"Variances", revue des
anciens élèves de l'ENSAE, n° 17 de novembre 2000
E-conomie
Interview de Michel Volle (65)
sur son livre " e-conomie "publié en septembre
POUVEZ-VOUS VOUS PRÉSENTER EN
QUELQUES MOTS ?
Je suis Administrateur de l’INSEE
en disponibilité. J’ai été chef de la division Statistique des Entreprises,
puis de la division des Comptes Trimestriels.
De 82 à 83, j’étais au
cabinet du Ministère de la Fonction Publique.
En 83, on m’a proposé de
créer une mission d’études économiques au CNET, centre de recherche de
France Telecom. J’ai accepté cette mission avec plaisir, parce que je n’avais
jamais été satisfait de la façon dont nos modèles économiques traitaient l’innovation
(en utilisant un " trend de progrès technique "), et que je voulais
voir ce phénomène de plus près. J’ai pu me familiariser au CNET avec les
nouvelles technologies.
À l’époque j’ai commencé
à penser qu’il y avait un gap entre les possibilités des nouvelles
technologies et ce qu’en font les entreprises.
En 89, je quitte l’administration,
pour créer des entreprises de conseil. D’abord dans les télécommunications,
puis en systèmes d’information. Je me suis finalement spécialisé dans les
systèmes d’information. Je m’intéresse surtout à l’articulation entre l’information
et l’action.
PARLEZ-NOUS DE VOTRE ANALYSE DE
CETTE e-CONOMIE SUR LAQUELLE VOUS VENEZ D’ÉCRIRE UN LIVRE
J’avais travaillé avec
Michèle Debonneuil – du Commissariat au Plan – sur la théorie économique
de la concurrence imparfaite, notamment de la concurrence monopolistique. Il s’agissait
de trouver les clés pour comprendre l’économie des Nouvelles Technologies,
en partant des rendements croissants notamment.
A) La thèse soutenue était que
l’essentiel des phénomènes autour des Nouvelles Technologies s’explique
par les rendements croissants, par le fait qu’ils sont poussés au point que
le coût de production devienne indépendant de la quantité produite - c’est
ce que j’appelle " la fonction de production à coût fixe ".
Exemples :
1° Quand un logiciel est
développé, le copier sur une disquette ne coûte rien.
2° Ce qui revient cher dans les
puces électroniques, c’est leur fabrication. Leur reproduction ne coûte
quasiment rien. Le coût marginal ici encore est quasiment nul.
La différenciation des produits
est endogène à ce modèle : comme cette forme de fonction de production
suscite un monopole naturel, pour les entreprises qui ne sont pas " la plus
grande du secteur ", la seule manière de survivre est de différencier
leurs produits.
B) C’est une économie dans
laquelle le risque est très élevé : la totalité du coût de production est
dépensé avant le début de la fabrication. Il y a donc un côté dangereux
dans cette économie, même si elle est très productive et très efficace.
Ceci suscite une forme de
concurrence radicale.
C) Je pensais tenir une clef d’explication,
un vrai modèle. Il m’apparaissait que les études nombreuses et de qualité
publiées sur les nouvelles technologies n’analysaient que les conséquences.
Le Commissariat au Plan m’a offert de créer un groupe de travail sur la
Nouvelle Économie.
Une des conséquences de ces
hypothèses était que le capital (au sens large) devenait le seul facteur de
production. Le facteur travail n’existe en effet dans cette économie que sous
forme de stock. En effet, si tout le coût de production est dépensé en une
fois, il n’y a pas de flux de travail au cours de la production de masse. On
est dans une économie de stocks : le capital inclut le savoir, les compétences
humaines. J’ai décrit cela dans un ouvrage publié en 99, intitulé " L’économie
des Nouvelles Technologies ". Le groupe de travail s’était achevé en
98.
COMMENT SE DÉROULAIT CE GROUPE
DE TRAVAIL ?
Il était composé d’une
vingtaine de personnes. Nous avons travaillé sur un pré-modèle. Nous posions
des postulats, et travaillions par déduction. Il n’a pas été effectué de
simulation, de calibrage, nous n’avons pas poussé jusqu’à un modèle ECG -
Equilibre Calculable Général. J’étais en quelque sorte un joueur de tennis
face à 19 autres joueurs. J’ai été amené à préciser beaucoup d’éléments,
par exemple des présupposés sur les relations entre la morale et l’économie.
La violence dans cette économie pose en effet des problèmes moraux très
complexes, que les travaux de Rawls peuvent utilement éclairer, ainsi que la
philosophie de Husserl. Cette économie ne peut tolérer le " laisser-faire
" intégral. Il y a nécessité d’une innovation juridique, et même d’un
nouveau " savoir vivre ".
Cela m’a permis de voir
certaines des limites de la science économique :
D’une part elle considère
uniquement l’échange marchand. Elle ne traite pas d’une économie de
prédation, et ne considère pas la guerre comme moyen économique. L’économiste
risque d’être en panne d’outils face à cette nouvelle économie qui est
plutôt violente.
