Chapitre VII : Audiovisuel
(extrait de Michel
Volle, e-conomie, Economica 2000 ; ce chapitre est co-rédigé avec Pierre Musso)
La production audiovisuelle est une " production de
prototypes " : il s'agit - comme pour le logiciel - de produits dont le
coût marginal de reproduction ou rediffusion est négligeable par rapport au coût de
production. La production audiovisuelle est donc " à coût fixe " ;
l'équilibre de ce marché obéit aux lois de la concurrence monopoliste.
Il serait tentant de penser le futur de la télévision en
suivant les lignes tracées par le déterminisme technologique ou en extrapolant les
tendances de son utilisation. Cependant, si la partie émergée du futur audiovisuel est
d'ordre technico-économique car dans ce domaine l'offre est structurante, les usages et
appropriations sociales de ces innovations obéissent à d'autres logiques. Les
implications culturelles et politiques de l'audiovisuel le situent à un carrefour de
déterminations qui déborde les seules dimensions technique ou économique.
1. Futur technique de la télévision
Le futur de la télévision s'ordonne autour de quatre
axes :
- différenciation de l'offre de programmes et amélioration qualitative de l'image
et du son grâce aux techniques numériques et à la compression du signal,
- programmation individualisée permise par le développement de l'interactivité
et la diversification de l'offre,
- entrée dans le " multimédia " par l'offre de vidéoservices,
l'hybridation des images et sources d'information et l'association sons - images -
données sur les mêmes terminaux et réseaux,
- développement quantitatif des programmes et des chaînes, segmentation du
marché.
Avenir technique
Après les hésitations européennes sur la stratégie de
télévision haute définition (D2 Mac), l'avenir technique à moyen terme fait l'objet
d'un consensus autour de la télévision numérique et interactive. Il s'agit d'une
télévision combinant signaux audiovisuels et informatiques, offrant une image et un son
de haute qualité, permettant les transactions interactives entre émetteur et récepteur
(d'abord jeux et téléachat, puis toutes formes d'échanges) et multipliant l'offre de
programmes (jusqu'à 500 chaînes au domicile).
La télévision du futur associera donc amélioration
qualitative du signal et augmentation quantitative des programmes. Elle pourra être
visionnée aussi bien sur le récepteur de télévision numérisé que sur dautres
écrans. Les écrans se multiplient au domicile (vidéophone, ordinateur, consoles de jeux
... ), et une " culture de l'écran " émerge : des écrans plats à
cristaux liquides ou à plasma, sur le modèle des écrans des micro-ordinateurs mais avec
une plus grande dimension, se généraliseront.
L'offre croissante de chaînes grâce à la multidiffusion que
permettent la numérisation et la compression du signal sera corrélative d'un marketing
ciblé, d'une personnalisation accentuée, et surtout du transfert de la fonction de
programmation vers le téléspectateur. Le " zapping " et la
rediffusion grâce au magnétoscope sont les signes avant-coureurs de cette programmation
individualisée.
La croissance de la consommation audiovisuelle est déjà
favorisée par le multi-équipement et la généralisation de la pratique vidéo à
l'entreprise, à l'école, dans le secteur de la santé et au domicile (en 1997, en
France, un ménage dispose de 57 cassettes vidéo en moyenne). Les terminaux multimédias
offrent une panoplie de services. L'explosion des jeux vidéo interactifs chez les jeunes
amorce ce phénomène (80 % des 15-25 ans disposent d'une console de jeux, et ils lui
consacrent en moyenne quatre heures par semaine).
Après la " génération télé " bien
installée est arrivée la " génération jeu vidéo " ;
maintenant arrive la " génération Internet multimédia ".
La possibilité de mélanger des images diverses (vidéo, de
synthèse, virtuelles), des sources d'information (banques de données d'images, de sons,
productions d'images) et d'intégrer divers services (sons, images, données) permet la
convergence vers le " multimédia " facilitée par la baisse des
coûts des composants, donc des matériels.
Le multimédia accentue le transfert de la fonction de
programmation vers le téléspectateur qui dispose de logiciels de sélection des
programmes. La notion de " genres " qui fonde aujourd'hui la
programmation télévisuelle sera mise en cause tant par la programmation individualisée
que par la diversification de loffre.
Le téléviseur numérique sera un terminal d'accès à des
services divers par connexion à des banques d'images ou à des sources documentaires
(musées, formations, santé). Il faut parler ici de
" vidéoservices " plus que d'audiovisuel : les fonds
documentaires des musées, bibliothèques et entreprises seront sollicités pour alimenter
des pipe-lines de l'information et de la formation.
