Commentaire sur :
Thomas Petzinger " Hard
Landing " Random House 1996
Ce livre raconte lhistoire du transport aérien
américain. Lauteur, journaliste au " Wall Street Journal ", a
interrogé les acteurs, dépouillé la documentation, et composé son texte selon les
procédés de lécriture cinématographique : flash-backs et montage nerveux
procédant par sauts entre des intrigues parallèles.
Le livre se lit dabord comme un roman, et son rythme
haletant tient le lecteur captif tard dans la nuit. Puis il se travaille : le crayon à la
main, on prend des repères et fait des recoupements.
Comme il est fondé sur des témoignages, cest plus un
document quune analyse. Lauteur nous fait participer aux réflexions de ceux
qui ont inventé le Yield Management, le ticketless etc. Cette approche
" génétique " présente un risque connu des historiens : elle incite
à réduire linnovation à lanecdote de son origine, et à négliger les
circonstances économiques, politiques et culturelles qui lui ont permis de
sépanouir. Il serait ainsi bien sommaire dexpliquer la déréglementation par
" lalliance entre un professeur de Harvard souhaitant devenir juge à la
Cour suprême, un sénateur voulant devenir président des Etats-Unis, et un hippie
reconverti cherchant à réussir son rendez-vous avec lHistoire ".
Cependant cette approche rend familière la démarche des inventeurs et incite à la
prolonger. Par ailleurs lauteur donne assez dindications sur le contexte pour
que le lecteur attentif puisse la compléter.
Linnovation sest faite ici sous la pression de
limpératif de survie. Un transporteur aérien chemine en effet sur une crête entre
deux gouffres : le conflit social, la concurrence par les prix. Beaucoup
dentreprises sont tombées (Braniff, Eastern, Pan Am, Air Florida, People Express,
etc.) ainsi que beaucoup de managers (Lorenzo, Burr, Borman, Ferris etc.). Tous les grands
acteurs de cette histoire ont disparu, à lexception de Wolf, Crandall et Kelleher.
Les personnages sont présentés dans une galerie de portraits
hauts en couleur.
Wolf, énigmatique, met lauteur un peu mal à laise.
Minutieux, méthodique, il dote United de routes " incroyablement
efficaces " Cest lexpert du réseau ... et des stock-options qui lui
font faire fortune.
Crandall, au physique de garde du corps et au langage plus
quénergique, est colérique et cérébral. Pour ses collaborateurs, " la
seule façon de le calmer, cest de lui opposer un argument rationnel ". Il
couple le système dinformation à lanalyse marketing. Il invente notamment le
yield management, qui lui permet dafficher un prix plus bas que ceux de la
concurrence tout en pratiquant un taux moyen coupon plus élevé, et le b-scale qui
impulse la croissance dAmerican.
Burr construit People Express sur " lamour du
prochain ", sans que lon puisse discerner chez lui la part de la
manipulation et celle de la sincérité. Il ne comprend pas assez vite limportance
du système dinformation et se fait évincer du marché après un démarrage rapide.
Bryan et Borman forment un couple digne de la tragédie grecque.
Laffrontement entre ces deux hommes de pouvoir, lun syndicaliste combatif,
lautre dirigeant autoritaire, conduit selon une pente fatale à la disparition
dEastern.
Lorenzo, as de la finance, construit un empire à coup
deffets de levier, liquide ses amis, et finit par tout perdre.
Kelleher, grand viveur, grand fumeur, grand buveur, meneur
dhommes, construit Southwest sans se prendre au sérieux mais avec rigueur.
Léconomie de cette compagnie originale est fondée sur la fréquence, la
standardisation (que des 737) et lexploitation de liaisons courtes en point à
point. Ni Hub, ni informatique (au début), ni réservation, etc.
Marshall redresse British Airways en corrigeant les travers
dune compagnie plus que traditionnelle, puis en tirant parti dun réseau
impérial et dune position privilégiée à Heathrow.
Ces pionniers partagent deux passions : laéronautique et
le marketing. La passion de laéronautique ruine ceux qui, pour posséder un bel
avion, achètent des 747 quils ne remplissent pas ; la passion du marketing, qui les
aide à structurer leur réseau, est plus sûrement rentable. Ils se distinguent par leurs
passions secondaires: système dinformation, finance ou manipulation des hommes
(clients et salariés). Chacun se bat avec les armes de son choix : système
dinformation pour Crandall, gilet pare-balles et pistolet 9 mm pour Borman, sermons
pour Burr.
Ce sont des hommes de courage et de pouvoir. Ils manquent
dhumour et dhumanité, à lunique exception de Kelleher. Ils inspirent
plus la compassion que la sympathie car ils sont confrontés à un destin implacable. Ce
ne sont pas des intellectuels au sens que lon donne à ce mot en France ; cependant
leur intellect est un moteur à intuition, imagination et réflexion dont la passion est
la source dénergie.
De leurs travaux et de leurs luttes se dégagent deux types de
compagnie aérienne également intelligents et rigoureux : American avec Crandall,
Southwest avec Kelleher. Lune utilise à fond le système dinformation,
lautre cultive une sobriété extrême. Chacune se place sur un marché différent.
Ils ont inventé de nouveaux outils qui constituent dans leur
diversité un ensemble cohérent comme les cases, pièces et règles du jeu déchecs
: système de réservation, yield management, réseau en " Hub and
spokes ", ticketless, systèmes à carte, FFP, partenariats, co-branding,
code-sharing, b-scale, etc. Ils ont appris à jouer sur cet échiquier, à y construire
leur stratégie et à lappliquer au niveau tactique.
Leur " business " est un western mental. Le
gagnant est celui qui dégaine plus vite son concept, qui construit plus vite la
représentation permettant dinterpréter la partie. Le pragmatisme, ce nest
pas ici sadapter au cadre institutionnel existant, mais inventer la réponse à un
contexte juridique, économique et technique qui évolue.
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