Chapitre VIII : Économie du dimensionnement
(extrait de Michel
Volle, e-conomie, Economica 2000)
L'économie des réseaux est " à coût fixe ",
mais pas au même point ni au même sens que celle de l'informatique : c'est une économie
du dimensionnement. Les réseaux sont en effet soit des infrastructures dont le coût
d'exploitation est quasi nul (routes), soit des automates dont le coût d'exploitation est
faible (télécommunications), soit des plates-formes de services dont le coût
d'exploitation est élevé mais dépend peu du volume du service produit (transport
aérien), soit une juxtaposition de moyens de production au coût de plus en plus élevé
mis en uvre progressivement lorsque la charge du réseau augmente (énergie).
La fonction de production du réseau est à coût fixe, une fois
celui-ci construit, car il peut fournir des services dont le coût est nul ou négligeable
(communication téléphonique en dehors de l'heure de pointe, sièges libres d'un avion
etc.). Cependant, sa construction n'est pas à coût fixe ; le coût du réseau
dépend de la dimension que lui donnent ses promoteurs, et sera souvent fonction linéaire
de cette dimension : nombre de lignes principales du réseau téléphonique, nombre
d'avions dun transporteur aérien, etc.
1. Période de pointe
À moyen terme l'exploitant du réseau paie un dimensionnement.
Le coût de celui-ci, pour une règle d'ingénierie r donnée, est fonction du trafic
anticipé en période de pointe ta :
c = f( r; ta).
Le trafic en dehors de la période de pointe a un coût de moyen
terme nul (puisqu'il ne conduit pas à réviser l'anticipation ta) et un coût
de court terme soit nul (trafic télécoms en dehors de l'heure de pointe), soit très
faible (passager qui occupe un siège d'avion qui autrement serait resté libre).
Le trafic qui excède la capacité en heure de pointe est
refoulé : il a donc un coût de court terme nul, mais son coût de moyen terme ne l'est
pas car sa prise en compte induit une révision de l'anticipation ta.
La définition de l'heure de pointe, ainsi que du taux de
blocage du trafic jugé admissible à l'heure de pointe, est un enjeu important du
dimensionnement. Les opérateurs télécoms définissent deux périodes de pointe : l'une
s'étale sur les heures de bureau du matin et de l'après-midi, et correspond à un taux
de blocage faible ; l'autre concerne la pointe du soir, provoquée par le trafic
résidentiel, et correspond à un taux de blocage plus élevé. Le trafic d'affaires et le
trafic résidentiel n'ayant pas la même répartition géographique, leurs matrices de
trafic sont différentes. Le dimensionnement du réseau se fait en deux fois, d'abord de
façon à satisfaire la demande d'affaires, puis en tenant compte du trafic résidentiel.
Les taux de blocages sont établis de façon à minimiser le coût tout en fournissant une
qualité de service socialement admissible. L'arbitrage entre ces deux objectifs est fait
de façon empirique.
Le dimensionnement des routes suit une démarche analogue ; il
part d'une mesure du trafic prévisionnel, les périodes de pointe se situant selon les
artères considérées le matin et le soir (trafic pendulaire domicile travail dans les
régions urbaines), ou pendant les vacances d'été (régions touristiques).
2. Caractère aléatoire de la demande
Des modèles prévoient la demande adressée à un réseau à un
instant donné en fonction des facteurs qui lexpliquent. Ces modèles sont
probabilistes : même si l'incertitude est limitée par la prise en compte de tous les
facteurs explicatifs, la demande est aléatoire par nature. Le modèle fournit ainsi non
la prévision de la demande, mais celle des paramètres d'une loi statistique à laquelle
la demande se conforme à chaque instant (il s'agit le plus souvent d'une loi de Poisson,
qui peut être approchée par une loi de Laplace-Gauss).
Supposons :
(1) que la demande soit représentée par une loi de
Laplace-Gauss (" loi normale ") de moyenne m et d'écart-type s, soit:
(1') D = N(m, s);
(2) que le réseau soit dimensionné de sorte que le taux de
blocage soit inférieur à p ;
(3) que la demande totale sur le réseau soit proportionnelle à
m.
Pour répondre à (2), le réseau doit être capable de
transporter Dc telle que :
(4) Dc = m + t s,
t étant tel que, en notant P(t) la probabilité d'une valeur inférieure à t pour une variable
aléatoire suivant la loi N(0,1)
(5) P(t) =
1 - p,
soit
(5') t = P-1(1
- p).
t est fonction décroissante de p. Comme p est notoirement
inférieur à 50 %, t > 0.