2. Économie du péage
Une autre évolution semble acquise : la croissance du
financement direct par le téléspectateur, c'est-à-dire par le péage des programmes.
La télévision fut d'abord (en France jusqu'en 1968, en Italie
jusqu'à 1957) financée par la redevance, taxe parafiscale assise sur le parc de
récepteurs. Puis la part de la publicité, paiement indirect par le
téléspectateur-consommateur, a crû jusqu'à représenter plus de la moitié des
recettes de la télévision,
Depuis le milieu des années 80, le péage se développe avec
l'abonnement à des chaînes cryptées transmises soit par voie hertzienne (Canal Plus en
France, TV Più en Italie), soit par satellites ou réseaux câblés (BskyB de Murdoch)..
Ce mode de financement va croître sur le modèle nord-américain.
L'audiovisuel devient ainsi une " économie de
compteurs " avec paiement à la consommation comme pour l'électricité, l'eau
ou le téléphone. Les compteurs sont offerts par les distributeurs de programmes. La
bataille pour le boîtier convertisseur de la télévision interactive est engagée :
l'enjeu est de détenir la clef d'entrée du foyer, d'observer les choix des
téléspectateurs, de maîtriser le contact avec le client final.
Après la " pay TV ", le " pay per view
" progresse avec le " Nearly Video on Demand " (NVOD) (redémarrage du
programme tous les quarts d'heure) vers le " Video On Demand " (VOD) qui permet
le choix du programme quand on veut (télévidéothèque avec chargement en temps réel).
L'audiovisuel étant une économie à coût fixe, son
développement est lié à l'extension de sa distribution. Depuis l'origine, l'industrie
nord-américaine a multiplié les marchés de diffusion à l'intérieur des États-Unis
(salles, vidéo, networks, syndication, câble) et à l'exportation. Ce sont autant de
moyens de multiplier la diffusion de produits dont le coût de fabrication est de plus en
plus élevé.
Or durant la décennie 80 la distribution des programmes
sest élargie à l'échelle planétaire grâce à la dérégulation qui a supprimé
dans la plupart des pays les barrières dues aux monopoles publics de radio-télévision
et créé une nouvelle opportunité pour amortir les produits audiovisuels d'Hollywood.
L'internationalisation et la globalisation du marché sont ici
essentielles. La guerre de la communication exige des capitaux pour financer l'innovation
et constituer des portefeuilles de titres et droits audiovisuels. Les alliances se
multiplient, entraînant une concentration qui ne peut que saccroître.
Le rythme des innovations technologiques est donc moins
déterminant ici que celui des processus d'internationalisation et concentration. En
effet, le numérique et les techniques de compression d'images peuvent être utilisés de
mille façons selon les stratégies des opérateurs dominants. On l'a vu en Europe avec la
question du D2 Mac : les industriels ont vendu la qualité de l'image pour promouvoir la
" haute définition ", les programmateurs vantaient le format
" 16/9 " et la multidiffusion de programmes : c'est la position
dominante de ces derniers qui a finalement provoqué l'échec du D2 Mac.
3. Reconfiguration de l'offre
Le consensus sur la " télévision numérique et
interactive " cache mal des questions plus stratégiques que techniques. Les
alliances et conflits entre grands acteurs, conjugués au mode de régulation,
détermineront le rythme de mise en uvre des innovations. C'est pour cette raison
que se mènent en parallèle de grands regroupements dans l'industrie de la communication
et des négociations multiformes sur le commerce international (GATT, OMC, AMI, NTM, PET
etc.)
Si la télévision numérique est voulue par tous les acteurs,
le calendrier et les voies pour l'atteindre sont l'enjeu de batailles entre les groupes
japonais (Sony, Matsushita), américains (opérateurs des télécommunications, ATT,
" Baby Bells ", câblo-opérateurs, majors d'Hollywood) et européens
(Thomson, Philips, Siemens, Berlusconi, Canal Plus ou la CLT-UFA-Pearson).
Une trentaine de groupes disposent des clés de ce jeu. Les
alliances, rachats, fusions qui se multiplient aux États-Unis entre majors d'Hollywood,
industries de l'électronique, opérateurs des télécommunications et câblo-opérateurs
organise durablement l'offre de services de communication. La " guerre
économique " de la communication se joue - sous le nom de dérégulation -
entre un nombre toujours plus restreint d'acteurs.
