Le postulat sceptique qu'on peut lui opposer (vanité de tout effort de connaissance) n'est pas plus vraisemblable, et il a en outre l'inconvénient d'éteindre l'enthousiasme et de décourager les travaux qu'au contraire le postulat optimiste suscite.

[16] René Lenoir et Baudoin Prot, L'information économique et sociale, La Documentation Française, 1979.

[17] Chose étonnante : l'administration fiscale, qui a une mission répressive, possède des pouvoirs d'investigation plus étendus que la statistique, qui pourtant ne considère l'information individuelle que comme une étape dans l'élaboration de résultats globaux, et garantit le secret.

[18] « C’est dans cette position centrale que la dialectique de la raison et de la technique trouve son efficacité » (G. Bachelard, Le Rationalisme appliqué, P.U.F., 1949).