Le coût du réseau peut être approché au premier ordre par
une fonction affine de son dimensionnement, soit d'après (4)
C = a + b (m + t s), avec b > 0.
La recette rapportée par le réseau peut être approchée au
premier ordre par une fonction affine du trafic total, soit d'après (3)
R = c + d.p.m, avec d > 0,
où p est le prix moyen du trafic.
Le profit est donc :
P = R - C = c + d.p.m - a - b(m + t s)
Il en résulte que :
¶P/ ¶s = - bt < 0.
Un accroissement de l'incertitude sur la demande provoque une
diminution du profit apporté par l'exploitation du réseau, parce que pour assurer un
trafic égal le réseau doit être dimensionné plus largement.
Des réseaux comme ceux des télécommunications ou du transport
aérien sont passés dans les dernières décennies d'un régime de monopole (de droit ou
de fait) à un régime de concurrence. Ce passage accroît toutes choses égales
d'ailleurs le coût du réseau car il dégrade l'information disponible sur le marché
(lentreprise en situation de monopole connaissait toute la demande, l'entreprise en
concurrence ne connaît que la demande qui lui est adressée et sa part de marché
connaît des fluctuations en partie aléatoires), donc la qualité de l'estimation des
coefficients et lincertitude s
qui en résulte.
3. Économie du dimensionnement
Léconomie dun réseau nest quà demi
" à coût fixe ". Pour la représenter de façon simple, nous
supposerons, en prenant l'exemple du transport aérien :
- Que le coût de dimensionnement est fonction linéaire de la dimension D du
réseau, mesurée par exemple par le nombre de sièges*kilomètres offerts (SKO), ou
encore en pondérant les SKO selon le type de lavion et la longueur des escales,
mais peu importe ici.
- Que le coût dexploitation est un coût fixe, indépendant jusquau
seuil D du nombre de passagers*kilomètres transportés (PKT), et quil devient
infini si le nombre de PKT dépasse D (cela revient à supposer qu'il est impossible
d'affréter des avions supplémentaires en cas de besoin, hypothèse que l'on peut juger
forte ; nous y reviendrons)
On peut utiliser le même schéma pour représenter le coût
d'un réseau de télécommunications : ce coût dépend de la capacité du réseau à
acheminer un nombre D de communications. Une fois le réseau dimensionné, le coût a
été payé, et il sera le même quel que soit le nombre de communications pourvu qu'il
soit inférieur ou égal à D. Le réseau est incapable d'acheminer davantage de
communications (les appels supplémentaires sont refoulés), et donc le coût
d'exploitation de court terme est infini au delà de D. Un raisonnement analogue peut
être fait sur le dimensionnement d'un réseau routier, d'un réseau de transport
maritime, d'un réseau d'adduction d'eau, dun réseau de distribution etc.
Dans le coût de dimensionnement on compte le salaire des
personnels nécessaires pour faire fonctionner les installations, et donc pas seulement le
coût d'investissement en capital fixe.
On peut alors représenter la fonction de coût en associant
deux fonctions :
- coût de dimensionnement
, mesuré par a, équivalent quotidien (en valeur
actualisée) du coût unitaire des investissements et des frais de personnel nécessaires
au dimensionnement : C = aD
- coût dexploitation (quotidien)
: c est égal à C si la demande est
inférieure à D, c est infini si la demande est supérieure à D.
Il se peut que le coût d'une offre supplémentaire au
dimensionnement soit élevé, mais non infini ; dans ce cas, l'on a au delà du seuil D un
coût représenté par une demie droite de pente élevée. Ce sera le cas dun
réseau de distribution commerciale dimensionné pour écouler un certain volume, mais
dont on peut accroître le débit en embauchant des vendeurs supplémentaires :
Revenons au transport aérien. Nous supposerons que le
transporteur exploite une ligne à fréquence quotidienne : prendre en compte la
multiplicité des lignes, la structure en " hub and spokes ", les
fréquences etc. napporterait rien au raisonnement que nous voulons construire ici
(même si ces aspects ont par ailleurs une incidence notable sur les coûts). Nous
supposerons par ailleurs infini le coût dune offre supplémentaire au
dimensionnement.
La demande est ici représentée par une série chronologique
quotidienne ; la demande xt du jour t peut être simulée par un tirage
aléatoire dans une loi de Laplace-Gauss N(m, s) de fréquence :
(1) f(x) = s -1 (2p)- 1/2 exp{
- (1/2)[(x m)/s]2}
La demande est donc entièrement caractérisée par les
paramètres (m, s).
