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Du virtuel au réel et vice versa

On peut imaginer l’aller-retour du réel au virtuel : il s’agirait de faire passer un objet virtuel dans la réalité, et symétriquement de faire passer un objet réel dans le virtuel ; mais on ne peut " réaliser " cela que si on peut le toucher du doigt.

C’est ce que m’a permis de faire Bernard Hennion ( bernard.hennion@cnet.francetelecom.fr ), responsable au CNET de Grenoble de " Dédale " qui, dans le cadre du projet Créanet, explore ces possibilités en les appliquant à la création artistique. Il s’agit d’une part d’explorer le domaine des applications qu’ouvre le passage entre virtuel et réel, d’autre part de surmonter des difficultés techniques diverses selon l’application considérée.

Dédale considère tous les sens : vue, ouïe, toucher, et aussi action " physique " sur l’objet virtuel que l’on peut sculpter et déformer comme une matière. Choisir pour cette exploration le terrain de la création artistique oblige à placer haut la barre des exigences. Un système jugé convenable par des artistes aura donc des applications potentielles diversifiées. Par ailleurs, en travaillant sur le terrain de l’esthétique, où chacun a ses goûts et ses préférences, on crée une sphère de communication plus large que si l’on s’était cantonné aux applications techniques (que pour autant Dédale ne néglige pas).

Les sous projets de Dédale traitent les divers aspects de la maîtrise des environnements virtuels : plate-forme informatique avec l ’architecture " Continuum ", son 3D, image virtuelle de grande dimension avec " Grand décor ", commande d ’outils à distance avec les " télécommunications du geste ", enfin application à la télémédecine.

Le virtuel, une nouveauté ?

Qu’apporte le virtuel de nouveau à la conception et à la réalisation des objets ? Au départ, un créateur a au plus une intention exprimant un désir. Pour faire progresser sa conception, il fait des esquisses ou maquettes. Puis il passe à la réalisation. Après une lutte contre les difficultés techniques qu’elle comporte, il peut contempler l’œuvre achevée et la livrer au client. Peintres, sculpteurs, couturiers, architectes dessinent depuis toujours des esquisses pour préciser leur projet et dialoguer avec leur client ; ils font donc depuis toujours du " virtuel " et l’on peut donc dire, en restant étroitement logique, que l’ordinateur ne leur apporte rien de nouveau.

Mais son apport apparaît si l’on considère les conditions pratiques de la création et du dialogue avec le client. Une esquisse n’est qu’un dessin suggestif, une maquette doit être enrichie par l’imagination ; par contre, dans l’espace virtuel situé derrière l’écran de l’ordinateur, on peut faire tourner un objet 3D, le placer dans un paysage pour le voir à l’échelle, varier éclairages et brillances, etc.

Un enrichissement paradoxal de la perception

Bernard Hennion m’a montré une statue de femme en bronze d’environ 70 cm de haut pesant environ 15 kg. D’un style moderne, elle présente un relief compliqué. Puis il m’a montré l’image virtuelle de cette statue.

NB : Les techniques qui permettent de passer du réel au virtuel nécessitent encore beaucoup de travail (trois jours dans le cas de cette statue), car il faut prendre patiemment des mesures avec un bras articulé. Les recherches en cours préparent l’automatisation de ce travail de saisie.

Or j’ai pu constater que cette image virtuelle, certes plus floue que la statue mais que l’on peut faire pivoter en tous sens, fournissait sur les intentions du sculpteur des informations plus riches que celles qu’apporte la statue originale elle-même.

Ce paradoxe s’explique : certes l’image virtuelle contient moins d’information que l’original (au sens de la théorie de Shannon), mais la commodité de sa manipulation permet à l’utilisateur de dégager cette information facilement. Tout se passe en pratique comme si l’image virtuelle apportait plus d’information que l’objet réel qu’elle représente. C’est la même chose qui se produit quand on lit un texte imprimé : il contient moins d’information que le texte manuscrit, mais comme il est plus lisible et il est plus facile d’en dégager le sens.

Les sous projets

Continuum

Le sous projet " Continuum " vise à outiller les applications réparties concernant des mondes virtuels partagés et à regrouper les études de " middleware " consacrées à ces mondes. Il s’agit notamment de :

  • gérer de grands univers virtuels, situés dans de grands décors, avec un grand nombre d’utilisateurs simultanés ;
  • mettre au point des outils logiciels nomades, capables de ranger leur contexte avant de se déplacer, et de reconnaître le nouveau contexte lorsqu’ils arrivent à destination ;
  • mettre au point des outils de travail coopératif, avec des bases de données à accès concurrent.

Son 3D

On travaille ici sur un " spatialisateur " (salles munies de hauts parleurs multiples restituant du son 3D, ou bien poste de travail avec casque audio). Il faut, pour restituer la sensation de la direction du son, régler le spatialisateur sur chaque auditeur en mesurant sa perception auditive.

Grand décor

Il s’agit de monter des visites guidées virtuelles : on déplace le spectateur dans l’espace en maîtrisant le déroulement des thèmes et exposés. Les images sont numérisées et restituées en 3D. Le codage doit permette de ne transmettre à l’utilisateur que l’information dont il a besoin. Une visite du Mont-Saint-Michel en 3D est en cours de finition.

