(Interview publiée dans Sud-Ouest, mardi 5 décembre 2000)
Sud-Ouest : Êtes-vous surpris par le rythme de croissance
d'Internet, à l'échelle mondiale ?
Michel Volle : Pas tellement. Car à partir du moment où
l'informatique se développait partout, il fallait bien un réseau - ou plutôt
un ensemble de réseaux - pour connecter les ordinateurs. Il y a eu concurrence
entre plusieurs protocoles de communication, mais celui utilisé par l'Internet
a l'avantage d'être simple et robuste.
SO : Pourquoi les choses sont-elles allées moins vite en
France qu'aux États-Unis ?
MV : Aux Etats-Unis, les technologies disponibles ont été
retenues par les entreprises en fonction de leur efficacité puis mises en
œuvre rapidement. En France, les réticences des grands groupes ont mis
obstacle à la diffusion de l'Internet. L'existence du Minitel - qui avait
pourtant constitué une magnifique avance française - a fonctionné comme un
frein. France Telecom a craint de perdre des milliards de chiffre d'affaire
annuel, et les nombreuses entreprises qui fournissent des services payants sur
le Minitel ont eu peur de perdre les des ressources ainsi collectées. Avec
l'Internet, on ne fait pas payer par le client la relation commerciale, alors
que le Minitel avait encouragé cette pratique d'ailleurs anti-économique.
SO : D'une façon générale, les dirigeants d'entreprise
français ont donc tardé à déceler les potentialités et les implications
d'Internet ?
MV : Beaucoup se sont en effet retranchés derrière de
mauvaises raisons. Ils ont par exemple invoqué le faible nombre de personnes
raccordées. Mais on voit aujourd'hui que cet argument ne tenait pas la route,
puisque la pénétration a rapidement augmenté. Certains ont aussi affirmé que
leurs salariés ne s'adapteraient pas au micro-ordinateur, qui exigerait des
compétences élevées. Mais on voit aujourd'hui que leurs assistantes sont
beaucoup plus expertes que les dirigeants dans ce domaine : la maîtrise de
l'utilisation de l'informatique n'est pas réservée aux cadres dirigeants. La
maîtrise de la programmation, c'est différent : elle réclame expertise et
expérience spécialisées.
Cette
myopie tient, je crois dans une large mesure à la formation des dirigeants,
notamment dans les grandes entreprises. Beaucoup d'entre eux sont modelés par
le type de culture administrative que l'on assimile à l'ENA. Ils raisonnent en
politiques. Ils ont eu tendance à mépriser ce qui leur paraissait un simple
instrument utilisé par des exécutants. Beaucoup n'ont pas vu qu'il s'agissait
d'un nouveau média ; il a ses plus et ses moins, mais, comme tous les
autres médias, il affecte profondément la vie des entreprises et de la
société.
SO : Ces blocages semblent avoir disparu ?
MV : En effet. Depuis la fin de 1999, l'Internet est devenu
à la mode. Les start-ups ont été mises sur le pavois. Cet engouement a
suscité pas mal de mauvaises surprises, et aussi d'escroqueries. Les effets de
mode sont propices à la prolifération des escrocs. Mais, au-delà de toute la
mousse, et de tout le bruit qu'elle a engendrés, cette irruption d'Internet
dans le paysage français a du bon. Il était nécessaire que la masse de la
population prenne conscience de l'importance du phénomène.
SO : Les entreprises suivent-elles maintenant le mouvement ?
MV : Sur ce point, il y a eu un changement radical. Certains
dirigeants qui freinaient auparavant des quatre fers ont soudain exigé que
leurs filiales mettent en place des stratégies "e-business " dans un
délai de quelques mois. Mais souvent les modalités de définition et de mise
en œuvre de cette stratégie ont été mal définies. Les responsables ont
souvent une vision magique d'Internet. Ils croient que l'essentiel réside le
choix du bon logiciel, du bon "produit", et ils sous-estiment les
efforts d'organisation à accomplir. Et, sur ce plan, des publicités comme
celles d'IBM ont eu une influence néfaste. Quand j'entends parler de
l'"intelligence de la machine", ou de l'"intelligence du
réseau", ça me fait sourire. L'intelligence, elle est où elle a toujours
été : dans les têtes. On semble parfois s'imaginer qu'à partir du moment où
on a décidé de mettre en place une stratégie Internet, il n'y a plus besoin
de s'occuper des gens. Or c'est tout le contraire. La mise en place de
l'Internet demande, pour pouvoir transformer l'entreprise, beaucoup de finesse,
d'écoute, de respect envers les compétences et l'expertise acquises et qu'il
s'agit de valoriser.
