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Élucider et animer

9 décembre 2001

"Élucider" est un des mots qui, dans le trésor de la langue française, émettent de riches, de profondes connotations. Je l'utilise pour désigner l'une des fonctions d'un système d'information ou, de façon plus générale, une des fonctions de notre intellect dans la vie quotidienne, qu'elle soit personnelle ou politique.

Élucider, c'est éclairer de telle sorte que l'objet devienne luisant et donc émette sa propre lumière. C'est un des secrets de la peinture de Chardin que Diderot admirait : les objets captent la lumière et la rayonnent, manifestant devant le spectateur une présence douce, insinuante et énergique. 

Nature morte
Jean-Siméon Chardin (1699-1779), Nature morte au chaudron de cuivre, vers 1734 (Musée Cognacq-Jay)

Une entreprise qui veut maîtriser la qualité de ses processus a deux possibilités : faire des sermons ou élucider. Lorsque l'on explique aux exécutants ce que c'est que de bien travailler, qu'on les exhorte en invoquant les valeurs professionnelles ou en faisant miroiter des primes, c'est un sermon. Les sermons ne sont pas inefficaces, mais il faut les renouveler souvent et ils sont parfois un peu ridicules. Lorsque l'on installe dans le système d'information des capteurs qui fourniront des statistiques (moyenne, dispersion, histogramme etc.) ou des alarmes sur le délai de fourniture d'un livrable, le nombre des affaires traitées, les ressources mises en oeuvre pour produire, voire même la satisfaction du client, on élucide le processus. On l'éclaire de telle sorte qu'il rayonne sur son fonctionnement une information objective, mécanique, en temps réel, toute la question étant de la définir bien, puis de l'utiliser par la suite pour animer le processus. 

"Animer" est un autre mot clé de la démarche. Animer, c'est donner une âme, autrement dit faire exister réellement quelque chose qui auparavant n'existait pas ou plus exactement restait inerte, inanimé. Le processus ne sera vraiment élucidé que s'il a un animateur, une personne chargée d'examiner les indicateurs et les alarmes, de les interpréter, et d'agir en conséquence. 

Il est évidemment bien plus efficace d'élucider et d'animer un processus que de faire des sermons. Comme dit Claude Riveline, "dans l'entreprise, chacun agit en fonction des critères selon lesquels il se sent jugé". Si la qualité de votre travail est visible, vous aurez tout naturellement le souci de la qualité, sans même que l'on vous y exhorte par des sermons. 

Bien sûr, il faut élucider et animer intelligemment. Des indicateurs mal choisis peuvent avoir des effets pervers, Riveline en a fourni de nombreux exemples. Un animateur maladroit ou pervers peut faire des dégâts. Comme tout outil puissant, l'élucidation doit être utilisée avec discernement. 

Il n'est pas facile de l'introduire dans l'entreprise. Lorsque celle-ci fonctionne sur le mode liturgique, c'est-à-dire que le rapport à la réalité y est, quoique l'on dise, secondaire par rapport au respect du rituel, il est naturel que l'on y prononce des sermons. Les indicateurs troubleraient la liturgie en amenant à la direction générale des informations de "terrain" dont elle ne saurait que faire. Puis il faut définir les fonctions, les pouvoirs des animateurs, chose fort délicate. 

Laissons là l'entreprise et passons à la vie quotidienne. Nous voyons, nous savons, nous comprenons beaucoup de choses, mais seules comptent celles que nous "réalisons" : à la compréhension intellectuelle s'ajoute alors la sensation de réalité, de présence, en somme nous comprenons qu'elles sont réelles. Élucider le monde, c'est élargir le cercle des choses que nous "réalisons" en projetant sur elles la lumière qui fera rayonner l'éclat de leur existence. Il y a plusieurs façons d'utiliser ses yeux. Certains ont un regard passif, vague, flottant : ils sont accaparés par leur vie intérieure, l'expérience ne leur apporte rien et le monde ne les intéresse pas ; d'autres ont un regard perçant, inquisiteur, dominateur : ils imposent aux choses le carcan d'une représentation toute prête et ne perçoivent que ce qui cadre avec leurs préjugés ; d'autres enfin ont un regard attentif, interrogatif et curieux : ceux-là cherchent à élucider le monde, à faire rayonner les objets qu'ils regardent. La peinture, recherche sur le regard, apporte ici des enseignements qui ne se limitent pas à la seule vision optique.

L'essayiste s'efforce d'élucider la société elle-même. Nous sommes pris par des engrenages, embringués dans des mécanismes qui nous déterminent d'autant plus fermement qu'ils sont plus obscurs. Les élucider, porter sur eux un regard qui les fasse rayonner leur propre explication, c'est élargir la sphère des libertés civiques. Il est vrai que certains préfèrent rester aveugles : il ne sert à rien d'élucider devant celui qui ne veut pas voir. Mais l'essayiste postule qu'il existe, parmi ses lecteurs, des personnes qui préfèrent voir et qui aiment articuler des idées claires à une perception à la fois claire et respectueuse du réel.