Les DSI sont dans une situation difficile. La
morosité actuelle des entreprises, leur refus d’investir, leur obsession du
profit immédiat les conduisent à ne voir dans l’informatique qu’un poste de coût
à comprimer. Les fournisseurs séduisent les DG avec des arguments simplistes :
« il faut tout outsourcer[1] » ;
« il faut passer à l’ERP » ; « il faut un
EAI », « il n'y a qu'à utiliser des
Web Services » etc. (dans les années 90, « il n'y avait qu'à passer au
client/serveur »). La durée de vie d’un DSI dans ses fonctions est actuellement
de deux ans : la moitié d’entre eux perdent leur emploi chaque année.
C’est un signe très inquiétant. L’entreprise qui
ne sait que faire de son informatique, qui tolère un tel « turn-over » dans la
fonction de DSI, ne peut pas maîtriser son système d’information alors que
celui-ci est désormais le principal outil de son action.
* *
Confrontés à ces dangers, les DSI cherchent à
consolider leur position. Ils aspirent à accéder au comité de direction de
l’entreprise, à participer à la décision stratégique. Ils revêtent alors le
personnage de l’« homme de pouvoir » avec ses attributs grotesques : parole
péremptoire, repartie rapide, susceptibilité à fleur de peau, échange de bons
procédés entre pairs.
Ils souhaitent, pour pouvoir parler en stratège,
être celui qui définit les services que le SI rendra à l’entreprise, la façon dont les
processus de production sont automatisés. Il faut pour cela qu’ils se
substituent aux métiers dans l’expression des besoins et qu’ils soient donc,
tout à la fois, client et fournisseur, maître d’ouvrage et maître d’œuvre du
SI.
Cette organisation convient à ceux des directeurs
généraux qui pensent que « tout ça, c’est de l’informatique » et préfèrent,
comme l’adjudant qui aligne une troupe, « ne voir qu’une seule tête ».
Mais elle implique une confusion dangereuse entre des rôles différents.
* *
Le DSI qui a pris la responsabilité de la
maîtrise d’ouvrage, et qui a donc sous ses ordres les personnes qui établissent
les expressions de besoin des divers métiers, participe en effet à deux univers mentaux
différents :
celui de la gestion de l’usine informatique, usine complexe et
fragile qui doit tourner en continu sans défaillance perceptible
par les utilisateurs ; celui de la conception du système d’information qui,
elle, exige une vue prospective, une vigilance périscopique et la capacité à
parler les divers langages de l’entreprise. Ce DSI doit ainsi être à la fois le
physicien de l’informatique et l’organisateur de l’entreprise.
Or il est très difficile, voire humainement
impossible, de conjuguer ces deux rôles. Certes, un DG peut toujours demander
qu’une même personne soit à la fois un saint, un héros et un génie : certains
d’entre eux ne s’en privent pas. Mais il est périlleux de fonder une
organisation sur une telle exigence car elle ne sera pratiquement jamais
satisfaite.
Dans les faits, le DSI qui veut devenir le leader
effectif de la maîtrise d’ouvrage devra relâcher l’attention qu’il accorde à
l’informatique. Certains d’entre deux trouveront expédient de la confier à leur
adjoint. L’organigramme de la DSI prend la forme suivante :
(Les maîtrises d’ouvrage des divers métiers
seront alors, selon les entreprises, rattachées hiérarchiquement soit au
DSI, soit aux directeurs des métiers ; dans ce dernier cas, le DSI n’a
d’autorité directe que sur la coordination des maîtrises d’ouvrage qui est une
petite équipe).
Le DSI est ainsi devenu le conseiller du
directeur général, l’expert qui éclaire la stratégie de l'entreprise en matière de
SI ; le fonctionnement quotidien de l’informatique n’est plus son
premier souci : c’est son adjoint qui s’en charge.
Alors s’ouvre un piège : que se
passera-t-il si l’informatique connaît une défaillance grave, si par exemple une
panne compromet le fonctionnement de l’entreprise ? Le DG cherchera, ne
serait-ce que pour émettre un signal salubre, un responsable pour le punir et,
éventuellement, le chasser de l’entreprise. Le DSI pourra-t-il dire « c’est mon adjoint le coupable, je n’y suis pour rien, c’est lui qui s’occupe
de la plate-forme technique » ? Non, car le DG lui répondra « c’est vous le
patron, c’est vous le capitaine, c’est vous le responsable, c’est vous qui
sautez ».
Ainsi le DSI qui concentre son attention sur le
rôle stratégique du système d’information, qui s’érige en patron de la maîtrise
d’ouvrage et délègue à un autre la responsabilité de l’usine informatique, vit
avec une épée de Damoclès sur la tête : il a lâché les rênes de la plate-forme
technique mais en cas d’incident ce sera lui le coupable.