Quelques alliances entre câblo-opérateurs américains, majors
d'Hollywood et compagnies régionales du téléphone, ont lancé dès 1989 ce processus :
rachat de la Warner par Time, puis de Paramount par Viacom, de ABC par Disney, et de
Turner par Time-Warner qui est devenu le premier groupe mondial audiovisuel avec un
chiffre d'affaires annuel de 14 milliards de $ avant dêtre repris au début de
lannée 2000 par AOL. La fusion AOL-Time-Warner marque la rencontre entre
lindustrie des prototypes qui possède des " portefeuilles de
droits " (ainsi la Warner possède-t-elle 5700 films, 33 000 séries Tv et 13
000 filsm danimation) et les grands distributeurs qui contrôlent des
" clubs dabonés " (AOL cest 22 millions dabonnés
à Internet et Time 13 millions dabonnés au câble aux Etats-Unis).
La modification de la réglementation nord-américaine explique
ces croisements, mais c'est surtout la perspective de la télévision numérique et des
applications multimédias sur les réseaux Internet à haut débit qui les suscite. Les
grands acteurs en sont dabord les industriels de l'électronique grand public,
notamment Sony qui a pris pied dans les studios d'Hollywood en rachetant Columbia et
Tristar, puis les câblo-opérateurs, à commencer par Time-Warner et TCI-ATT, enfin les
" Baby Bells ", opérateurs de télécommunications issus du
démembrement d'AT&T.
Pourquoi un tel acharnement autour du contrôle des sources de
programmes (studios, musées etc.), alors que l'audiovisuel est un nain économique devant
les télécommunications ou l'industrie électronique ? Pour répondre à cette question,
il faut considérer l'histoire de l'audiovisuel européen ; sa dérégulation depuis
une quinzaine d'années révèle les enjeux de la redistribution des cartes.
4. Loi des " trois états "
L'histoire de la télévision en Europe du Sud (Italie, Grèce,
Espagne et France) obéit à la " loi des trois états " mise en
évidence par Pierre Musso. Le financement de la télévision est en effet passé par
trois phases successives :
- monopole public avec au début un financement exclusivement public,
- système mixte privé-public avec un financement fondé sur la redevance et la
publicité,
- système où la télévision est payée par le client soit par abonnement, soit
à la consommation.
(les dates figurant sur le graphique ci-dessus sont celles
correspondant à lévolution en France)
Le téléspectateur, dabord citoyen-électeur, devient
consommateur de programmes et de produits, puis se transforme en client abonné (modèle
Canal Plus ou câble). La télévision, d'abord bien public, est devenue un produit avant
de se transformer en service.
Stade 1 : " télévision - bien public " de
lÉtat
Au début, le monopole public régule l'audiovisuel. L'État est
l'acteur central et exerce un contrôle politico-culturel de l'opinion publique via
laudiovisuel. Il forme et informe l'opinion publique,
" fabrique " des téléspectateurs citoyens-électeurs. Le financement
par la redevance est le corollaire du rôle public de la télévision. La régulation
s'opère dans lespace national et détermine les rapports local-national.
Ce modèle entre en crise sous deux pressions : celle de
lopinion qui critique le contrôle politique de la télévision par les partis de
gouvernement, celle des agences de publicité et de certains annonceurs qui veulent
élargir le marché publicitaire déjà florissant de la période de croissance
économique.
Stade 2 : " télévision - produit " des
programmateurs
L'introduction du financement publicitaire, suivi de sa
généralisation dans les années 70 avec l'apparition des télévisions commerciales,
modifie la régulation. On recherche la mixité entre privé et public. L'offre de
programmes et de chaînes explose. Le téléspectateur devient consommateur d'images et de
produits ; objet des mesures d'audience, il sajoute au téléspectateur-citoyen
objet des sondages.
L'État se désengage partiellement du secteur et partage le
contrôle de l'espace audiovisuel avec des groupes de communication " champions
nationaux " capables de défendre l'industrie nationale sur le marché
international. La régulation télévisuelle est à l'articulation du national et de
l'international, la préoccupation centrale des politiques de communication étant la
formation d'entreprises audiovisuelles transnationales (1975-1985). Ce modèle entre en
crise avec le plafonnement du marché publicitaire et la saturation du public en spots.
Stade 3 : " télévision - service " des distributeurs
Le développement des télévisions à péage, par abonnement ou
à la consommation, introduit une nouvelle régulation. Le téléspectateur devient un
client-abonné. C'est l'économie des réseaux et des compteurs. La télévision devient
un grand distributeur de programmes et de services. Les techniques numériques rendent
possible et amplifient le phénomène. Les programmes audiovisuels ne sont qu'un des
éléments de la consommation de vidéoservices pour la formation, les services
quotidiens, les jeux, le téléachat, la formation, l'information etc.
