Éloge du semi-désordre
14 juillet 2002
"Automation always looks good on
paper. Sometimes you need real people." (Veronica Stevenson, à propos de l'échec
du système automatique de transfert des bagages à l'aéroport de Denver, citation
du jour, The New York Times, 27 août 2005)
La différence entre un système
d’information (SI) et un automate apparaît si l’on considère la
traduction des textes en langage naturel : la traduction
automatique est une chimère dont la poursuite a coûté très cher ; par
contre, on peut pour un prix raisonnable produire un logiciel qui assistera le
traducteur. Les traductions fournies par un traducteur assisté auront la même
qualité littéraire que celles qu’il aurait produites (mais plus lentement) sans assistance, alors
que les traductions automatiques comportent des contresens ou des solécismes
que le lecteur ne tolère pas.
Les SI ne
sont pas des automates dont on attend qu’ils règlent tous les problèmes,
mais des outils destinés à assister des opérateurs humains. La conception du
SI doit donc considérer non le seul automate, mais le couple formé par
l’automate et l’être humain qu’il assiste. Ce dernier est d’ailleurs un
être humain organisé (plusieurs spécialités coopèrent en général dans un même processus de production).
Si l'automate est trop « parfait » l’être humain peut devenir inefficace. Voici quelques
exemples :
Exploitation d’une
centrale nucléaire
Les défaut du SI obligent les
opérateurs humains à faire chaque jour des interventions manuelles pour
corriger les données. Le jour où se produit un incident, ils savent comment
faire car ils ont l'habitude de traiter les pépins informatiques. Si le SI était
parfait, les opérateurs perdraient l'habitude de réagir, feraient confiance au
système, et quand se produit un incident ils ne sauraient que faire.
Pilotage d’un avion
La conception des avions est
l’enjeu d’un conflit entre ingénieurs et pilotes. La
qualité des avions étant élevée, les ingénieurs voient dans le
« facteur humain » la cause résiduelle des accidents. Pour l’éliminer
ils souhaitent concevoir l'avion « parfait » qui décollerait,
volerait et se poserait sans pilote. Cependant les pilotes disent qu’il reste des situations où l'on a besoin du cerveau humain pour synthétiser, arbitrer
et décider : l’avion doit certes comporter des automatismes,
mais ceux-ci doivent assister le pilote et non le supplanter. Ces automatismes
ne doivent pas être trop parfaits, trop complets : sinon, le pilote n'a plus
rien à faire dans le cockpit, sa vigilance baisse, et il n'est plus apte à
réagir lorsqu'un incident se produit.
Informatique de
gestion
Considérons une administration
comme les impôts, la sécurité sociale ou encore l'ANPE. La réglementation évolue
souvent, ce qui exige de modifier le SI. La modification est simple s’il
s’agit de mettre à jour quelques paramètres, elle est complexe s’il faut
redéfinir une partie d’un dossier et introduire des traitements nouveaux.
Il faut quelques mois pour introduire une modification complexe dans le
SI. Si celui-ci est de qualité médiocre, il faudra encore un an pour corriger les erreurs
provoquées par la modification. Pendant ce délai la réglementation
aura encore changé.
Les agents se sont donc habitués
à faire une partie de leur travail sur papier ou sur tableur, puis à saisir les
données dans le SI. Cela comporte des inconvénients (erreurs de calcul ou de
saisie, surcharge de travail, inefficacités diverses etc.), mais ce
fonctionnement d'ensemble permet à l’administration d’être réactive et de mettre en oeuvre sans délai une politique nouvelle.
Excès d'informatisation
Certaines entreprises de
service et administration automatisent à fond leurs procédures. Il arrive que
cela provoque des absurdités. Supposons que le SI d'une administration fiscale
soit conçu de telle sorte que les agents des impôts ne puissent pas
« reprendre la main » en cas d'anomalie. La personne qui a reçu un
avis d'imposition excessif sera alors obligée de payer sous peine d'amende, et
devra attendre qu'on lui rembourse plus tard le trop perçu. Un SI ainsi conçu
est comme un paquebot dont le pilotage serait automatique au point que le
commandant, de sa passerelle, n'aurait aucun moyen d'éviter la
catastrophe.
