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Le penseur et le politique

9 juillet 2002

J'ai connu un penseur qui s'amusait à repérer, dans le magma d'un discours politique ou d'un article de journal, les débris mal digérés des constructions idéologiques passées, ces constructions que l'on effleure à Sciences Po mais que peu de personnes étudient dans le texte. "Ce passage-là, me disait-il, c'est du Maine de Biran ; ici c'est du Maurras". Chez d'autres il repérait "du Rousseau, du Proudhon, du Fourier". Il relevait parfois dans un même texte des références à diverses familles idéologiques et diagnostiquait le désordre intellectuel de l'auteur. 

Le penseur est quelqu'un à qui le fonctionnement de son cerveau procure un plaisir très vif. Il consacre l'essentiel de sa vie à la recherche de ce plaisir, qui seule explique l'effort de la pensée. Le penseur n'aime pas à être dérangé dans cet effort ; il ne recherche le plus souvent ni la publicité, ni le pouvoir, ni la gloire qui lui sont plutôt contraires [1], même quand il a comme Newton un sens aigu et combatif du "copyright". Si les produits de la pensée sont parfois austères, leur élaboration a toujours été voluptueuse.

Le penseur a peu d'interlocuteurs véritables. La plupart des penseurs diraient comme Aimé Pallière : "Je ne laisserai pas de disciples. Je ne suis pas un maître. Je ne suis qu'un témoin. Le témoin reste solitaire." Le penseur ne publie que sous la pression de ses étudiants, à moins que ce ne soit pour épurer ses idées en les faisant passer par l'alambic de l'écriture. Ses écrits sont alors comme la sténographie de sa pensée. Il faut les méditer pour entrevoir leur cohérence (sans méditation, on ne peut comprendre ni Montaigne, ni Pascal, ni Husserl etc.) [2]. On le prend souvent pour un égoïste : sa vie en donne l'apparence quand, comme Goethe, il se protège contre sa propre sensibilité. Mais il fait à l'humanité le plus généreux des dons. 

*  *
"Le style est l'homme même" [3]. En se faisant écrivain, le dirigeant politique prend le risque de descendre nu de son piédestal et de montrer à tous sa pauvre cervelle. La qualité de la pensée s'acquiert par une gymnastique assidue dont l'homme de pouvoir, instinctif et sensuel, est incapable : ils ne peut lui consacrer ni l'énergie, ni le temps qu'elle réclame. L'exercice du pouvoir ne la favorise pas, comme le confirment la lecture de ses ouvrages : Le nœud gordien (Plon, 1975) de Pompidou ; Démocratie française (Fayard, 1976) de Giscard d'Estaing ; La paille et le grain (Flammarion, 1975) de Mitterrand. De Gaulle fait exception mais il avait eu le temps, lors de ses traversées du désert, de mûrir une amère sagesse - et ses écrits ne sont d'ailleurs pas sans reproche tant pour l'écriture que pour l'exactitude historique.

Laissons Pompidou, passons sur Giscard et sur son langage à la fois disloqué et sentencieux (si le ridicule tuait, la foudre l'aurait frappé quand il fit référence à Flaubert), examinons d'un peu plus près Mitterrand. Il passait pour un homme cultivé : son style sévère révèle en effet le latiniste, le juriste épris de droit romain, l'amateur de textes classiques, l'homme de goût soucieux d'élégance sobre. Mais sa pensée est moins ferme que sa phrase. 

La paille et le grain comporte trois couches consacrées l'une à l'organisation du parti socialiste, l'autre à des problèmes de société et de géopolitique (les fusées Pershing etc.), la troisième aux valeurs. Il se révèle dans la première un virtuose de la manipulation des hommes, des clans et des structures : on est là au meilleur niveau d'une pensée authentiquement machiavélienne. Sur les problèmes de société c'est un patron qui reprend, sans en extraire de synthèse ni de priorité, les fiches disparates préparées par ses collaborateurs. Sur les valeurs enfin, un philosophe de la tendance "humanisme flou" s'exprime par des pétitions de principe et des banalités comme celles que Mitterrand aimait à énoncer à la télévision : "il faut que l'homme cesse enfin d'exploiter l'homme" etc. : affirmation que l'on aurait mauvaise grâce à contester, mais qui pourrait construire une action sur des fondations aussi molles ?