D’autre part, l’économiste
est guidé par le modèle d’Équilibre Général. Celui-ci postule l’efficacité
de l’entreprise, qui vise la maximisation de son profit ; il suppose résolus
la quasi-totalité des problèmes de l’entreprise – choix de l’organisation,
des processus de production, de la répartition des responsabilités au sein du
management etc. L’économiste est désarmé pour analyser les situations d’inefficacité
qui résultent de choix erronés.
Il existe en effet des
entreprises très inefficaces, en retard sur l’utilisation des nouvelles
technologies , ou mal dirigées, avec une organisation désuète, en proie aux
corporatismes, etc. La pathologie des entreprises provoque un blocage, et
constitue un obstacle au changement.
POURRIEZ-VOUS NOUS PARLER DE
VOTRE MÉTIER À PRÉSENT ?
Je suis un consultant
indépendant. Mes clients sont des dirigeants de grands établissements :
Air France, France Télécom, ANPE, DATAR , Plan, Caisse des Dépôts, Bouygues
Telecom, etc. Mon métier est l’aide à l’organisation des systèmes d’information.
C’est le lieu où la stratégie se concrétise, où la personnalité de l’entreprise
se manifeste, où son langage se construit. Il faut un bon système d’information
pour assister les opérateurs des processus opérationnels, pour équiper les
relations avec les fournisseurs, clients et partenaires. Les entreprises doivent
faire interpénétrer leurs systèmes d’information, ce qui soulève de
difficiles questions de sémantique. Des progrès importants sont réalisés
grâce aux langages Orientés Objet, aux architectures à trois niveaux, aux
outils de " middleware". L’innovation foisonne ; le mouvement des
logiciels ouverts est pour l’informatique une véritable cure de jouvence. Il
est difficile pour les entreprises de se retrouver dans une évolution aussi
rapide, et dans une offre aussi foisonnante.
PENSEZ-VOUS QUE CES LANGAGES SE
DÉVELOPPENT ? A L’ENSAE, LEUR ENSEIGNEMENT N’EST PAS MIS EN AVANT.
L’ " Unified Modeling
Language " est une des clefs du progrès, car ce langage permet aux
utilisateurs de modéliser leur système d’information selon une logique
Orientée Objet ; les spécifications ainsi produites fournissent un guide
efficace pour le développement, et permettent aux métiers de l’entreprise de
prendre la responsabilité de leur système d’information. Je participe à des
projets qui utilisent ces méthodes. Si dans la statistique leur usage ne s’est
pas semble-t-il vraiment développé, alors qu’ils pourraient y rendre de
grands services, les langages Orientés Objet sont une réalité très vivante
dans l’entreprise. Vous trouverez un graphique édifiant sur le site
www.lmarkets.com, qui compare l’évolution des offres d’emploi aux
Etats-Unis en programmation, par type de langage : la demande croît fortement
pour les programmeurs C++, Java, Perl, qui sont tous des langages de POO –
Programmation Orientée Objet (ndlr).
QUEL EST VOTRE SENTIMENT
PERSONNEL SUR LA NOUVELLE ÉCONOMIE, SUR LE E-COMMERCE PAR EXEMPLE ?
C’est un formidable vecteur de
développement. Ma bibliothèque est remplie de livres achetés sur amazon.com.
Le e-commerce est une forme de distribution très efficace et très commode,
même si l’on tient compte des problèmes bien connus que pose la boucle
finale de livraison des biens. Je crois à son succès durable, en ce sens que l’e-commerce
prendra une part significative du marché - mais pas 100 %, bien sûr. Ceci ne
veut pas dire que l’évaluation des entreprises d’e-commerce par les
marchés financiers me paraissent totalement raisonnables.
POURQUOI METTEZ-VOUS VOS TRAVAUX
SUR LE NET ?
J’ ai créé mon propre site
www.volle.com où je dépose mes travaux, je préfère qu’ils soient diffusés
plutôt que de rester sur mon disque dur ou sur mes étagères. J’y ai par
exemple stocké la totalité de mon livre " Le Métier de Statisticien
", et je touche ainsi des lecteurs du monde entier qui ignoraient l’existence
de cet ouvrage. En termes de communication, c’est très puissant : quand vous
publiez un livre, vous recevez une ou deux lettres de lecteurs. En diffusant sur
votre site, vous recevez deux ou trois messages par jour : ce sont des
propositions de collaboration, des questions d’étudiants ou de professeurs,
des demandes comme la vôtre.
VOUS N’AVEZ PAS DE CRAINTE QUE
L’ÉDITION ÉLECTRONIQUE NE PHAGOCYTE LE LIVRE ?
En tant qu’auteur, je n’en ai
pas. Il faut donner du contenu, et les lecteurs que cela intéresse achèteront
le livre parce qu’il est plus agréable de lire sur papier qu’à l’écran.
D’ailleurs on peut mettre sur un site beaucoup de choses que l’on ne publie
pas ; on peut aussi, en nourrissant chaque jour son site, accumuler des
matériaux que l’on recyclera ensuite dans un livre. C’est un cas
particulier de multimédia !
Merci d’avoir permis aux
lecteurs de Variances de mieux vous connaître, ils rejoindront nombreux, je l’espère,
les lecteurs de votre livre.
Propos recueillis par
E. RALAIMIADANA (CESS 96)
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