Télécommunications du geste

Il s’agit de commander un outil à distance. Bernard Hennion m’a fait piloter un escrimeur et sculpter dans l ’espace virtuel (cf. ci-dessous) en maniant un levier articulé qui permet de sentir la résistance de la matière. Ce " système à retour d’effort " transmet les sensations via un manche d’outil et non les sensations de la main elle-même, dont l ’étude serait très ambitieuse (et sans doute inutile à ce stade). Il rend compte du caractère bi-directionnel du signal gestuel.

Télé-échographie

Il s’agit d ’associer à la sonde échographique une robotique légère asservie au geste distant. La réussite d’une échographie suppose le maniement expert de la sonde (le geste n’est pas nécessairement rapide, mais doit être précis). Ce service à distance permettra d’assurer le suivi des grossesses à risque dans le contexte créé par la suppression des petites maternités. Il aura aussi des applications en angiologie.

Démonstrations

Bernard Hennion m’a montré plusieurs démonstrations : escrimeur virtuel, sculpture virtuelle, robotique d ’exécution. Le passage du virtuel au réel se fait dans les deux sens.

Escrimeur virtuel

Un escrimeur s’entraîne sur un sac de sable. On commande le sabre à l’aide d’un levier articulé que l’on tient en mains et qui supporte une force maximale de 6 Newtons : si on la dépasse, l’application se plante. Une démonstration analogue est faite avec un fléau d’arme.

Sculpture virtuelle

Un parallélépipède de " matière " s ’affiche à l ’écran. On dispose d’outils permettant d’enlever ou ajouter de la matière, de la lisser etc. L ’image est constituée par un maillage de cubes de pas fixe sur lequel est tendu un voile virtuel lisse.

Cette application rend mal les arêtes vives, et il faudra disposer d’un maillage multirésolution (variabilité de 1 à 100) pour affiner les zones sur lesquelles l’attention du spectateur se concentre, par exemple les visages.

Robotique d’exécution

Pour passer d ’un objet virtuel à sa concrétisation matérielle, deux techniques sont possible : (1) production de plaques sculptées puis recollées (2) stéréo-lithographie

Bernard Hennion utilise une fraiseuse qui sculpte des pièces de dimension moyenne en bois ou en métal. Les méthodes de définition des plaques, analogues à celles utilisées en moulage, doivent tenir compte d’une contrainte : la reproduction d’une plaque avec une fraise verticale est impossible si la plaque comporte des surplombs.

Certains sculpteurs utilisent la stéréo-lithographie : on obtient la forme par polymérisation en faisant se croiser deux rayons laser dans un bain de résine. Cela fournit des objets précis (définition de 50 µm) mais de taille réduite (30 cm). Le Louvre utilise ce procédé pour reproduire des statuettes.

Du réel au virtuel

Il est possible de passer du réel au virtuel. Ce passage a la conséquence paradoxale déjà mentionnée : l ’objet concret est plus lisible dans l ’espace virtuel que dans l ’espace réel. Il sera ainsi facile d’examiner un chapiteau roman dans l ’espace virtuel, alors que c’est souvent difficile dans l ’espace réel pour des raisons de distance ou d ’éclairage. Le passage du réel au virtuel permet de mettre en valeur le patrimoine, notamment architectural, et d ’encourager le tourisme.

Les techniques de restitution, auparavant laborieuses, s ’automatisent. On peut déjà restituer un objet dans l ’espace virtuel en faisant traiter automatiquement par l ’ordinateur des photographies prises sous des angles divers.

Nouveaux rôles du réseau et de l’espace virtuel

En travaillant sur la relation entre monde réel et espace virtuel, on élargit le rôle du réseau et on amplifie le rôle de l ’espace virtuel.

Le réseau, transporteur de biens

Faire voyager des personnes et des biens sur les réseaux à la vitesse des ondes électromagnétiques, cela relève de la science fiction. Mais faire voyager l’image virtuelle d’un bien, puis le faire reproduire à l’arrivée, c’est possible et cela se fait dans l’industrie : les machines-outils à commande numérique communiquent. Cette possibilité peut être étendue à des objets quelconques à condition que le passage du virtuel au réel soit bien maîtrisé.

Le jeu en réseau

Le jeu en réseau en 3D, c’est la rencontre virtuelle d ’un grand nombre d’interlocuteurs simultanés. Les clients des jeux d’arcade utilisent des simulations d’un réalisme impressionnant mais souvent en solo, l’adversaire n’étant autre que l’ordinateur. La rapidité des transmissions et traitements sur l’Internet permet d ’aborder le jeu interactif à plusieurs partenaires. La sociologie déjà active des jeux trouvera dans l’espace virtuel un prolongement naturel, et dans le réseau le support de son interactivité.

L’espace virtuel, moyen de communication

Un architecte, un sculpteur, pourront présenter à leur client l’œuvre virtuelle dans un espace à trois dimensions, la feront pivoter en tous sens, la situeront dans son environnement. Il sera dès lors difficile pour un architecte de gagner un appel d’offres s’il ne présente pas la visite virtuelle du bâtiment projeté. Cette visite, accompagnée par le commentaire du guide en son de haute qualité, pourra être offerte aux citoyens concernés par un bâtiment public, aux contribuables qui participent à son financement.

L’espace virtuel, lieu de création

Déjà certains objets ne peuvent être créés que dans l’espace virtuel : c’est le cas des sculptures qui matérialisent des formules mathématiques complexes, par exemple des ceintures de Möbius multidimensionnelles : leur réalisation " à la main "   serait impossible.

Ces outils ouvrent aussi la possibilité d’un design coopératif entre particuliers avertis. Des entreprises commercialiseront la reproduction d’objets à la demande en utilisant un service d’aide à la création d’objets 3D.