Rédiger L’esprit de la
recherche avait été très difficile : j’étais conscient des limites de mon
point de vue. J’ai envoyé ce texte à Laurent Bloch pour lui demander son avis.
Il connaît bien le milieu de la recherche.
Je reproduis ci-dessous sa réponse et le
bref échange qui s’en est suivi. Ils éclairent utilement ma fiche.
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Laurent Bloch :
Ton texte suscite passionnément mon intérêt
par plusieurs aspects. Depuis 25 ans je vis au milieu des chercheurs sans en
être un, ce qui m'a permis de beaucoup observer, sans pouvoir être impartial.
Pour commencer, je dirai que rien de ce que
tu dis n'est faux, et même que tout est vrai, ce qui est déjà beaucoup. J'y
ajouterai quelques réflexions qui ne partagent peut-être pas ces qualités.
1. L'école doit-elle semer l'esprit de
recherche ?
Le système éducatif français, dis-tu, ne
cultive pas l'esprit de recherche, mais transmet les résultats de recherches
passées. Est-il raisonnable d'attendre autre chose ? Lorsque nous étions au
lycée nous apprenions l'histoire sous une forme systématique, la qualité de cet
enseignement dépendait beaucoup du professeur, mais un élève studieux en sortait
avec une connaissance finalement assez sérieuse de l'histoire européenne. Si le
professeur était bon, ou l'élève curieux, il pouvait en naître un sens
historique critique, qui se développerait plus tard en khâgne. Histoire
événementielle, dira-t-on ? Certes, mais avant d'aborder l'École des Annales il
convient d'avoir une bonne idée du cadre chronologique et factuel où se déploie
la longue durée.
Aujourd'hui cette façon d'enseigner
l'histoire est périmée et les élèves sont censés faire des « recherches » : cela
se fait par copier-coller sur Internet, ne déclenche pas vraiment de vocation de
chercheurs mais aboutit à une ignorance historique généralisée. Ce que l'on
trouve sur Internet quand on ne sait rien, c'est rien. C'est fou le nombre de
choses que je sais parce que je les ai apprises au lycée, voire à l'école
primaire, et qui me font passer pour un grand érudit dans les dîners en ville.
L'école doit-elle semer l'esprit de
recherche ? Oui, mais aussi sinon principalement par l'acquisition de savoirs,
propres à susciter des curiosités.
2. Sociologie de la recherche
contemporaine
Tu mets en lumière l'opposition entre
l'esprit de recherche et les luttes entre équipes de recherche dont les enjeux
sont loin d'être toujours scientifiques. Tu as raison, mais il faudrait y
ajouter le rôle du pouvoir politique, source pratiquement unique aujourd'hui en
France du financement de la recherche.
Il faut aussi mentionner l'organisation
féodale de la recherche en France : les disciplines y sont des principautés
territoriales dont les princes défendent les frontières contre toute incursion
et dont ils distribuent les baronnies à leurs féaux les plus obséquieux. Les
thésards, post-doc, ATER et autres stagiaires constituent, tout autant qu'un
personnel servile pour les sciences de main d'œuvre que sont la biologie ou la
sociologie d'enquête, une clientèle captive pour le séminaire du maître dont on
espère un poste.
Ingénieur dans un institut public de
recherche, je ne puis me dissimuler mon appartenance au tiers-état face à
l'aristocratie des chercheurs patentés : un tel fossé n'existe qu'en France.
Ajoutons à ce tableau le carcan des marchés publics et de la comptabilité
publique, qui paralyse tout et que la LOLF ne fait qu'alourdir.
Avant le loi d'orientation de la recherche
de 1982 on devenait attaché de recherche, parfois avant même d'avoir terminé son
DEA : c'était un contrat de quatre ans ; si à l'issue de ce contrat l'attaché
avait confirmé son aptitude à la recherche et commencé une thèse prometteuse, il
devenait chargé de recherche, poste quasi-permanent, sinon il se retrouvait sur
le marché de l'emploi à 25 ou 26 ans dans des conditions rien moins que
scandaleuses. Aujourd'hui, lorsque l'on recrute un chercheur, c'est pour la vie,
alors il faut l'École normale ou Polytechnique, une thèse, deux post-doc : bien
d'autres préoccupations l'auront disputé à l'esprit de recherche dans la tête du
postulant, contraint à de savants calculs tactiques et à des ruses de courtisan
pour débuter à 32 ans au premier échelon, avec un salaire de secrétaire.