C’est là une situation psychologiquement et
pratiquement intenable. Dans les faits, ou bien l’adjoint à qui le DSI a confié
l’informatique devient le véritable directeur de l’informatique, pleinement
responsable, et le DSI n’est plus qu’un coordinateur de la maîtrise d’ouvrage,
tâche importante mais dont les entreprises n’ont pas toutes reconnu la nécessité
et qui ne lui donne autorité directe que sur une petite équipe ; ou bien le DSI
garde la main sur l’informatique, ses machines et son personnel, et alors
inévitablement le poids des décisions et responsabilités que celle-ci implique
tirera ses priorités du côté de la plate-forme et lui fera oublier ou
négliger les aspects stratégiques du système d’information.
On retrouvera alors
un schéma très fréquent : le DSI s’occupe de la plate-forme et prétend
s’occuper du système d’information (puisqu’il porte le titre de « directeur du
système d’information »), mais en fait il ne focalise pas son attention sur le
SI et il se limite à jouer le rôle, d'ailleurs utile et très prenant, du physicien. Il n’est pas un
organisateur.
Certains d’entre eux, jaloux de leur titre,
s’emploient à empêcher l’émergence d’une compétence en maîtrise d’ouvrage dans
l’entreprise car ils y voient une concurrence symbolique. D’autres, au
contraire, souhaitent qu’une telle compétence se forme mais il leur est
difficile de définir clairement les rapports qu’ils doivent avoir avec elle, et
parfois un conflit naîtra autour de la maîtrise du budget.
* *
Il est sain de reconnaître dans l’entreprise deux
spécialités différentes : l’une en maîtrise d’ouvrage, essentiellement
fonctionnelle et sémantique, qui définit ce que le système d’information doit
faire pour ses utilisateurs et pour l’entreprise. L’autre orientée vers la
physique de la plate-forme : choix des solutions d’architecture
(synchronisme, persistance, concurrence), des systèmes d’exploitation, langages
et SGBD, dimensionnement des ressources, reprise en cas d’incident, back-up etc.
Le secret du succès, c’est d’organiser entre ces deux spécialités une
dialectique mutuellement respectueuse et énergique, « sportive » en un mot, qui
contribue au dynamisme de l’entreprise. Mais peu d’entreprises sont
aujourd’hui mûres pour une telle organisation.
Les DSI, étant sur la défensive tout en disposant
du pouvoir que donne le poids de leur direction dans le budget, sont tentés
par la manœuvre désespérée et, en fait, impossible qui consiste à prendre en
mains la maîtrise d’ouvrage tout en gardant personnellement le contrôle de
l'informatique. Les entreprises, ne rêvant que d’oublier les soucis
que leur cause l’informatique, sont prêtes à les écouter. Elles s’engagent ainsi
dans un piège dont ni elles, ni les DSI ne pourront sortir indemnes.
* *
Un ami DSI m’a donné la recette pour durer trois
ans et ainsi accroître de 50 % la durée de ses fonctions par rapport à la
moyenne. Ce n’est qu’une caricature mais elle est assez ressemblante pour être
instructive :
« Tu suggères à l’entreprise d’outsourcer
l’informatique. Les fournisseurs soutiennent cette suggestion avec enthousiasme et
la font miroiter aux yeux du DG.
« Pendant un an, tu fais des études, un appel
d’offres, tu compares les propositions, tu négocies avec les syndicats, tu rends
compte au comité de direction, ça t’occupe et ça te donne de l’importance.
Finalement tu choisis un fournisseur.
« Pendant une autre année tu assures la
transition : tu fais passer les données, les applications, le personnel chez le
fournisseur, tout en maintenant l’informatique en marche. C’est du boulot !
Tu es encore plus occupé.
« Durant la troisième année, l’informatique est
enfin outsourcée. On atteint le régime de croisière, mais le fournisseur ne tient pas ses promesses parce qu’il était impossible
de les tenir. C’est le désenchantement, un contentieux se crée. Tu consultes les
juristes, tu négocies, ça occupe encore. Finalement tu fais part au DG de ton impuissance à
régler les problèmes ; il s’irrite et finit par te virer mais tu auras tenu
trois ans, sinon plus.
« Ton successeur dira que l’outsourcing était une
erreur et qu’il faut tout ramener dans l’entreprise. Il lui faut un an pour
dénouer le contrat et définir la manœuvre, un an pour exécuter celle-ci, un an
pour reconnaître que ça ne va pas mieux, ce qui entraînera son éviction.
« Le successeur de ton successeur pourra, lui,
recommander de nouveau l’outsourcing. Si le DG a changé (au bout de six ans, c’est
possible), l’entreprise n’aura pas gardé un souvenir précis de
sa première aventure et le DSI sera écouté, ce qui nous ramène au premier paragraphe.
« Une carrière de DSI peut donc se conduire ainsi :
quand est recruté, recommander l’outsourcing si l’entreprise gère elle-même l'informatique, recommander de tout ramener dans l’entreprise si elle a déjà outsourcé.
Le scénario se décline en variantes selon que l’entreprise a outsourcé tout ou partie de l’informatique, qu’elle utilise un ERP ou non etc.
Dans tous les cas cette tactique te donne au moins trois ans, après quoi tu
pourras la rejouer
dans une autre entreprise si tu trouves un autre poste de DSI. »
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