Commentaires sur :
John von Neumann, The Computer and the
Brain, Yale Nota Bene 2000
18 mai 2002
C'est le dernier ouvrage de von Neumann ; miné
par le cancer dont il est mort en 1957, il n'a pas eu le temps de l'achever.
C'est grand dommage, car il lui accordait beaucoup d'importance.
Von Neumann était arrivé à l'informatique à
partir de la physique : il se servait de l'ordinateur pour résoudre par le
calcul des problèmes trop complexes pour être traités autrement.
C'est lui qui, avec Church et Turing, a conçu les ordinateurs dont nous nous
servons aujourd'hui. Certaines de ses réflexions sont à l'origine de l'intelligence
artificielle. L'examen du fonctionnement du cerveau humain lui a été
utile : tout comme le cerveau, l'ordinateur est doté
d'une mémoire, d'une capacité de traitement et d'organes sensoriels (entrées
et sorties).
Certains ont poussé cette démarche de recherche
jusqu'à affirmer qu'entre l'ordinateur et le cerveau humain il n'existe pas de
différence de nature. Mais le cerveau, être biologique, progresse à
l'échelle des dizaines de milliers d'années, alors que l'ordinateur, être
artificiel, progresse à l'échelle de la dizaine d'années. Ils en ont conclu que
l'ordinateur avait vocation à supplanter le cerveau humain ; Truong
est allé jusqu'à dire que le logiciel serait le successeur de l'homme, et à
s'en féliciter.
L'identité de nature entre l'ordinateur et le cerveau et l'être
humain est une hypothèse irréfutable même si
l'expérience d'aujourd'hui la contredit, car il se peut qu'une expérience
future la confirme : "Comment pouvez-vous affirmer, dit-on, que l'ordinateur sera à jamais incapable d'avoir des émotions, de se comporter comme un être
humain ?" En effet, rien n'autorise à l'affirmer ; mais, hypothèse pour
hypothèse, n'est-il pas plus fécond de postuler qu'il existe entre
l'ordinateur et le cerveau humain une différence de nature ? Cette dernière hypothèse
à plusieurs avantages : d'une part, elle est conforme à l'expérience
présente : aucun ordinateur existant ne se comporte comme un être humain ; en
outre, elle indique à l'action une piste féconde : si l'ordinateur et l'être
humain sont différents, il importe d'examiner comment ils peuvent s'articuler ; enfin, elle fournit à la pensée le cadre utile pour
préparer cette action : il est possible de penser l'articulation de deux êtres
différents, alors qu'il est impossible ou très difficile de penser une
articulation entre deux êtres identiques.
Von Neumann a perçu les limites de
l'analogie entre l'ordinateur et le cerveau humain. Le mécanisme du cerveau
est plus lent et plus sujet à l'erreur que celui de l'ordinateur ; par
contre, sa structure est plus complexe. Il met en oeuvre des processus
parallèles, il analyse les signaux de façon statistique (notamment en évaluant
des corrélations), ce qui lui confère en fait une grande rapidité et une
grande fiabilité. En outre sa mémoire, qui utilise une grande
diversité de supports, semble pratiquement infinie même si notre mémoire
consciente est, à chaque moment, limitée.
Ainsi l'héritage génétique nous aurait
doté d'un automate naturel dont les capacités sont différentes de celles d'un
ordinateur ; notre cerveau lui est supérieur pour certaines fonctions (interpréter,
synthétiser, comprendre, expliquer, décider), inférieur pour d'autres
(classer et retrouver une information, calculer, recopier, transcoder). La
question pratique à laquelle nous sommes confrontés, ce n'est pas de mettre au
point un ordinateur dont le comportement ne diffèrerait en rien de celui d'un être
humain - but vraisemblablement hors de portée et en tout cas très éloigné de nos
priorités présentes - mais de réaliser efficacement l'articulation entre
l'"être humain organisé" (car bien sûr il ne suffit pas de
considérer un seul cerveau, il faut considérer l'entreprise entière, et même la société entière avec
ses institutions) et l'"automate programmable doué d'ubiquité"
(forme que l'ordinateur a prise grâce au réseau).
Pour cela, il faut concevoir clairement
en quoi l'ordinateur et l'être humain se distinguent. La méditation de von
Neumann est instructive. Il est - mais nous nous en doutions déjà - beaucoup
plus intelligent que ses épigones.
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