La lecture de
Beginning C, d'Ivor Horton, m'a rappelé le cours d'allemand
que donnait en seconde M. Guinaudeau, vers 1955, au lycée Montaigne de
Bordeaux.
La plupart de nos professeurs supposaient acquises les connaissances de base et
suivaient le programme. M. Guinaudeau, partant de l'hypothèse inverse, nous a
fait réviser à fond la grammaire. Pour ceux qui n'avaient jamais écouté un cours
d'allemand, dont j'étais, il s'est agi non d'une révision mais d'un
apprentissage.
C'est alors que nous avons acquis les automatismes nécessaires pour décliner
les épithètes, utiliser les auxiliaires, conjuguer les verbes forts,
connaître des tournures comme "Ich folge Dir" etc. M.
Guinaudeau ne manquait d'ailleurs aucune occasion d'enrichir notre vocabulaire et si
j'ai pu par la suite lire dans le texte Kant, Goethe, Thomas Mann et quelques autres,
c'est à lui que je le dois.
Je suppose que si M. Guinaudeau avait subi une inspection on lui aurait
reproché de ne pas suivre le programme. Une tradition pédagogique fallacieuse
postule en effet que l'élève sait déjà tout ce qui est nécessaire pour comprendre le cours
: on lui fait lire des textes alors qu'il ne connaît pas la grammaire. Mais
si le
professeur fait semblant d'enseigner, l'élève fera semblant de comprendre.
* *
J'ai toujours admiré ceux qui parviennent à faire comme s'ils comprenaient
l'incompréhensible. En
seconde nous n'avions pas encore étudié le calcul différentiel, or il faut le
connaître pour comprendre la mécanique newtonienne. A l'X le cours de mécanique
quantique supposait, en calcul des probabilités, des connaissances que nous
n'avions pas. Ces deux cours étaient donc en toute rigueur incompréhensibles, cela n'a pas empêché
certains de nos camarades de les "comprendre".
Ils avaient sans doute un esprit docile et une bonne
mémoire.
Ceux qui ont appris à simuler la compréhension, qui sont devenus des
virtuoses dans la manipulation de symboles dépourvus de sens, n'éprouvent pas le
besoin de consolider les fondations et jugeraient humiliant de réviser des
connaissances "élémentaires". J'ai ainsi dans un ministère organisé une
formation aux outils de la bureautique (traitement de texte, tableur, logiciel
graphique, messagerie etc.). Dieu sait si les énarques en auraient eu besoin,
mais nous n'avons vu venir que leurs assistantes : ayant réussi un concours, ils
pensaient n'avoir rien à apprendre.
Rares sont les auteurs qui indiquent le niveau de connaissance qu'il faut
posséder pour les lire avec profit. La plupart font comme si le lecteur savait
déjà beaucoup de choses ; cela l'incite à singer la compréhension,
et il ne comprend qu'à peu près ou de travers. Avec une insolente
hypocrisie, Bourbaki prétend ainsi que la lecture de son traité ne suppose aucune connaissance préalable en mathématiques : si vous ne le comprenez pas, c'est que
vous êtes idiot. A ce compte, qui ne le sera pas ?
* *
Ceux qui avouent ne pas comprendre, qui révisent, qui reviennent aux
fondements, sont dûment méprisés. Je me rappelle le regard dédaigneux d'une
collègue qui avait vu entre mes mains un livre intitulé Introduction à la philosophie. Elle
estimait sans doute avoir dépassé depuis
belle lurette le niveau d'une "introduction" ; je trouvais utile, pour ma part,
de parcourir une fresque historique pour réviser des
choses que j'avais oubliées et en découvrir d'autres qui m'étaient inconnues.
Il est utile, surtout, de réviser ce que l'on a appris à l'école primaire. Savons-nous
lire, en effet ? je veux dire : vraiment lire, en profondeur, en
comprenant à fond ce que nous lisons ? Savons-nous écrire, vraiment écrire, construire nos
phrases, composer nos textes ? vraiment compter, calculer vite et sans erreur ?
Savons-nous enfin parler, trouver à point nommé l'accent et l'intonation justes,
le mot exact ? Allons donc ! progresser dans ces savoirs que l'on dit
élémentaires, c'est le travail d'une vie. On mourra sans l'avoir achevé.
* *
Je doute de la qualité de ceux qui décrochent les premiers prix lorsque
l'enseignement est menteur. Tel, à l'esprit loyal, sera "nul", qui se serait
épanoui entre les mains d'un bon maître.
Parmi les chercheurs en mathématiques nombreux sont ceux qui furent naguère
"nuls en maths" et je connais un historien qui, au lycée, était "nul
en histoire". Il disait alors : "L'histoire, à quoi ça sert ? le passé, c'est du
passé, on n'en a rien à faire". Mais celui qui se demande "à quoi sert" une
discipline est déjà sur le chemin de la recherche, à laquelle il pourra accéder si
quelqu'un lui ouvre les yeux.
Les esprits dociles, eux, n'entreverront jamais ce que peut être une recherche.