Les acteurs principaux de cette nouvelle régulation sont les
grands groupes de communication organisés en oligopoles (télécommunications,
audiovisuel, informatique).
L'exemple français est typique de cette évolution sur la
période 1968-95, passant d'un monopole public, financé par la seule redevance et
étroitement contrôlé par le gouvernement, à un système mixte privé - public
combinant les trois modes de financement.
Le schéma ci-dessus (ressources en millions de francs par an)
fait apparaître des phénomènes caractéristiques dune économie marquée durant
la décennie 1980 par le passage du monopole public de la télévision à un système
mixte :
- la redevance, première ressource de l'industrie des programmes en 1980, est la
dernière dès 1993,
- la publicité explose entre 85 et 90 avec la création de chaînes commerciales
et la privatisation de TF1, mais ralentit ensuite,
- le paiement par le consommateur (abonnements à Canal +, au câble et au
satellite, locations ou achat de cassettes vidéo) devient la première source de
financement des programmes audiovisuels, alors qu'il était quasi inexistant en 1980. Cela
résulte de la création de Canal + et du développement rapide du marché de la vidéo
avec le magnétoscope (75 % des ménages sont équipés aujourd'hui).
Entre 1984 et 1990, le paysage audiovisuel français a été
transformé par le lancement de Canal Plus, des cinquième et sixième chaînes et surtout
par la privatisation de TF1. Il s'agit de conséquences directes des décisions politiques
et non d'une dynamique propre au marché : la fin du monopole de programmation est
consacrée par la loi du 29 juillet 1982, la privatisation de TF1 est décidée par la loi
du 30 septembre 1986. C'est l'État qui a déclenché cette mutation dont l'effet
économique a été brutal.
La rupture majeure du système audiovisuel français a lieu
entre 1984 et 1990 : les recettes des chaînes hertziennes croissent fortement durant ces
années alors que leur rentabilité se dégrade du fait de la croissance du nombre des
diffuseurs et des heures diffusées (de 11 000 en 1983 à 48 000 en 1991). Sur un
total de recettes de 45 milliards de francs en 1995, 20 milliards allaient au péage
(Canal Plus et location ou achat de vidéocassettes), la publicité représentant moins de
17 milliards. Cette croissance du paiement direct par le consommateur marque l'entrée
dans la phase 3 de la " loi des trois états ".
Si l'on observe l'évolution de la dépense des ménages en
programmes (en y incluant donc le cinéma), on constate que le paiement direct par les
ménages passe de 7 % de leurs achats de programmes audiovisuels en 1980 à 56 % en 1995.
La télévision, considérée traditionnellement comme
médiation entre l'industrie des programmes et le téléspectateur, cède peu à peu la
place aux télémédiations.
5. Acteurs de la télémédiation
Dans la phase 1 l'essentiel de la production de programmes est
assuré de façon intégrée avec le programmateur public (modèles RAI ou ORTF).
L'économie de la télévision relève alors d'un mécanisme simple entre des acteurs
presque tous publics, peu nombreux, aux relations codifiées sous la tutelle de l'État.
La phase 2 est marquée par l'arrivée de nombreux acteurs
privés dans la production, la programmation (chaînes commerciales) et la publicité. Le
nombre d'heures diffusées croît fortement. Le décalage entre production et diffusion
entraîne un développement des rediffusions et des achats de programmes sur le marché
international.
La phase 3 débute avec l'introduction des systèmes à péage
(câble, vidéo et Canal Plus). Trois acteurs sy partagent les rôles du côté de
l'offre : le propriétaire de droits, l'éditeur et le distributeur.
Pour comprendre l'articulation de ces trois rôles, on peut
recourir à une analogie avec l'économie rurale de l'Ancien Régime. Se confrontaient
alors le propriétaire foncier (rémunéré par la rente), l'exploitant agricole
(rémunéré par le profit), et le seigneur du coin détenteur de droits sur les routes,
ponts et places de marché, et rémunéré par les péages, octrois et autres taxes payés
par l'exploitant pour accéder au marché.
