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Pour une esthétique de la sobriété

24 mars 2001

Je ne suis certes pas le seul qui s'intéresse au spectacle de la rue ou du métro à Paris. Cette ville est la capitale de la diversité ; l'œil attentif y découvre des merveilles mêlées aux banalités et aux laideurs. 

La mode féminine est l'un éléments les plus intéressants de ce spectacle. Certes les robes sont encore rares et les tailleurs visent trop souvent à faire sérieux ou cossu. Mais on voit apparaître une mode toute simple : pantalon bleu marine, chemisier blanc, queue de cheval ou coiffure nette, sac en bandoulière ou sac à dos, épaules dégagées, allure vive ; jupe en tissu léger, veste de même, corsage clair, sac à main ; jupe et pull-over aux plis souples ; ou bien, s'il fait un peu froid, pantalon au pli de repassage marqué, veste courte, chaussures de marche.

Ces passantes me rappellent les vers de La Fontaine :
 
Légère et court vêtue, elle allait à grand pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile, 
Cotillon simple et souliers plats.

Bien sûr les femmes ne sont pas toutes habillées de la sorte car l'élégance est coûteuse même quand elle est simple. Mais la netteté, la sobriété sont l'une des tendances de la mode actuelle. On la trouve chez Yves Saint-Laurent qui ne s'en est jamais écarté, comme chez Marc Jacobs qui appartient, lui, à la nouvelle génération. 

Si la sobriété devient à la mode, si elle est assimilée au "chic", nous pourrons nous appuyer sur cette mode pour faire progresser dans nos entreprises la sobriété des systèmes d'information. 

Pourquoi nos systèmes d'information ne sont-ils pas naturellement sobres ? il me semble, après quelques expériences, que c'est pour une raison philosophique d'autant plus profonde qu'elle est implicite, et aussi pour une raison institutionnelle.

1 - Raison philosophique 

Toute représentation simple répugne à ceux qui la considèrent comme une violence à la complexité du réel. Ils lui préfèreront une représentation compliquée ; bien sûr, s'agissant d'une représentation, elle sera simple comparée à un réel qu'aucune représentation n'épuise, mais sa complication évoquera ou plus exactement singera la complexité du réel. 

Cette esthétique de la complication se manifeste par des réactions vives, voire douloureuses, devant toute tentative de simplification ou de choix dans les priorités ; la phrase clé est "Ce n'est pas si simple". Toute tentative de classification, hiérarchisation, distinction entre les couches logiques diverses que l'action entremêle mais que le discernement doit séparer, suscite cette objection. 

La loi des 80-20 ("80 % de l'utilité résident dans 20 % des fonctionnalités") devrait pourtant inviter à la sélectivité. Ne vaut-il pas mieux laisser tomber les 80 % les moins utiles ? L'amoureux de la complication s'y refuse. "Les utilisateurs le demandent", voici sa deuxième phrase clé. 

La demande des utilisateurs

Il est vrai que les utilisateurs demandent beaucoup de choses. Mais attendent-ils qu'on les suive à la lettre ? non ; je soutiens que l'utilisateur ne souhaite pas que l'on réalise exactement ce qu'il a demandé. Il préfère que l'on fasse dans sa demande un tri intelligent, et que l'on prépare un produit simple conçu pour satisfaire l'essentiel de ses besoins. 

Les concepteurs confondent souvent "demande" et "besoin". Le besoin, réalité profonde enfouie dans la conscience et la pratique de l'utilisateur, ne s'exprime pas directement ; il se traduit par une demande explicite, mais celle-ci est infidèle comme toute traduction. La formulation de la demande dépend en effet des conditions de la collecte d'information ainsi que de l'idée que l'utilisateur se fait du possible technique. Elle mêle sans tri ni classement l'indispensable, le nécessaire, l'utile, le commode, le superflu. On doit donc la retravailler pour y introduire un ordre de priorité et élaguer ses redondances. 


Animation d'un groupe d'utilisateurs

Phase 1 : recueillir les demandes de la façon la plus complète possible, car il faut lancer un large filet pour ne rien négliger d'important. Remplir ainsi des affiches en papier qui couvriront les murs de la salle de réunion. Insister pour être bien certain de ne rien avoir oublié.

Phase 2 : demander aux utilisateurs d'identifier les fonctionnalités indispensables, que l'on soulignera en rouge sur les affiches. Insister pour qu'elles soient vraiment indispensables en posant des questions comme "Êtes-vous sûrs que l'entreprise s'arrêtera si l'on ne fait pas ainsi ?" ou "Êtes-vous sûrs que l'on ne peut pas travailler autrement ?" Les fonctionnalités indispensables représenteront, selon les cas, 5 à 15 % de celles recensées auparavant. 

Phase 3 : dire enfin aux utilisateurs "La V1 fournira les fonctionnalités indispensables, les autres seront fournies par la V2". 
 