En toute rigueur il faudrait prendre une loi Log-Normale,
puisque le nombre de passagers ne peut pas être négatif ; cependant la loi Log-Normale
est correctement approchée par une loi Normale lorsque m est très supérieur à s, ce que nous supposons ici.
Si xt < D, tous les passagers peuvent être
transportés.
Si xt > D, il faut renoncer à transporter une
partie des passagers.
Calcul du nombre moyen de clients
Le nombre moyen M de passagers transportés est non pas m,
puisque cette moyenne recouvre aussi les jours où xt > D, mais, en notant
F(x) la fonction cumulative de f(x) :
(2) M = ò 0<Dxf(x)dx
+D[1 F(D)] < m
Posons :
G = ò 0<Dxf(x)dx,
et (x m)/s = U
Il faut en fait calculer lintégrale depuis - ¥ , lorigine zéro dans lintégrale
ci-dessus traduisant simplement le fait que m est beaucoup plus grand que s.
G = ò -¥ <(D-m)/s(m+sU) (2p)- 1/2 exp (-U2/2) dU
G = mF(D) + H, avec :
H = s (2p)- 1/2 ò -¥
<(D-m)/s U exp (-U2/2)
dU
H = - s (2p)- 1/2 exp{ - (1/2)[(D m)/s]2}
H = - s2
f(D)
Donc :
G = mF(D) - s2 f(D)
Et finalement :
(3) M = D[1 F(D)] + mF(D) s2 f(D)
Maximisation du profit
Supposons que lon soit en situation de concurrence
monopoliste. Dans ce cas, le prix p est fixé, ainsi que la demande (m, s) déquilibre.
Cherchons le dimensionnement D* qui maximise le profit. La
recette est proportionnelle au nombre de clients ; le profit est donc :
(4) P = pM
aD
Comme a, p, m et s sont donnés, le profit est maximal pour D* telle que :
¶P/¶D = p¶M/¶D
- a = 0
or
¶M/¶D =
1 - F(D) - Df(D) + mf(D) - s2f(D)
= 1 - F(D)
Le dimensionnement optimal D* est donc tel que :
(5) 1 F(D*) = a / p
Cette équation a une et une seule racine en D* si a / p < 1.
Comme f(D*) > 0, la dérivée seconde du profit est négative : il sagit donc
bien dun maximum.
Le terme de gauche de cette équation est égal à 1 lorsque D*
= 0 (parce que s est supposé petit
par rapport à m). Il diminue donc lorsque D* croît ; il est égal à 0,5 lorsque D*
= m, puis tend vers zéro lorsque D* -> ¥ .
La position de D* par rapport à m dépend donc du rapport entre
le coût unitaire du dimensionnement et le prix unitaire du billet :
- si a / p > 0,5, D* < m ;
- si a / p = 0.5, D* = m ;
- si a / p < 0,5, D* > m.
Il nest pas possible de résoudre analytiquement
léquation (5), mais les abaques ci-dessous permettent de visualiser la solution.
Supposons par exemple que a = 5, p = 10, m = 10 et s = 2. Lévolution du profit en fonction de D est la suivante :
Le profit maximal est atteint pour D* = 10.
Le rapport M/D est le " taux de
remplissage " moyen ; il est proche de 1 si D est petit (lavion est
toujours plein sil est sous-dimensionné), puis il décroît lorsque le
dimensionnement augmente. Si lon suppose m et s fixés, le taux de remplissage varie de la façon suivante en fonction du
dimensionnement :
Le taux de remplissage moyen est de 92 % si D = D* = 10.
Considérons enfin leffet du coût unitaire a du
dimensionnement, en supposant p donné ; si a est nul, le dimensionnement optimal est
infini ; si a augmente, le dimensionnement optimal diminue ; D* est nul lorsque
a = p.
Les valeurs de D* en fonction du rapport a/p sont indiquées par
le graphique suivant (NB : cette courbe dépend de m et de s) :
Dimensionnement optimum
Le dimensionnement a pour conséquence que certains clients ne
sont pas servis. Supposons leur perte dutilité égale à k fois le prix du service.
Lespérance mathématique du nombre de clients quil
est impossible de satisfaire est B tel que :
(6) B = ò x
> D xf(x)dx
daprès (2) :
(7) M = m - B + D[1 - F(D)]
doù
(8) B = m [1 - F(D)] +
s2f(D)
Le surplus est alors :
(9) S = pM
aD - kpB
Le surplus est maximal si le dimensionnement est D* tel que :
(10) 1 - F(D*) + kD*f(D*) = a/p
Le dimensionnement qui maximise le surplus est supérieur à
celui qui maximise le profit, comme le montre le graphique ci-dessous où lon a
supposé k = 1 :
On retrouve ici un résultat classique : le dimensionnement
qui maximise le profit du fournisseur en situation de monopole (ou de concurrence
monopoliste), est sous optimal du point de vue du surplus social.