Systèmes experts
On a pu, dans certaines
entreprises, modéliser la pratique professionnelle des agents pour automatiser
leur démarche et gagner en rapidité. C’est ainsi que certaines banques ont conçu des systèmes experts de gestion de trésorerie.
Cependant, si le contexte économique ou réglementaire évolue, le système expert ne saura pas évoluer et
il perdra en efficacité alors qu’un opérateur humain aurait
adapté ses méthodes de travail et ses « règles de pouce ». Il
faut donc conserver, à côté du système expert qui fera le gros du travail,
des opérateurs humains plus lents sans doute, mais dont le savoir pourra être
réinjecté périodiquement dans le système expert pour le mettre à jour.
Niveau optimal de la
formalisation
La gestion d’un SI (ou d’un
projet) navigue entre deux extrêmes :
- Suivre une méthodologie : cela oblige à consacrer beaucoup de temps à
la production de documents qui décrivent le SI sans faire nécessairement progresser
son adéquation fonctionnelle.
- Pratiquer l'artisanat « à l'ancienne » : dès qu’un métier a besoin de
quelque chose, il demande aux informaticiens de le développer ; il revient
à ceux-ci de gérer l'intendance, le métier ne se souciant pas des problèmes
« techniques » du SI.
Si l’on admet la
non-formalisation, les maîtrises d’ouvrage risquent de s’y engouffrer ; si
l'on exige une formalisation complète,
l’entreprise s’enlisera dans la production de documents en grande parti
superflus. La définition du moyen terme efficace résulte du bon sens, qui ne
peut se formaliser entièrement.
Le semi désordre
Un SI totalement désordonné,
qui ne respecte aucune cohérence, n’est pas un système (puisque la
notion de système implique la cohérence), et il ne s’agit d'ailleurs pas d’information car
il produit des données qu’il est impossible de comparer et donc d’interpréter.
Le désordre total, c’est la mort du SI.
La perfection est une autre
forme de mort du SI : elle démobilise
les opérateurs humains. De même, une entreprise qui entreprend de se doter
d’un référentiel « détaillé » échouera si elle ne fixe pas
une borne à l’exigence du détail. Il faut admettre une dose de
« non qualité » (apparente) pour que la coopération entre l’automate
et l’être humain soit convenable. Le mieux est ici
l’ennemi du bien.
Le laxisme présente deux
formes :
- la raideur méthodologique qui aboutit soit à la mort du SI soit (conséquence
moins dommageable) à la frustration du méthodologue qui ne parvient pas
à se faire entendre ;
- le fatalisme, que traduit l’expression « ça finira par tomber en
marche » ou la phrase attribuée au président Queuille
(1884-1970) : « il n’y a pas de problème dont une absence persévérante
de solution ne finisse par venir à bout ». En matière de système d'information,
le fatalisme conduit à l'échec, ou du moins à l'inefficacité (SI médiocre,
coûteux, peu évolutif).
Le semi désordre, c’est le
contraire du laxisme : celui qui perçoit la façon dont l’automate et
l’être humain organisé s’articulent ne surestime pas les apports du
formalisme, et ne s’en remet pas non plus au fatalisme. La perception claire du résultat
opérationnel à atteindre guide le choix de ses priorités et l’aide à
procéder aux simplifications nécessaires. L'optimum ainsi atteint découle non
de l'application persévérante d'une règle simple, mais d'un arbitrage
délicat et continu qui relève du bon sens, de l'expérience, de l'art du
praticien.
Le petit graphique ci-dessus résume le
raisonnement : une automatisation à 100 % est inefficace, tout comme le
désordre absolu ; le maximum d'efficacité est obtenu si l'on sait doser la
puissance de l'automatisme et la souplesse de l'intellect humain. Ce maximum est
sans doute
« plat » (il existe une plage relativement large de dosages
possibles), mais en tout cas les deux extrêmes sont à éviter.
Il arrive, lorsque l'on dit
« semi-désordre » dans une conférence ou un cours, que les
auditeurs comprennent
« il faut laisser un peu de pagaïe s'installer, ce sera mieux ainsi ».
Cela plaît beaucoup à certaines personnes, mais c'est un contresens : la
recherche de l'articulation efficace entre l'automate et ses utilisateurs
requiert une excellente connaissance des conditions pratiques d'exécution du
processus, et en outre une réflexion approfondie ; elle est donc aux antipodes
de la facilité comme de la pagaïe.
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