Commentaire sur :
André Schiffrin "L'édition sans
éditeurs" La Fabrique 1999
Ce petit livre de 94 pages coûte 59 francs. Il m'a été
recommandé avant hier par Yannick Poirier lors d'un de mes passages à la librairie
Tschann. Je l'ai dévoré en une soirée. Yannick est un bon conseiller.
André Schiffrin a dirigé plusieurs maisons d'édition à
New York. Il raconte comment l'édition évolue. Un groupe financier achète une maison
d'édition prestigieuse. Il déclare d'abord ne rien vouloir changer à l'équipe ni
à la politique éditoriale. Puis il introduit des réorganisations visant à dégager des
économies d'échelle en concentrant la tenue des comptes, la gestion des stocks etc. avec
d'autres filiales. Ensuite il demande davantage de rentabilité ; la politique ancienne,
qui consistait à dégager une marge sur chiffre d'affaires de 1 à 2 %, les titres à
succès compensant les pertes sur les autres, et qui permettait de reconstituer le
catalogue et de donner leur chance aux nouveaux auteurs, est remplacée par une nouvelle
politique : l'actionnaire exige une marge sur chiffre d'affaires de 12 à 15 %, et chaque
livre doit être profitable. Le catalogue se dégrade, la recherche du "best
seller" conduisant à flatter les goûts supposés du public, goûts que l'actionnaire situe
toujours au bas de la gamme. Des "coups" sont tentés : en distribuant des
avances énormes aux auteurs à succès, on cherche à attirer des ouvrages qui auront de
fortes ventes. Des avances sont distribuées aussi à des personnages politiques qui
n'écriront jamais rien qui vaille, mais sont en mesure de faciliter les affaires de
l'actionnaire dans d'autres domaines. Il en résulte des pertes, l'exigence de
rentabilité ne fait que croître pour les compenser. Le récit détaillé, vivant, des
relations entre le milliardaire S. I. Newhouse et la maison d'édition Random House
illustre ces dérives.
Schiffrin pense que toutes les grandes maisons d'édition
suivront cette trajectoire, et que la qualité ne pourra être maintenue que par de
petites maisons indépendantes, représentant à elles toutes au plus 1 % du marché
total. Il a lui-même créé une telle maison, "The New Press".
Ainsi nous allons selon lui vers une édition à deux
vitesses : l'édition de masse, abondamment distribuée, omniprésente dans les kiosques
et librairies, et qui sera de la littérature de confection semblable à la collection
Harlequin ; et une édition élitiste, à petits tirage et distribution étroite, qui
continuera à produire des titres de qualité. On retrouverait alors dans l'édition
l'éclatement culturel et économique qui caractérise notre société : la mode n'est
plus de donner à la masse l'accès à une culture authentique ; celle-ci sera réservé de
facto à un petit nombre.
Les maisons d'édition subissent une forte pression pour
"produire de la valeur", c'est-à-dire dans le jargon d'aujourd'hui produire des
dividendes ou des plus values. Cette pression est sans fin. L'actionnaire demande d'abord
de faire croître la marge sur chiffre d'affaires. Une fois que ce ratio a atteint un taux
élevé, il lui impose encore de croître à un rythme annuel prédéfini. La pression ne
connaît ni borne ni raison, l'extraction de valeur n'ayant d'autre règle que d'être
poussée au maximum, d'abord en niveau, puis en taux de croissance. C'est la seule règle
que l'actionnaire impose à l'entreprise éditoriale, toutes les autres (constitution d'un
catalogue de qualité, renouvellement du catalogue en prenant le risque de publier de
nouveaux auteurs, stabilité de l'image aux yeux des lecteurs etc.) étant abandonnées.
Tout cela n'est pas réjouissant, mais... la qualité
subsiste, et le lecteur attentif peut trouver, en cherchant, des éditions à petit tirage
qui la lui apportent. "Ce qui se forme en Occident, c'est l'équivalent du samizdat
de l'ère soviétique. Bien sûr, les quelques éditeurs indépendants ne risquent pas la
prison ou l'exil. On leur laisse le droit de chercher les rares failles qui persistent
dans l'armure du marché et de persuader qui ils veulent, avec leurs petits tirages et
leur diffusion restreinte".
Il faut que nous, les lecteurs, nous sachions cela. Si
Schiffrin a raison, les grandes maisons que nous respectons, en qui nous avons placé
notre confiance depuis des dizaines d'années, vont changer de style en passant sous la
coupe de financiers qui détruiront leur personnalité éditoriale. Il faut que
nous soyons attentifs à l'activité des petites maisons d'édition, qui seront de plus en
plus seules à publier les titres intéressants.
|