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Commentaire :
 
Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie, Raisons d'agir 1999

20 septembre 2002

Le lecteur studieux aime à comprendre ce qu’il lit. Les livres de la plupart des philosophes à la mode en France lui tombent des mains. Lorsqu’il rencontre, chez Jacques Derrida, Michel Serres, Régis Debray ou Bernard-Henri Lévy, l’une de ces analogies, de ces métaphores « excitantes » ou « suggestives » qui font briller le style mais peuvent s'interpréter de façons diverses et souvent opposées, il s’arrête comme l'âne qui refuse de franchir un pont : ce qui lui est livré là, en effet, ce n'est pas de la pensée, mais un rêve flou qu'on l'invite à partager. 

L'analogie est l'engrais de la pensée. Notre cerveau, dans le rêve et la méditation, lance des antennes en avant et tâtonne d'analogie en association d'idées jusqu'à ce qu'il ait trouvé une idée pertinente. Celle-ci, une fois élaborée, ne s'exprimera pas sous la forme d'une métaphore, mais d'un concept dont la définition et les conditions de validité seront indiquées. Le philosophe qui se laisse aller à écrire sous la dictée des analogies est comme un maraîcher qui, au lieu de vous livrer des légumes, livrerait du terreau et du fumier en vous invitant à faire pousser les légumes vous-même. Si l'analogie est utile, indispensable même, c'est une étape dont la pensée construite, explicite, ne doit pas plus garder trace qu'un immeuble ne garde trace des échafaudages utilisés lors de sa construction.  

Sokal et Bricmont [1] ont relevé la liste des analogies dans les ouvrages des philosophes français et se sont interrogés sur leur qualité. Cela a soulevé un tollé dans la profession : ils ont été traités de « policiers » (comme si un nom de métier pouvait être une insulte), de gens « pas sérieux » (comme si nos philosophes étaient, eux, sérieux) ; ils ont été soupçonnés de « haine de la philosophie » (comme si c’était haïr la philosophie que de réclamer la clarté des concepts), de « mépris » (comme si nos philosophes respectaient leurs lecteurs), de « morgue scientiste », de participation à une entreprise américaine de dénigrement de la pensée française, etc.

Bouveresse est un philosophe sérieux, laborieux, appliqué, spécialiste de Wittgenstein. Ses textes, nutritifs et constructifs, ne brillent pas par le style : il n'hésite jamais à répéter plusieurs fois la même idée pour enfoncer le clou. Bouveresse donc a jugé les critiques de Sokal et Bricmont justifiées. Il a pris leur défense, ce qui dans sa profession implique du courage.

*  *

Nos philosophes aiment à puiser leurs métaphores dans le vocabulaire de théories scientifiques dont la compréhension sérieuse exige des années de travail et dont la portée est précisément délimitée. Mais leurs analogies enjambent ces limites car elles sont essentiellement poétiques. 

Depuis longtemps la théorie de la relativité est ainsi invoquée pour soutenir que « tout est relatif [2] », alors qu’elle dit exactement le contraire. Certains s’appuient sur la relation d’incertitude de Heisenberg pour dénoncer les abus du déterminisme alors que cette relation s’applique dans une échelle de distances de l’ordre de l’Angstrœm (10–10 m), mais non aux distances qui sont celles de notre expérience quotidienne. D’autres se réfèrent au théorème de Gödel, résultat mathématique très technique, pour expliquer l’imperfection des institutions politiques. 

Des marteaux pilons scientifiques sont ainsi évoqués pour écraser des mouches philosophiques. Il existe pourtant d’autres façons, plus claires, plus simples, plus efficaces de critiquer le déterminisme, les institutions etc. : mais elles sont plus banales sans doute, plus proches du simple bon sens, et celui qui les utiliserait n'aurait pas l'air profond. 

Pourquoi cette enflure ? parce qu’elle permet au philosophe d’intimider le lecteur, qui n’y comprend rien (puisqu'il n'y a rien de compréhensible dans ces textes) mais n’osera jamais imaginer que le philosophe ignore de quoi il parle. Parce qu'elle permet surtout au philosophe d’établir sur les scientifiques, ces tâcherons, une domination aristocratique : au scientifique la boue du travail quotidien, les prudences du spécialiste, les lourdeurs de la matière, les délimitations précises de la pensée ; au philosophe les vues foudroyantes, les perspectives grandioses, l'élégance du discours, le flou englobant et génial de l’« idée ». 