Ainsi dans le domaine de l'audiovisuel le propriétaire des
programmes perçoit une rente dont le montant s'établit sans référence à un coût de
production : il dépend de la rareté des titres disponibles relativement à
l'intensité de la demande. Les droits sur les programmes ne sont pas produits, mais
achetés sur un marché où le cours se fixe selon la rémunération anticipée et le
risque associé à ce type de placement (Viacom a déboursé 4,8 milliards de $ en 1994
pour acheter Paramount, c'est-à-dire un catalogue de programmes). Nous supposerons, dans
les calculs ci-dessous, que le taux de rentabilité exigé est de 15 %.
L'éditeur met en forme l'offre, la regroupe en
" packages ", laccompagne d'outils logiciels (mis en uvre
sur des serveurs ou par des " agents intelligents ") et de
publications facilitant l'accès des consommateurs, la tarifie enfin de façon à
optimiser sa commercialisation. Les formules tarifaires sont variées : abonnements
forfaitaires, paiements à la durée ou à l'unité, dégressivité, etc. L'éditeur paie
la rente aux propriétaires de programmes et supporte ses propres coûts d'exploitation.
Le distributeur gère les réseaux (transmission par câble,
voie hertzienne terrestre ou satellite ; boîtiers et commutateurs) dont il supporte les
coûts d'équipement et d'exploitation. Il est rémunéré par des péages payés pour
l'utilisation de ces réseaux. Dans cette phase la structuration par chaîne, associée à
la programmation sous sa forme actuelle, a disparu ou est devenue marginale ; le
consommateur peut accéder à des centaines de canaux ; il utilise des agents intelligents
pour programmer et gérer sa consommation en fonction des contenus qui lui sont
présentés par les éditeurs et des règles tarifaires qui leur sont associées.
L'utilisateur trouve sur le réseau non seulement l'audiovisuel,
mais tout ce qui peut être accessible ou téléchargeable par consultation de banques
d'information thématiques multimédias : Internet, culture, loisir, formation,
information, vie quotidienne (automobile, jardinage, cuisine, vêtement, sexualité),
jeux, santé, etc. Des vidéoservices fournis par un anté-serveur procurent des fonctions
d'aide à la programmation. L'hertzien, moyen de diffusion dominant dans les phases
antérieures, est devenu marginal parce quil est trop consommateur dune
ressource rare, la " largeur de bande " dont les télécommunications
mobiles ont grand besoin ; le câble et le satellite offrent une ressource technique quasi
illimitée.
Le téléspectateur devient utilisateur de vidéoservices à
péage, concept qui recouvre une gamme dont l'audiovisuel nest qu'une partie, et
il a pour interlocuteur lopérateur commercial qui gère l'ensemble de la
transaction (contact client, facturation, information etc.).
La programmation est ainsi supplantée par une fonction
d'édition procédant par " emballage " des contenus, présentation
sélective, pilotage du consommateur dans un univers de service. Les comportements des
utilisateurs sont diversifiés : les uns sont passifs et se laissent guider par les choix
de leur éditeur préféré ; d'autres vont chercher ce qui leur convient à l'aide de
l'Internet et des logiciels d'assistance à la recherche, ce qui confère une rentabilité
à des produits destinés à de petits segments de population et qui n'auraient eu aucune
chance avec une programmation recherchant l'audience de masse.
Il s'agit dans la phase 3 d'exploiter une fonction de télémédiation
: le spectateur donne comme dans les phases 1 et 2 de l'argent et du temps en
échange d'un programme ; cependant l'intermédiaire n'est plus le programmateur,
mais le gestionnaire de la transaction. Il transmet la demande du client au serveur de
contenu qui délivre le service et fournit les éléments nécessaires à la gestion du
service. Celle-ci se fait en temps réel sur un réseau électronique en bénéficiant de
procédures d'identification garantissant sa sécurité.
La télémédiation s'intercale entre l'éditeur et le
distributeur : elle est à prendre par l'un de ces acteurs ou à partager entre eux. Elle
gère les transactions financières : autorisations d'accès, application des formules
tarifaires, recouvrement, reversement des droits, services aux clients, création de clubs
d'abonnés (cf. le modèle Canal +), " merchandising " etc.
L'éditeur peut intégrer cette fonction s'il veut contrôler la
relation avec ses clients. Une telle attitude se justifie durant une période de
transition lors de laquelle il est judicieux de se protéger contre l'instabilité du
marché. En régime de croisière, par contre, l'intégration de la télémédiation avec
l'édition est coûteuse. En effet, l'éditeur est une entreprise de matière grise
employant un personnel peu nombreux dans des travaux hautement qualifiés de création,
conception, organisation, négociation commerciales et contractuelles. Par contre, la
télémédiation requiert des compétences liées à l'exploitation du système et au
règlement des contentieux qu'il suscite, ainsi qu'au contrôle de fonctions techniques en
infogérance. Il est donc logique qu'à terme la télémédiation soit absorbée par le
distributeur, car elle est plus proche de l'exploitation de réseau que de l'édition.