Le secret du succès - mais il ne faut pas le dire, puisque c'est un secret - c'est qu'il ne faut jamais faire la V2. L'histoire de l'informatique abonde en bons produits détruits par une V2 où l'on a voulu introduire ce qui avait été négligé par la V1. Les versions ultérieures ne devront pas chercher à satisfaire "toute la demande", mais seulement les besoins nouveaux, et toujours sous la même contrainte de sélectivité. 

Le besoin véritable

Les utilisateurs seront-ils mécontents, frustrés ? ce n'est pas sûr. Quelle est l'automobile la plus intéressante : la Bentley, avec son tableau de bord en loupe de noyer, ou la 2 CV ? les amateurs de luxe préfèrent la Bentley ; les amateurs d'intelligence préfèrent la 2 CV. 

Or nos entreprises ont aujourd'hui besoin d'un système d'information ayant l'esthétique de la 2 CV plutôt que celle de la Bentley. Un système d'information est toujours fragile et instable, sujet à des pannes, des incidents, difficile à faire évoluer ou à adapter à un environnement changeant. Sa fragilité est proportionnelle au carré de la taille des programmes ou du nombre des fonctionnalités : elle croît vite avec la complexité. Plus un système est sobre, plus il sera solide, moins il connaîtra d'incidents, mieux on pourra le faire évoluer. L'utilisateur y gagne. La sobriété facilite non seulement la conception, mais l'exploitation et l'évolution. 

Il se peut que dans quelques décennies nos entreprises maîtrisent assez bien leur système d'information pour pouvoir rechercher le luxe en matière de fonctionnalités ; pour le moment c'est une tentation dont elles doivent se défier. Nous sommes, devant l'informatique, maladroits et incultes comme ces nouveaux riches que le luxe rend ridicules. Nous devons préférer la simplicité ; et même si un jour nous savions maîtriser les solutions complexes, la simplicité resterait un critère de qualité, la sobriété resterait une attitude judicieuse.

2 - Raison institutionnelle

L'obstacle philosophique explique les symptômes de souffrance que constate celui qui invite à la sobriété. Les réactions de colère, elles, s'expliquent plutôt par des raisons institutionnelles.

Conseiller une solution simple, suggérer une priorité, c'est énoncer un avis clair et courir le risque d'un démenti. Il y faut du courage : si rechercher la simplicité, c'est rendre service à l'entreprise, ce n'est pas se rendre service à soi-même. Les hommes de pouvoir et de peur (c'est la même chose ; on confond souvent "homme de pouvoir" et "homme d'action") ne répondront jamais à celui qui propose une simplification en se plaçant sur le même terrain pratique que lui. Ils ne diront pas "Examinons si cette simplification-là est bien la plus pertinente", mais "Ce n'est pas si simple", "Il faut tout de même être sérieux", "Nous devons répondre à la demande des utilisateurs", "Je ne suis pas convaincu", "J'ai peur que..." etc. Ces phrases clé leur procurent une prime de crédibilité, et il faut voir comme ils se rengorgent en les prononçant.

Être simple de façon judicieuse suppose d'ailleurs une clarté de vue, un coup d'œil et un sang froid que ne peuvent avoir ceux qui se sentent dépassés par leurs responsabilités. Ils ont le réflexe malheureux de l'apprenti motocycliste : s'il se raidit par crainte de tomber en s'inclinant dans les virages, il tombe dans le fossé extérieur. De même, l'homme que sa mission effraie crée d'instinct les conditions de l'échec. Croyant le succès impossible il préfère, "foutu pour foutu", se mettre du côté des fortes probabilités ; et l'un des procédés les plus sûrs pour susciter l'échec est de refuser, sous prétexte de sérieux, tout ce qui pourrait simplifier la tâche. Le simplificateur provoque alors des réactions d'une violence qui surprendrait si l'on ne savait l'interpréter : les personnes en proie à la panique considèrent celui qui indique une issue comme leur pire ennemi.

3 - Vers une nouvelle esthétique

La sobriété suppose à la fois une attitude philosophique (discernement, sens du possible et des priorités, acceptation et même valorisation du schématisme de la représentation) et le courage des personnes comme des institutions. 

Pour faire progresser la sobriété dans l'entreprise, il faut en lancer la mode. Les ingénieurs, dans leur sérieux professionnel, obéissent à une esthétique qui guide en profondeur leurs choix et leurs attitudes. Si la mode est à la complication, si la phrase "Ce n'est pas si simple" suscite le respect, ils seront désarmés. Mais si cette phrase déconsidère celui qui la prononce, si la mode est à la sobriété, si celui qui propose une simplification est écouté avec intérêt, alors on verra les projets se clarifier, les priorités s'exprimer, le langage s'épurer du jargon par lequel les corporations cherchent à se protéger, enfin la communication s'établir. 

Nous aurons des entreprises moins compliquées, plus intelligentes, plus élégantes. L'élégance, c'est-à-dire ici la clarté du langage, la sobriété des besoins et la simplicité des solutions, n'est pas une affaire de pure apparence : c'est une condition de l'efficacité. 

Voir aussi l'aspect économique (et écologique) de la sobriété et Comment concevoir un référentiel