Nos philosophes ressemblent ainsi à ces dirigeants à la française qui disent, comme Michel Bon, « la technique, je n’en ai rien à foutre », l’important résidant dans le cours de l’action et les relations que l’on a dans les réseaux influents. Leur discours bourgeonne sur du vide comme les cours de Bourse. Tout cela se tient : nos dirigeants étant des philosophes-rois platoniciens, nos philosophes, maîtres en rhétorique, aspirent au monopole de la parole légitime. Les journalistes, maîtres des médias, produisent le mortier qui consolide l’ensemble en contrôlant et répartissant l'accès à l’audience.

*  *

Les valeurs que ces personnes promeuvent se fondent sur la conception « postmoderne » que Bouveresse fait remonter à Spengler et selon laquelle « il n’y a pas de réalité et la nature est une fonction de la culture » (p. 93). Dès lors l'idéalisme est radical. Seules comptent les émotions, les impulsions [3] ; seule compte en politique l’image [4] ; ne comptent dans l’entreprise ni la satisfaction des besoins du client, ni l'efficacité de la mise en œuvre de la fonction de production, mais le cours de l’action qui découle d'une psychologie collective diablement instable [5].

La culture médiatisée est écartelée entre le culte du patrimoine d'une part et la fade pornographie qu'illustrent nos défilés de mode d'autre part : le musée et la techno sont ses deux pôles. Entre ces deux pôles, une création contemporaine qui se complaît dans l’autisme tire vanité d’une audience quasi-nulle (une exposition n'est jugée réussie, dans le milieu de l'art parisien, que si le public n'y vient pas). Dans l'édition ou l'audiovisuel, il est entendu que chacun est libre de penser et de publier n’importe quoi, sauf toutefois ce qu’il est mal vu de publier ou de dire et dont l'énoncé sera couvert par des ricanements. Un Jack Lang dira, épanoui d'autosatisfaction, « je suis contre toutes les formes de censure » ; mais il est mal vu, et en pratique impossible, de dire que toute pensée incohérente est ipso facto nulle ; que le respect dû à l’être humain interdit sa mécanisation pornographique ; que si l’écriture et le spectacle audiovisuel ont un effet sur les mœurs, cela impose une responsabilité à ceux qui écrivent (et que s'ils n’ont aucun effet il vaudrait mieux se taire).

Les personnes qui pensent pour agir, produire et élever leurs enfants ne trouvent ni dans notre philosophie, ni dans notre création culturelle françaises de quoi nourrir leur réflexion. Elles doivent se débrouiller avec les ressources de leur bon sens, avec l’héritage que les livres anciens transmettent. Personne ne les aide à se construire une représentation symbolique et théorique adéquate à la vie dans le monde présent. Les travaux et les jeux de l'esprit tournent à vide. Il est bon qu'un philosophe comme Bouveresse ait éclairé ce phénomène.

Nota Bene : On peut écouter sur le Web le cours de Jacques Bouveresse au collège de France.


[1] Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob 1999.

[2] Phrase absurde : étant énoncée comme une vérité absolue, elle contient sa propre négation. La théorie de la relativité postule que les lois de la physique sont identiquement les mêmes dans tout repère galiléen, donc qu'elles ne sont aucunement relatives au repère considéré.

[3] Le journaliste qui parle à la télévision d’un accident d’automobile ou d’avion utilise souvent, de façon indécente, l’expression « accident spectaculaire » : le corps pantelant des victimes est livré en pâture au spectateur qui, vautré sur son canapé, frémit voluptueusement. 

[4] Lorsque l’on compare ces jours-ci MM. Schröder et Stoiber, il est rare que l’on parle de ce qu’ils ont fait : on parle de leur image. Ainsi « Schröder a marqué des points pendant les inondations parce qu’il a donné l’image d’un responsable qui va sur le terrain et qui prend des décisions » (Canal +, 19 septembre 2002).

[5] Il est vrai que les récents retour de bâton (Vivendi, France Telecom, baisse du CAC 40) pourraient faire passer cette mode.