Les trois acteurs (propriétaire, éditeur, distributeur)
peuvent être séparés ou intégrés (de même, dans l'ancien régime, le propriétaire,
l'exploitant et le seigneur du coin pouvaient être distincts ou s'incarner dans la même
personne). Notre hypothèse est qu'il s'agit de métiers différents car il existe peu
d'économies d'envergure entre eux ; la situation économique la plus stable est qu'ils
soient réalisés par des entités distinctes, l'intégration restant possible mais
minoritaire. Cependant l'intégration sera naturelle, donc fréquente, dans les périodes
de transition.
C'est bien ce qui arrive actuellement, comme le montrent deux
exemples de la transition vers la phase 3 : la stratégie de Microsoft en Amérique du
Nord, celle de Vivendi en Europe, qui regroupe SFR et Cegetel (télécommunications),
Havas interactive (édition, jeux et presse), AOL et HOL (serveurs Internet) et Canal Plus
avec Canal Satellite (télévision à péage) dans un même pôle "communication
".
Depuis septembre 1996, Canal Plus ayant repris Nethold est
numéro un de la télévision à péage en Europe. Simultanément s'effectue le
rapprochement d'une offre intégrée d'Havas (édition et presse) avec Cegetel (réseaux).
Vivendi dispose ainsi d'une filière intégrée depuis la gestion des portefeuilles de
droits (cinéma, sport avec Canal Plus, liens avec plusieurs majors d'Hollywood comme la
Warner) jusqu'aux systèmes d'accès chez les abonnés (Internet, Canal, Canalsatellite,
presse, abonnements dans le milieu médical etc.) et les abonnés au réseau de Cegetel
(réseau santé, réseau téléphonique fixe de Cegetel et réseau mobile de la SFR,
réseaux câblés de Numéricable, accès Internet AOL et HOL). Tout cela permet une offre
combinée ou groupée de services de communication.
Ce modèle d'intégration verticale rejoint celui que met en
place Microsoft avec dune part la fabrication de logiciels tels que Windows et
Explorer ou de prototypes audiovisuels produits dans le studio Dreamwork créé avec
Spielberg, et dautre part les réseaux câblés de TCI et la structure satellitaire
mondiale Teledesic qui sera opérationnelle en 2001 avec 285 satellites.
Toutefois, le procès en cours contre Microsoft risque de
remettre en cause cette stratégie dintégration.
Enfin, la fusion AOL-Time-Warner est la meilleure illustration
de cette intégration verticale de la filière multimédia entre les
" contenus " et les parcs dabonnés. Larrivée des
réseaux Internet à haut débit ne peut quaccélérer ce type de fusion.
Pour comprendre ces stratégies d'intégration verticale, il est
utile de se référer à un " modèle du réseau " pour caractériser
la phase 3, par opposition au " modèle du sablier " qui
caractérisait les phases 1 et 2.
6. Modèles du " sablier " et du " réseau "
La filière " image et multimédia " est organisée en
trois couches :
- la production, qui comprend le financement et la réalisation des programmes,
- l'édition ou la programmation (fonctions d'assemblage du contenu),
- la distribution, qui comprend la diffusion technique et la commercialisation
(vente et contact client).
Dans les phases 1 et 2, le programmateur (service public ou
télévision commerciale) joue le rôle charnière d'acheteur et de sélectionneur
d'images ainsi que de collecteur des ressources financières. La
" chaîne " est le point de passage obligé de tout le système
audiovisuel, car elle collecte les ressources financières (redevance et publicité).
C'est le schéma du " sablier ", dans lequel les programmes
s'échangent contre le temps des téléspectateurs, temps transformé en audience pour les
annonceurs :
La phase 3 est celle du réseau où dominent à une
extrémité les distributeurs gérant la télémédiation, à l'autre les détenteurs de
droits sur les programmes. Le réseau s'intercale donc entre la maîtrise des
portefeuilles de droits sur des prototypes (uvres audiovisuelles, logiciels) et
celle des compteurs contrôlant l'accès du consommateur final (boîtiers de décryptage
et de paiement). À un pôle de cette économie on trouve la
" librairie " de programmes et de droits, à l'autre pôle le
" club " de clients-abonnés. Le dipôle constitué par cette
librairie et ce club représente le patrimoine de l'entreprise de communication.