Eléments déconomie du " surbooking "
Un transporteur aérien doit gérer, outre le caractère
aléatoire de la demande xt, un autre aléa : celui de la réservation des
places. En effet les passagers qui ont réservé ne se présenteront pas tous à
lenregistrement (" no-show "), et par contre certains passagers
qui nont pas réservé se présenteront au dernier moment
(" go-show "). Lespérance mathématique E(N) des no-show est
supérieure à lespérance E(G) des go-show. Si le transporteur sinterdit de
réserver plus de places quil ny a de sièges disponibles dans lavion,
son taux de remplissage moyen 1 - E(N) + E(G) sera inférieur à un, alors que
la demande aurait permis de remplir lavion.
Il est donc intéressant pour lui de prendre plus de
réservations quil ny a de places dans lavion. Cependant il encourt
alors le risque de mécontenter des passagers qui ont réservé et qui ne peuvent pas
embarquer dans lavion. Il faut les dédommager de telle sorte quil ny
ait pour le transporteur ni perte dimage, ni perte de fidélité.
Soit X la demande pour un vol, Y la demande de réservation, D
le nombre de sièges de lavion. Le couple (X, Y) est aléatoire. On peut supposer
que sa distribution suit une loi normale bi-dimensionnelle, que Y et X sont corrélés
positivement, et que lespérance conditionnelle de Y pour une valeur donnée de x
est inférieure à x :
E(Y|x) = lx,
avec l < 1.
Dans ce cas, si la demande de réservation est y, X suit la loi
normale N(m,
Dans ce cas, si la demande de réservation est y, X suit la loi
normale N(m, s) telle que :
m = E(X|y) = y/ l
s 2 = Var(X|y) = (1 - r2)sX2, en notant sX lécart-type inconditionnel de X et r le coefficient de corrélation entre X et Y.
NB : on démontre que r, l, sX et sY (ce dernier étant lécart-type inconditionnel de Y) sont
liés par la relation r = l sX /sY
La connaissance de Y apporte donc une information sur X, car la
variance conditionnelle de X est inférieure à sa variance inconditionnelle ; cette
information est dautant plus importante que la corrélation entre X et Y est plus
élevée.
Supposons que le transporteur ait pour politique de déclarer
lavion complet une fois quil a réservé T sièges, avec T > D. Dune
part il perd définitivement les recettes apportées par les passagers qui se présentent
lorsque lavion est déclaré complet ; et il existe une probabilité que les
sièges de lavion ne soient pas tous occupés en raison du phénomène de no-show.
Dautre part, ayant réservé plus de sièges que lavion nen comporte, il
risque de se trouver dans une situation où lavion sera plein, mais où certains
passagers auront été " surbookés " ; il faudra leur offrir une
compensation égale à un multiple k du prix du billet. Il faut choisir la politique qui
maximise le profit tout en arbitrant entre ces divers risques.
Un calcul complet doit tenir compte de la possibilité de
reporter un passager dun vol vers un autre, notamment dans les systèmes à
fréquence élevée comme les navettes : dans ce cas, la recette apportée par ce
passager nest pas perdue, sauf sil se reporte vers un vol dun
concurrent.
4. Diversification des
services sur un réseau
Chaque réseau s'est construit autour d'un service de base
(télécommunications, énergie, transport), auquel peuvent être associés des services
complémentaires, ou " services à valeur ajoutée ".
On peut comparer la mise en valeur d'un réseau à celle d'une
propriété foncière. Lentreprise qui pratique une politique
" latifundiaire " se concentre sur l'acquisition d'une part de marché
importante pour le service de base et néglige les possibilités de diversification
qu'apportent les services à valeur ajoutée. Elle tend naturellement au monopole.
Si ce monopole est rompu, d'autres exploitants se créent sur le
marché du service de base : une guerre des prix se déclenche entre les latifundiaires et
les nouveaux entrants, comme la montré l'histoire des réseaux des
télécommunications et du transport aérien aux États-Unis).
Alors le service de base ne présente plus à moyen terme de
perspective de profit, et la priorité donnée à la part de marché sur ce service
devient un piège. La politique doit évoluer : le service de base sera considéré comme
une plate-forme de marketing qui doit attirer le client, le profit étant attendu des
services à valeur ajoutée produits sur cette plate-forme.