Qu'y a-t-il à attendre d'un tel système ?
Il faudrait aussi parler de la nouvelle
science communicante, par projets, qui repose sur PowerPoint...
3. L'ignorance du chercheur
Je l'ai souvent constatée : le chercheur, du
moins au début de sa carrière qui est souvent la période la plus féconde, ne
doit pas se disperser car ceux qui ratissent trop large ne vont pas assez
profond et échouent. D'où une certaine inculture des meilleurs. Mais ceux qui
deviennent vraiment bons auront à la maturité comblé les lacunes de leur
culture.
Pour terminer, une petite statistique
personnelle établie sur des populations que je connaissais de façon exhaustive
et dont mon poste d'observation informatique m’a permis de connaître le travail
de façon intime :
- sur une population de chercheurs patentés,
20% font vraiment de la recherche à un instant donné. Si on prend ceux qui ont
fait de la recherche au cours des cinq années précédentes, le pourcentage est
plus difficile à établir mais forcément supérieur ;
- parmi les 80% restants, on peut dénombrer
ceux qui font un travail honorable de diffusion de connaissances ou d'édition de
résultats établis par d'autres, ceux qui sont contents d'un travail mal payé
mais aux horaires peu contraignants dans une ambiance sympathique et avec de la
lecture, ceux dont l'hospitalisation coûterait plus cher à la société que leur
poste minable, ceux qui se spécialisent dans les commissions, la bureaucratie,
l'organisation de colloques ou d'appels d'offres.
Bref, ton analyse est juste, mais elle idéalise un peu en prolongeant l'image du
savant du XIXe siècle et en ignorant certains traits contemporains.
MV
A propos de l'école, je me suis mal
expliqué. Les « leçons de choses », qui abondent dans l'enseignement primaire,
sont nécessaires. Les exercices de prétendue « recherche » que l'on fait faire
par des gamins sont dérisoires et paresseux.
Mais l'enseignement dogmatique des sciences, tel qu'il se pratique dans le
secondaire en mathématiques, en physique et en chimie, habitue les esprits à
croire que « la science », c'est ce que des « génies » ont produit et qu'il
suffit d'utiliser. Or c'est faux.
LB
J'ai toujours pensé que l'exposé des motifs
et de la démarche de Newton et de Leibniz serait d'une grande aide pour la
compréhension du calcul différentiel et intégral. Lorsque les profs de physique
essaient de le faire, souvent maladroitement il est vrai, les matheux ricanent.
Et quant à ceux qui font de l'histoire des sciences, le réflexe instantané est
de les qualifier de « scientifiques ratés ». Il faudrait s'interroger sur la
racine de ces attitudes de défense (contre quoi ?).
MV
Séparer l'enseignement des sciences du
« pourquoi » des hypothèses et des définitions, c'est en couper la racine.
Exemple : les notions de groupe, corps, anneau, module etc. que l'on enseigne en
Taupe sont dénuées de sens si on ne se replace pas dans le cadre des
mathématiques du XIXe siècle, qui se concentraient sur la théorie des
nombres alors que la Taupe se concentre sur le calcul différentiel.
LB
Ce que tu dis là m'éclaire sur mon passé.
J'ai adoré la théorie des ensembles, l'arithmétique et l'algèbre linéaire, j'ai
détesté les séries, les suites et le calcul différentiel : mon échec en taupe
était inéluctable. Mes inclinations se sont réinvesties dans l'informatique, où
ce sont les seules mathématiques utiles.
MV
L'enseignement dogmatique des sciences
ressemble à la formation des pianistes au conservatoire : elle produit des
virtuoses, non des musiciens.
Quant à « l'esprit de recherche », il s'agit
d'une attitude devant le monde, d'une orientation fondamentale de la personne.
Cela n'a rien à voir avec la qualification sociologique de « chercheur » - si ce
n'est qu'un chercheur dénué de l'esprit de recherche est un farceur, cas non
rare. Je connais des personnes qui sont animées par l'esprit de recherche sans
pour autant porter le titre de chercheur.
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