Le domicile-marché est le lieu de rencontre d'un client-abonné
identifié avec une offre à distance. Le programme-prototype doit être diffusé à
l'échelle la plus large possible grâce à un réseau mondial ; la remontée d'argent
depuis le domicile doit se faire le plus vite possible vers le gestionnaire du réseau.
Les délais de réalisation de ces deux processus tendent vers le temps réel grâce aux
techniques numériques de transmission de données.
Dans le modèle du sablier, les programmes étaient échangés
contre le temps des téléspectateurs, temps transformé en
" audience " vendue aux annonceurs. Dans le modèle du réseau, il y a
distribution directe du programme contre un paiement effectué via le compteur de
l'abonné individuel. Ce n'est plus l'effet de masse (l'audience) qui est recherché, mais
l'individualisation de la réception et le paiement direct et rapide. C'est ainsi que
Canal Plus ne peut pas, comme le dit son slogan publicitaire, être " une
télévision comme les autres ".
L'audiovisuel reste une économie de prototype, mais s'insère
dans une économie de réseau. D'un côté des uvres originales et uniques sur
lesquelles existe un droit de propriété exclusif ; de l'autre leur diffusion multiple et
leur rediffusion dans le monde entier pour les rentabiliser en utilisant possibilités de
personnalisation de l'offre apportées par le réseau.
Le passage dune économie à lautre
saccompagne dune valorisation des stocks de programmes. Le secteur audiovisuel
multimédia sera en effet multiplié par dix dans les vingt ans qui viennent (cela
correspond à une croissance de 12 % par an). Cela implique une forte augmentation de la
demande de programmes, entraînant davantage de recettes pour le stock existant.
On peut estimer la consommation annuelle actuelle en France à
19 milliards de francs dont trois vont au stock de programmes (deux aux programmes
étrangers, un aux programmes français). On peut prévoir que la consommation sera de 50
milliards de francs en 2015 dont dix iront au stock de programmes (cinq aux programmes
étrangers et cinq aux programmes français).
Supposons que la consommation de programmes étrangers dans le
monde soit égale à vingt fois la consommation en France. Les recettes annuelles
mondiales seraient en 2015 de 100 milliards de francs, qui constituent pratiquement un pur
profit en raison de la modicité relative des dépenses dexploitation du stock de
programmes ; sur la base d'un taux de rentabilité de 15 % ce stock vaudra 660
milliards de francs. Si l'on considère les seuls programmes français, et en supposant
qu'ils ne se valorisent que sur le marché français, leur stock vaudra alors 33 milliards
de francs contre 7 milliards de francs actuellement.
Il existe donc une perspective de plus-value sur le stock des
droits français (et proportionnellement davantage bien sûr sur le stock de droits
étrangers, majoritairement nord-américains ; mais ce n'est pas notre sujet ici). Elle
provoquera une spéculation sur la détention de droits dans les dix ans qui viennent :
ici apparaissent des acteurs qui appartiennent au secteur financier, à l'informatique, à
l'électronique. Comme la croissance des cours nourrit des anticipations optimistes, on
peut s'attendre à une montée de la valorisation jusqu'à 50 milliards de francs, suivie
d'un retour vers le prix d'équilibre après un éventuel passage par une phase de
sous-évaluation.
Ces nombres n'ont pas valeur de prévision, mais visent à
illustrer sur le plan qualitatif un mécanisme vraisemblable et à expliquer par une mise
en perspective les tensions observées aujourdhui sur le marché des droits sur les
programmes, et plus généralement sur les uvres de l'esprit : affrontements
sur les droits d'auteurs et la propriété intellectuelle, entre le droit du copyright
nord-américain et le droit d'auteur à l'européenne.
À terme, les trois grandes fonctions se stabilisent : la
production et la détention de droits (produits neufs et d'occasion) capteront environ la
moitié des recettes, la fonction d'édition (emballage des contenus) et la fonction de
gestionnaire de réseau (qui joue le rôle de distributeur dans la mesure où le réseau
joue celui de place du marché) se partageront le reste.
Dans la phase de transition les acteurs, pour se protéger et
" voir venir ", multiplient les alliances afin de rassembler ces trois fonctions
sans aller jusqu'à une intégration verticale, jugée trop risquée en raison des
déséconomies d'envergure que comporterait l'exploitation conjointe d'activités
disparates.
