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Commentaire sur :

Le Huu Khoa, "La visée de l'effet dans l'art militaire vietnamien", in Dépayser la pensée, Les empêcheurs de penser en rond 2003

5 avril 2003

Ce texte est une contribution à un recueil de dialogues avec François Jullien sur l'"usage philosophique de la Chine". De toutes les descriptions de la stratégie vietnamienne, celle de Le Huu Khoa est la meilleure que j'aie lue. 

Le Vietnam est un mystère pour quiconque s'intéresse à la stratégie. Comment ce pays pauvre a-t-il pu battre l'armée la plus puissante du monde ? On invoque le courage, l'abnégation, l'intelligence de ses soldats, mais cela ne suffit pas : ceux d'en face, parmi lesquels se trouvaient de nombreux Vietnamiens du sud, ne manquaient pas de ces qualités. 

Le Huu Khoa nous montre comment la tradition militaire du Vietnam s'est formée au contact de l'empire chinois. La Chine, surpuissante et massive, a pendant des millénaires envahi périodiquement le Vietnam. Pour préserver son identité, celui-ci a dû mener de façon répétée la "guerre du faible contre le fort". Elle a ses règles : il faut par exemple toujours laisser à l'ennemi la possibilité d'une retraite honorable. Lorsque l'armée chinoise était retournée chez elle, le souverain du Vietnam envoyait à l'empereur de Chine une lettre d'excuses accompagnée de cadeaux. Les envois de cadeaux étaient répétés chaque année. Ainsi le puissant voisin sauvait la face et le risque d'invasion était conjuré pour quelque temps. 

L'art militaire reposait sur une mobilisation de la population par la manipulation des symboles de la légitimité. Nguyen Trai (1380-1442), à l'affût d'une occasion pour lancer la lutte contre les Chinois, décide de s'appuyer sur la révolte que dirige le paysan Le Loi : cependant celui-ci n'a pas la légitimité que confère le "contrat céleste" aux "fils du ciel", c'est-à-dire aux empereurs. Nguyen Trai fait alors écrire avec du miel sur des feuilles d'arbre "Le Loi sera empereur, Nguyen Trai sera conseiller". Ces feuilles, jetées dans la rivière, sont transportées vers les rizières. Les fourmis, mangeant le miel, trouent la feuille et y gravent les caractères. Les paysans qui ramasseront les feuilles penseront y lire un message céleste. Le Loi pourra alors créer une dynastie ; sa révolte, devenue ainsi légitime, aura assez de force pour chasser les Chinois (p. 44).

Le territoire du Vietnam, où l'eau et la terre se mêlent, est mis à contribution : Tran Hung Dao (1228-1300) fait planter à marée basse des pieux dans un fleuve ; il y attire la flotte mongole à marée haute, la laisse avancer et vaincre sa propre flotte. Mais quand la marée baisse les bateaux mongols, dont le tirant d'eau est plus fort, sont défoncés par les pieux et la marine mongole est détruite. 

La culture militaire vietnamienne se transcrit en savoureux proverbes que tout Vietnamien connaît, ce qui facilite grandement la discussion stratégique. Lors de la préparation du siège de Dien Bien Phu, certains dirigeants nord-vietnamiens proposaient de "pénétrer avec les dents du peigne" (diviser le dispositif de l'ennemi en le pénétrant par plusieurs combats parallèles au corps à corps). Vo Nguyen Giap proposa au contraire d'"enlever la peau de la banane" (attaquer d'abord les positions périphériques pour arriver progressivement au centre du dispositif ennemi). Cette méthode, plus économe en vies humaines, fut finalement adoptée.

L'armée du Vietnam du nord ne s'appuyait donc pas seulement sur le courage de ses soldats mais sur l'expérience millénaire de la lutte du faible contre le fort, apanage de tout un peuple et pas seulement de ses experts. Les militaires du Vietnam du sud, également courageux et compétents, ont commis l'erreur d'adopter la stratégie de puissance des Américains : mais qu'apporte la force quand, visant un adversaire qui esquive, elle s'épuise en "donnant des coups de poing dans l'eau", dam vao chau nuoc ? (p. 60).