Essai de numérologie cévenole
22 mars 2004
Dans mon village, on joue au loto. Cela se
passe dans la salle polyvalente de la commune. Chaque joueur paie pour avoir un carton.
Il y pose des jetons selon les numéros que
l’animateur tire d’un sac. Celui qui aura le premier rempli son carton s’écrie
« carton plein !» et s’empare fièrement, sous les regards envieux de
l’assistance, du cuissot de chevreuil, des bouteilles de vin ou du panier rempli
de bonnes choses. Le bénéfice de la séance va aux œuvres de la commune.
Les cases des cartons sont numérotées de 1
à 90. Tout l’intérêt de la partie réside dans la façon dont les nombres sont
annoncés et commentés. A chacun sont associées une ou deux phrases que
tout le monde connaît – mais les animateurs inventifs sont appréciés et
l'innovation ne cesse pas.
L’ensemble de ces phrases constitue un petit
recueil de numérologie qui aurait pu intéresser Georges Dumézil. Il faut les entendre
avec l’accent occitan (ceux qui parlent « pointu », qualifiés ici de
« parisiens », doivent pour s’en faire une petite idée écouter Raimu dans les
films de Pagnol). Sous leur air bon enfant, elles dévoilent une
conception du monde.
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Notons d’abord des allusions à l’emplacement
sur le carton. Le 90, c’est bien sûr « le papé », auprès de qui se trouve
naturellement « la mamé » (89). Le 87 est « l’arrière-sœur de la mamé » (on ne
parle pas de la sœur parce que le 88 évoque, nous le verrons, une autre image).
Enfin le 45, situé au milieu du carton, est « la moitié du fourbi ».
Puis viennent les allusions à des noms de
département : 27 (Eure) : « l’heure, c’est l’heure, mais c’est pas l’heure ». 42
(Loire) : « la caisse noire », allusion aux mésaventures du club de football de
Saint-Etienne. 65 (Hautes-Pyrénées) est à cause de Lourdes « un miracle ».
On cite aussi des noms
propres : 55 évoque Brigitte Bardot parce que ces deux chiffres font penser à
une poitrine opulente. 84 (Vaucluse) évoque Mireille Mathieu, qui est d’Avignon.
34 (Hérault), c'est « Nicollin et ses poubelles » (l'une des sociétés de Louis
Nicollin, président du Football Club de Montpellier, est spécialisée dans le
traitement des ordures ménagères).
Le dessin des chiffres, déjà utilisé avec
Brigitte Bardot, suscite des allusions innocentes ou paillardes. 1 : « le premier
de 1000 » ; 6 : « la queue est en l’air » ou « le vaillant », auquel fait si
j’ose dire pendant le 9 : « la queue est en bas », « le fainéant ». 66 se
traduit par « les deux queues sont en l’air ». 8, c’est « la petite cougourle »
(sorte de courge) et 88 « les deux cougourles ». 11, c’est « les gambettes de la
Monique » (prénom du premier adjoint au maire), « les gambettes du
Gérard » (autre personnage de la commune) ou « les gambettes de Qui-vous-savez ».
(Note grammaticale :
la syntaxe est proche du latin. On utilise l’article emphatique pour parler
des personnes : on dit « le Doumergues », « la Monique », « le Jean », pour
dire « c’est ce fameux Jean que vous et moi connaissons ». L'article vient du ille
qui a donné « illustre ». Par ailleurs, le verbe être se conjugue volontiers, comme
en allemand, avec l’auxiliaire être : un de mes voisins dit « je suis toujours
été gaulliste ». On utilise aussi le passé surcomposé : « quand je l'ai eu
vu »).
Le 69 occasionne un festival que j’abrège :
« la piste aux étoiles », « au plaisir de ces dames », « gouchigoula », « à
l’envers comme à l’endroit » etc. 77, c’est « les outils du Papé » (deux cannes)
ou encore « les burettes » (à l’église).
Des images sont associées à certains
nombres : 2, c’est « les amoureux » ou encore « Dous coume lou mel » (Doux comme
le miel, « dous » voulant dire à la fois « deux » et « doux » en occitan). 3
représente « le couple moderne » (le mari, la femme et l’amant : notez cette
image de la modernité) ou « l’oreille du chat » (l’oreille d’un chat
batailleur est écrantée comme un 3). 4 est « la main du menuisier » (il est rare
qu’un menuisier conserve tous ses doigts) ou plus banalement « la chaise »,
posée sur quatre pieds. 5 donne naturellement « la pleine main », 13 « le
porte-bonheur » et 36 « 36 chandelles ».