Dans le futur proche, la vedette appartient aux détenteurs de
droits et aux producteurs. Les perspectives de plus-value entraînent une concentration
des droits entre les mains des spéculateurs les plus avisés comme Bill Gates. Une fois
le système stabilisé, le cours des droits s'établira à son niveau normal (valeur
actualisée de la rente qu'ils procurent). Les perspectives de plus-value ayant disparu,
leur détention sera moins attractive, et les spéculateurs s'en débarrasseront en les
liquidant sur le marché. La propriété des programmes tendra alors à se disperser,
d'autant plus que les producteurs de programmes nouveaux auront tout intérêt à
conserver la propriété de ceux qu'ils ont produits s'ils peuvent les rentabiliser sur le
réseau.
7. Globalisation et libéralisation
Si la distribution en réseau des produits audiovisuels fait
entrer le marché au domicile de l'abonné, la concentration internationale crée un
marché global. Individualisation et globalisation structurent ce marché. Concentration
renforcée d'un côté, diffusion élargie de l'autre ; des oligopoles mondiaux se
constituent, détenteurs de portefeuilles de droits et de réseaux de distribution
planétaires.
Le réseau, point de rencontre de l'offre et de la demande
audiovisuelles, devient la " place de marché " électronique
internationale. Les acteurs de cette régulation sont de grands groupes de communication
combinant les divers métiers de la communication (télécommunications, audiovisuel,
informatique).
L'industrie de la communication s'organise comme
l" économie des compteurs " de la télévision, par paiement à
la consommation sur le modèle des services urbains ou du téléphone. D'où l'arrivée
des distributeurs d'eau (Lyonnaise des Eaux ou Vivendi en France), nouveaux entrants qui
possèdent un savoir-faire en matière de réseau de compteurs.
L'audiovisuel, industrie de prototype, a toujours recherché
lextension de sa sphère de distribution. Lindustrie nord-américaine a
multiplié ses modes de diffusion, que ce soit par multidiffusion à l'intérieur des
États-Unis (salles, vidéo, networks, syndication, câble) ou par rediffusion à prix
cassés à l'étranger (ce qui permet de limiter l'audience des autres productions), seule
manière de faire face à des coûts fixes de production toujours plus élevés avec les
effets spéciaux (jusqu'à 200 millions de $ pour le film " Titanic ").
Or la décennie 80 a élargi la distribution à l'échelle
planétaire grâce aux techniques numériques et au satellite et surtout grâce à une
dérégulation qui dans la plupart des pays a supprimé les barrières des monopoles
publics de radiotélévision et de télécommunications. Ainsi s'est constitué le marché
sur lequel peuvent se rentabiliser les produits audiovisuels des majors d'Hollywood et, de
façon plus générale, les contenus produits ou acquis (Microsoft).
On ne peut pas dissocier innovations technologiques, processus
de dérégulation et jeu des grands acteurs. Interviennent donc en parallèle la
restructuration permanente de l'industrie de la communication et les vagues de
libéralisation successives de son marché. C'est du jeu croisé des stratégies des
groupes et des modes de régulation que sort l'ordre de la communication des décennies à
venir, après un tri dans le foisonnement des innovations techniques.
Une trentaine de groupes constituant un oligopole transnational
accèdent à ce jeu de go planétaire : six ou sept opérateurs de télécommunications,
quelques majors d'Hollywood, quelques groupes de l'informatique ou de l'électronique.
Toutefois l'évolution des médias reste en Europe une affaire
complexe. À la différence des États-Unis, les préoccupations culturelles ou politiques
y interfèrent en effet avec l'économie (notamment le rapport entre pouvoir et médias,
ou encore la place du service public dans la société). Les médias n'y sont pas, ou pas
encore, l'empire de l'" entertainment industry ". Leur économie est
tout autant symbolique que financière. Le péage, nouveau mode de financement, est aussi
un nouveau terrain pour la régulation. Des contre tendances et résistances à la
libéralisation se font jour en faveur de nouveaux modes de régulation, comme l'illustre
l'échec des projets NTM (" New Transatlantic Market ") et AMI
(" Accord Multilatéral sur l'Investissement ").
Par ailleurs le schéma oligopolistique que nous avons décrit,
qui est aujourd'hui le schéma tendanciel, nindique pas le seul chemin possible :
sur un marché à péage peuvent se rentabiliser aussi des offres à faible coût et de
haute qualité. Certaines personnes préfèrent les films d'Eric Rohmer à
" Titanic " ; elles seront peut-être assez nombreuses pour
rentabiliser la production et la diffusion de " petites machines " une
fois l'audiovisuel libéré de la course à l'audience que lui impose le financement
publicitaire.