SO : Quel type d'erreur constatez-vous dans le déploiement
des activités Internet des entreprises ?
MV : Fréquemment, la responsabilité de l'activité Internet
est confiée au directeur de la communication. Il met en ligne le rapport annuel
aux actionnaires, avec les photos des dirigeants, la carte de France montrant
l'emplacement des usines etc. Cela peut intéresser les actionnaires, qui sont
les propriétaires de l'entreprise. Mais les clients de l'entreprise attendent
tout autre chose d'un site Internet, qui peut permettre notamment de recomposer
l'ensemble du processus commercial de l'entreprise. Il faut donc que
l'entreprise discute avec ses vendeurs, affine la segmentation du marché et sa
compréhension des attentes des clients. Le marketing est essentiel. Trop
souvent, ce n'est pas ainsi que l'on procède.
SO : Internet change-t-il les impératifs de gestion des
entreprise et les modalités de la concurrence ?
MV : Internet poursuit et amplifie un phénomène qui
s'était déjà développé avec les progrès de l'informatique : la
"fonction de production à coût fixe". Dans une industrie
traditionnelle, une bonne part des coûts provient de la fabrication en
quantité, de la rémunération de la main d'œuvre nécessaire pour produire,
etc. Dans ce nouveau modèle économique, rien de tel. Une fois que vous avez
développé un logiciel, sa reproduction est pratiquement gratuite.
L'essentiel des coûts se concentre dans la conception. Il faut donc investir
énormément en phase initiale. Mais ensuite, si votre produit répond à une
attente du marché, vous pouvez, pendant un temps au moins, échapper à la
concurrence et bénéficier d'un gonflement du chiffre d'affaires sans engager
de coûts de production supplémentaires. Ce modèle implique d'énormes risques
initiaux. Mais il permet aux entreprises de se retrouver pendant un temps en
situation de monopole, ou de quasi-monopole, avec tous les profits que cela
procure.
SO : Nos économies sont-elles donc condamnées à voir
fleurir de nouveaux monopoles dans les principaux segments du marché ?
MV : Pas forcément. Car de nouveaux entrants peuvent faire
leur apparition sur le marché s'ils identifient les besoins latents d'un autre
segment de clientèle, et pour lui proposer de nouveaux produits. Pour réussir
dans cette " économie de la différenciation", il est donc important
d'animer une veille marketing permanente, afin d'identifier de nouveaux besoins.
SO : Cette " économie de la différenciation",
dont vous décrivez l'émergence, peut-elle être efficace et équitable ?
MV : Nos sociétés développées sont lancées dans une
dynamique très innovante, qui s'appuie sur des technologiques performantes.
Nous sommes en présence d'un puissant moteur de croissance, qui donne
aujourd'hui toute sa mesure aux États-Unis. Mais ce modèle présente aussi ses
revers et ses dangers. D'une part, compte tenu de la part de plus en plus
réduite de la production quantitative proprement dite dans l'emploi, il ne
garantit plus le plein emploi. Même si sur ce plan, la tendance est aujourd'hui
favorable, on peut s'attendre à des coups d'accordéon dans les années à
venir. Compte tenu des risques extrêmes encourus, ce modèle implique
également un danger de violence, de corruption, de manœuvres illégales. Il me
paraît donc important de disposer d'une législation et d'un appareil
judiciaire susceptibles de contenir des dérives dont nous voyons
quotidiennement des exemples.
SO : Dans ce contexte, quel peut être le rôle du pouvoir
politique ?
MV : Le politique peut et doit intervenir pour fournir les
outils juridiques nécessaires à la régulation de cette économie. Mais la
question qui se pose plus globalement, c'est celle du modèle de société dans
lequel nous souhaitons vivre. La pente naturelle de l'économie que je viens de
décrire mène vers une divergence de plus en plus forte entre pays riches et
pays pauvres, et aussi à l'intérieur même de nos économies développées. Si
l'on n'y prend garde, nous pouvons assister à une aggravation des exclusions,
à une rupture de la cohésion sociale, à une situation où les quartiers où
résident les classes aisées seront entourés de barrières et de miradors pour
les protéger des agressions des exclus. Mais nous avons le choix, car le volume
même des richesses créées par cette économie permet d'ouvrir d'autres
horizons. Dans notre société, en jouant sur la redistribution, la formation,
l'éducation il permet à la totalité de la population d'accéder au niveau de
vie de la classe moyenne. C'est, me semble-t-il, la voie dans laquelle il faut
s'engager. Il faut pour cela d'abord bien percevoir la possibilité de cette
voie, puis choisir de façon militante les valeurs qui lui correspondent :
sobriété, respect mutuel et, en un mot, sagesse.
Propos recueillis par Bernard Broustet