22, ce n’est pas chez nous la police mais
les gendarmes : « ils ne sont pas là », « ils sont au bout du pont » ou « ils
vont deux par deux, tout en bleu, dans une Estafette bleue ». 33, c’est « le
docteur », « le Pignatel » ou « le Peletou », du nom des médecins qui officient
au chef lieu de canton. 51 c’est « la tisane par les plantes », allusion au
pastis 51 que d’aucuns consomment sans beaucoup de modération.
Certains numéros évoquent les habitants d’un
département : 13 (Bouches-du-Rhône) donne « les Marseillais » et 59 (Nord) « les
gens du Nord ». Tout cela est un peu banal, mais on se rattrape avec le 75 : « les
ailes froissées » (à Paris, les automobiles se « froissent les ailes »), « les
culs blancs de la Grande-Motte » (les pauvres, comme ils sont pâles au début des vacances
!),
« les doryphores du mois d’août » (ce sont des envahisseurs, comme les Allemands
que l’on appelait « doryphores » pendant l’occupation parce qu'ils
mangeaient tout).
Quelques numéros de téléphone célèbres :
17 « la police », 18 « les pompiers » ou « le numéro qui sauve ».
Les dates du calendrier fournissent leur
lot : le 19, c’est « la Saint-Joseph à Bordezac » (le 19 mars, fête de la
Saint-Joseph, il y a pèlerinage à Bordezac) ou encore « le patron des cocus »
(l’épouse de Saint Joseph a eu un enfant dont il n’était pas le père).
24, c’est « la foire d’Alès au mois d’août » et 25 « Noël » (le 25
décembre).
Parmi les procédés rhétoriques
l’homophonie tient une bonne place : 7 « au bord de la mer » (comme Sète),
10 « disputez vous », 12 « la merdouze », 15 « tu m’esquintes », 16 « elle coule
à Bagnols » (ou « au pont du Souillas » etc. : il s’agit de la Cèze qui
prend sa source tout près), 20 « sans eau » (c’est ainsi que l’on préfère le
vin), 44 « caracaca » (homophonie des plus pures), 72 « tirez-y la blouse ».
L’histoire apporte son lot de bons et
mauvais souvenirs : 36 « les congés payés », 40 « la guerre »,
68 « le mois de mai », 70 « la drôle de guerre » (de 1870), « la bonne
année » (par antiphrase), « l’année où on a mangé des rats » (à Paris pendant le
siège).
Après l’histoire, la géographie. Le 30
(Gard), c’est notre département et le patriotisme local s’exprime : « le
département où il ne pleut jamais », « Charnavas », « Mallenches », « Sénéchas » etc. (noms de hameaux ou
communes du coin). 34 ce sont « les voisins d’en bas » (l’Hérault est
vers le sud) et 48 « les voisins du haut » (la Lozère est vers le nord). 31 (Haute-Garonne) est « le pays des violettes », et
39 (Jura) « c’est là qu’on fait les pipes » (les pipes de Saint-Claude).
64 (Pyrénées Atlantiques) est « la chambre d’amour », allusion à une plage qui
se trouve près de Biarritz.
Enfin, allusion littéraire, 40 rappelle aussi
le personnage d'Escartefigue dans la partie de belote du César de Marcel Pagnol : c’est « la marine »
ou « les cocus ».
Quelques phrases résistent à l'exégèse
et le mystère ne fait qu’ajouter à leur poésie. Les voici, peut-être pourrez-vous
m’en fournir les clés :
1 : « Pinot, le roi du Loto » ; 10 : « Le
petit trou » ; 14 : « Les Bességeois », « Les plus forts »,
« L’homme fort » (il fallait beaucoup de force aux ouvriers de Bessèges
qui fabriquaient les rails de chemin de fer, mais pourquoi ce rapprochement avec
le 14 ?) ; 16 : « Les pois chiches » ; 23 : « La petite fleur » ; 29 : « Le
marchand d’encre à Paris » ; 30 : « Les pins frisés » ; 55 : « Le régiment des simples » ; 79 : « Les cloches du lavage ».
Je n’ai sûrement pas tout recensé ! Le
lecteur attentif aura noté que quelques nombres étaient restés orphelins, mais
cela tient peut-être aux limites de mon expertise. La liste de ces phrases ne
sera d'ailleurs jamais achevée : chez nous la créativité est bienvenue.
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Compléments
Des lecteurs du site ont donné
des indications sur les phrases que l'on utilise dans d'autres régions :
Dans le sud des Deux-Sèvres, lorsque
le carton est plein on crie « Quine
! », mot datant
du Moyen Age et utilisé en français jusqu'au XVIIIe
siècle : il vient du latin « Quinque ».
Dans le Béarn, on trouve des expressions
taurines ou rugbystiques. |