Sans doute quelques passages de ce livre ont été écrits par d'autres ; mais un lettré comme Mitterrand ne signe et ne publie pas un texte qu'il n'aurait pas contrôlé, et l'unité du style témoigne d'une relecture attentive. C'est donc bien l'homme lui-même qui s'exprime dans cet ouvrage. Il est apte à prendre et à conserver le pouvoir, mais ses idées sont brumeuses. Son apport politique, certes capital, c'est d'avoir restauré en France le jeu de l'alternance. S'il nous a conduit vers l'Europe, c'est guidé par une intuition et non par une vue claire des enjeux ni par une conception historique solidement fondée. Il reste beaucoup de travail à faire pour mesurer ces enjeux et bâtir cette conception. 

*  *
Ceux qui attribuent une pensée à l'homme politique se trompent. Se trompent aussi ceux qui croient qu'un dirigeant a nécessairement l'intelligence nécessaire pour diriger (et qu'il en a apporté la preuve par sa victoire aux élections). Il suffit de dîner en ville à Paris dans le milieu des cadres supérieurs pour entendre des phrases naïves comme "Il faut tout de même qu'il soit intelligent, puisqu'il est président des États-Unis" (à propos de Nixon, Reagan, Carter ou Bush) ou "président de la République" (à propos de Pompidou, Giscard d'Estaing et Chirac qui, outre l'onction de l'élection, ont reçu celle des grandes écoles). J'ai même entendu dire "Hitler était tout de même intelligent" - phrase techniquement incontestable, mais qui dans un dîner en ville donne la mesure du crédit que l'on accorde d'office au dirigeant, même s'il s'agit d'un malade doté d'une intelligence perverse.

Les écrits des politiques les montrent guidés par l'instinct plus que par la réflexion. Leurs références intellectuelles sont au pis incohérentes, au mieux de seconde main. La pensée, la pensée vivante et créatrice, se trouve dans le cerveau d'hommes qui n'ont aucune envie d'exercer le pouvoir, occupent dans la société un rang modeste et ne se soucient pas de paraître sur le devant de la scène. Lorsqu'on rencontre un penseur, on le reconnaît à la solidité et l'étendue de ses lectures, à la précision de son langage, à son attention aux choses qu'il estime importantes (et qui paraissent aux autres relever du détail), enfin à son indifférence envers les gloires officielles, académies et autres prix Nobel, même lorsqu'il en est revêtu. 

Est-ce dire que le dirigeant politique est inutile, qu'il n'existe aucune "bonne" façon de remplir cette fonction ? Certes non. Toute collectivité humaine a besoin de confier à quelques-uns le soin d'arbitrer, décider, répartir les responsabilités. Ces personnes-là détiennent la légitimité. Mais les divers niveaux d'intelligence, de compétence, n'obéissent pas au même classement que les niveaux de pouvoir. Quand un homme politique s'appuie sur sa légitimité pour singer le penseur, il commet une usurpation. Les qualités qui lui sont nécessaires sont le courage et le "coup d'œil", qui englobe la vigilance, le jugement et l'esprit de synthèse. Des politiques comme Georges Clémenceau (1841-1929), Georges Mandel (1885-1944), Winston Churchill (1874-1965), un militaire comme Leclerc (1902-1947) en ont donné l'exemple.


[1] Franz Werfel (1890-1945), Stern der Ungeborenen, 1946 ; trad. L'étoile de ceux qui ne sont pas nés, Laffont 1977. Dans ce roman d'anticipation étrange l'auteur décrit l'humanité de l'an 100 000. Le dirigeant suprême est choisi parmi les penseurs. Cette fonction est ainsi imposée à celui à qui elle répugne le plus : il y a là une intuition pénétrante.

[2] Il faut a priori se défier d'un philosophe qui écrit bien. La qualité littéraire exige un effort dont un penseur ne prendra pas la peine (sauf exception : Pascal, Goethe etc.), trop occupé qu'il est par sa pensée. En lisant la phrase "brillante" de Michel Serres ou de Roland Barthes, on se rappelle que ce qui brille, ce n'est qu'une surface - et je ne parle pas des "nouveaux philosophes" médiatiques. Ni Popper, ni Husserl, ni même Michel Foucault n'écrivent "bien". Le style du penseur ne brille pas. A l'inverse, un écrivain qui écrit bien (et qui comme Flaubert ou Marcel Aymé fait ainsi correctement son métier) donne à ses narrations une profondeur qui excite la pensée. L'essayiste occupe une place intermédiaire et modeste : la qualité de son écriture réside dans la clarté avec laquelle il présente une pensée qui n'est pas nécessairement la sienne. 

[3] Buffon (1707-1788), Discours sur le style, 1753