Commentaire sur :
Georges Ifrah "Histoire universelle des
chiffres" Robert Laffont Bouquins 1994
Si vous n'avez pas encore ce livre, achetez le d'urgence,
lisez le au plus vite, offrez le aux adolescents, aux étudiants, à vos amis ! C'est une
réussite rare.
L'auteur appartient à la catégorie modeste des chercheurs
amateurs, autodidactes, farfelus - car, bien qu'il soit professeur de mathématiques, il
n'est pas pour autant mathématicien, de même qu'un professeur de philosophie n'est
pas philosophe, ni un professeur d'histoire historien, etc.
Ses élèves lui posent un jour une question
"simple" ("Msieu, d'où viennent les chiffres, d'où vient le zéro
?"), et - fait exceptionnel - Ifrah s'inquiète de son incapacité à répondre. Il
quitte son métier de prof, se fait mécène de sa propre recherche (chauffeur de taxi,
plongeur dans un restaurant etc.), et parcourt le monde pour écrire une histoire
comparée des chiffres. Il est donc un chercheur non officiel, non subventionné, dont le
programme n'a été approuvé par aucun comité ; il prend le risque d'ajouter une
histoire désolante de plus à la liste des tentatives personnelles sans espoir et sans
résultat.
Sa chance, soutenue par une persévérance sans limite, c'est
d'être le premier à se poser une question simple mais dont les implications sont
universelles : toutes les grandes civilisations en effet ont eu à décompter, à mesurer
; toutes ont construit des systèmes de numération. Cette question est donc la clé d'une
comparaison de ces civlisations : petite clé, mais précieuse, ouvrant sur chacune un
accès partiel, mais à partir duquel l'on est libre d'élargir sa quête si la curiosité
s'éveille.
Ce livre surprenant montre ce que peut faire un homme seul
lorsqu'il s'entête dans l'exploration d'un seul sujet et tire méthodiquement et
systématiquement tous les fils qui en partent. Je suppose qu'il a dû faire froncer le
nez de bien des intellectuels subventionnés, car son style n'est pas le style à la mode
: on dirait que ce livre est écrit par un instituteur, un de ces "hussards
noirs" de la république qu'aimait Péguy, tant il donne de place à la description
des faits, tant le raisonnement est discret devant l'apport de matière - alors que la
mode préfère l'abstraction allusive et les élégances pour initiés. Ce qu'on lui
pardonnera sans doute le moins, c'est qu'à partir de cette matière, Ifrah réfléchit
sans prétention. Il a découvert une mine d'or, il la connaît dans les détails,
il la fait visiter, il s'est déjà posé toutes les questions qui viennent à l'esprit du
lecteur et il y répond.
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