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Le tort d’avoir raison

Vous avez eu tort d’avoir raison trop tôt ". C’est ce qu’entend dire un inventeur lorsqu’il se dépite que l’on ait perdu des années avant d’appliquer une solution qui était, pour lui, évidente.

La "conversation" entre l’inventeur et l’entreprise s’est mal passée. Il n’a pas su se faire comprendre, elle n’a pas su comprendre. Qui a eu tort ? Si une conversation échoue, c’est que la relation entre les deux interlocuteurs n’a pas fonctionné ; ils en sont tous deux responsables, la faute ne pèse pas tout entière sur l’inventeur.

Mais les deux responsabilités ne sont pas de même nature. Une bonne idée, même si elle est dans l’air du temps, se condense toujours d’abord dans la cervelle d’un individu ; et les esprits capables de telles condensations ne sont pas les plus habiles pour se faire valoir, car il ne faut pas les mêmes qualités pour communiquer et pour réfléchir. Or toute idée nouvelle doit surmonter des objections, voici quelques phrases types :

  • "si c’était une si bonne idée que cela, quelqu’un d’autre l’aurait déjà eue" ;
  • "je ne suis pas convaincu" ;
  • "je ne la sens pas" ;
  • "vous avez raison mais il est trop tôt, attendez" ;
  • "il faut tout de même être sérieux" ;
  • "dans le business plan, vos évaluations de coût sont crédibles, mais non celles des recettes" ;
  • "je n’y comprends rien, c’est donc idiot" ;
  • "personne au monde ne fait ainsi " ; variante : "les Américains ne font pas ainsi" ;
  • "l’application de votre idée soulèverait des problèmes sociaux " ; variante : "des problèmes de personne" ;
  • "il faut la soumettre à un comité" ;
  • "on ne pourra l’envisager qu’après un consensus de l’équipe de direction", etc.

Une autre phrase, que chacun a en tête sans la prononcer, est à l’arrière plan de ces objections : "je suis contre, car ce projet risquerait de donner du pouvoir à un rival".

Dire "vous avez eu le tort d’avoir raison trop tôt", c’est inciter l’inventeur à se taire prudemment, à garder la prochaine idée pour lui en attendant par exemple de pouvoir citer un précédent chez un concurrent. Mais c’est aussi ignorer que la bonne idée est éphémère ; si elle ne s’exprime pas, elle s’effacera vite de la mémoire où elle s’était condensée. C’est stériliser la source de l’innovation.

On pourrait dire à l’entreprise qui n’a pas écouté "vous avez eu tort de vous attarder dans l’erreur". Cela l’inciterait à la méfiance envers les conservateurs qu’elle écoute si volontiers. Le conservatisme garantit certes aux structures la pérennité sans laquelle il n’existe pas d’organisation ; mais on abuse si on le laisse décider lorsqu’il s’agit d’innovation. L’armée française des années 30 préférait les chevaux aux chars.

J’admire les hommes qui maintiennent le flux d’innovation dans les entreprises. Les conservateurs en tuent beaucoup - non physiquement, certes, mais en les acculant au désespoir ou à la somnolence. Certains innovateurs en deviennent fous, comme Semmelweis.

Pour conserver sa santé mentale, il faut rendre les coups avec bonne humeur. Si l’on vous dit "vous avez eu tort d’avoir raison trop tôt", répondez, avec le sourire mais en vous servant de l’énergie du français oral (il est vulgaire à l'écrit, mille excuses ! ) : "et vous, vous avez eu tort de rester cons trop longtemps".