Les opérateurs télécoms offriront des réseaux privés
virtuels, des accès à lInternet, l'hébergement de serveurs Web, des conférences
téléphoniques, des " call centers ", des services de renseignement,
des messageries vocales, des services autour de la messagerie, des bases de données, des
bases documentaires, des cartes à mémoire, de l'administration de contrôle d'accès, de
la sécurité des transactions, etc. Les transporteurs aériens offriront des prestations
autour du voyage : réservation de chambres d'hôtel et de voitures, vente à bord,
télévision, revues et journaux, télécommunication à bord (téléphonie, données),
mise à disposition de radio-téléphones en escale, etc.
Tous les opérateurs de réseau offrent ou vont offrir en outre
aux grandes entreprises des éléments de comptabilité analytique en présentant leurs
factures sous le format et sur le support demandé par le client en retraitant les
informations recueillies à l'occasion du service (dépenses faites par les salariés en
voyage, etc.).
D'autres formes de différenciation, plus étroitement liées au
transport, se présentent dans le transport aérien : différenciation des classes à
l'intérieur d'un même vol, multiplication des fréquences. Ce dernier point mérite un
bref commentaire. Pour acheminer un nombre donné de SKO entre deux points, l'avion le
plus gros sera le moins coûteux ; si l'on cherche cependant à maximiser non la capacité
de transport, mais le profit, il sera souvent plus efficace de mettre en fonction des
avions plus petits, plus nombreux, dont les horaires se répartissent sur toute la
journée. En effet, tout passager a un horaire idéal, celui qui convient le mieux à ses
contraintes personnelles ; l'utilité du vol est fonction décroissante de l'écart entre
l'horaire offert et l'horaire idéal. En répartissant des vols tout au long de la
journée, le transporteur diminue en moyenne l'écart entre horaire offert et horaire
idéal et accroît l'utilité de son offre pour le passager ; il drainera ainsi une
demande supérieure.
Segmentation tarifaire (" Yield management ")
Les transporteurs aériens ont inventé le " Yield
management " (ou " Revenue management ") qui consiste à chercher à vendre
à chaque client juste au-dessous du prix maximum que celui-ci serait prêt à payer.
Cette politique correspond bien à la fonction de coût du transport aérien : une fois
que les premiers passagers ont payé le prix qui équilibre le coût d'un vol, les
derniers sièges restants peuvent être vendus à un prix aussi bas que l'on voudra, ils
rapporteront toujours du profit.
Ici s'introduit une possibilité de différenciation qui
complète et complique le modèle classique de concurrence monopoliste. Dans le modèle
usuel, on suppose que le prix du produit vendu est fixe quel que soit le client. La
segmentation tarifaire incite par contre à pratiquer une tarification personnalisée.
Si certains des clients dun opérateur de réseau
(transport aérien, télécoms etc.) risquent de passer à la concurrence (c'est le cas
des communes ou des grandes entreprises pour les télécoms, des clients résidant dans
des villes périphériques éloignées du " hub " pour le transport
aérien, etc.), il sera toujours possible, sans pour autant afficher des prix unitaires
différents, de conclure avec eux des accords comportant une ristourne en fin d'année, et
de la personnaliser au plus juste en fonction du risque de concurrence.
Partenariats et alliances
L'exploitant d'un réseau améliore son offre - donc sa
compétitivité - en concluant des partenariats avec d'autres exploitants. Ces alliances
entre entreprises naturellement concurrentes sont souvent instables : dans le transport
aérien, peu de partenariats ont duré plus de deux ans.
Les exploitants de télécoms offrent implicitement
l'interconnexion de leurs réseaux. Au début de l'histoire du téléphone, les réseaux
n'étaient pas interconnectés, et un homme d'affaires qui voulait pouvoir contacter des
correspondants abonnés à divers réseaux devait avoir autant de téléphones.
L'interconnexion générale des réseaux, dont la contrepartie réside dans un système de
comptabilisation et compensation des redevances entre exploitants, a mis fin à cette
situation incommode.
Des partenariats sont passés entre transporteurs aériens pour
limiter les frais commerciaux ; les apports de trafic sont rémunérés par des primes
(" inter line "). Le " code sharing " partage les
sièges d'un même vol entre plusieurs compagnies de sorte que le même vol apparaît sous
plusieurs identifiants sur les écrans des systèmes de réservation. Le passager a pris
un billet Air France de Paris à Seattle, mais en fait il changera d'avion à New York et
empruntera un vol de Delta. Certains passagers trouvent cette pratique choquante, d'autres
y sont indifférents, mais le transporteur qui augmente la panoplie de ses O&D
présentées sur les systèmes de réservation accroît dautant sa chance de drainer
du trafic.
Risques de rigidité
La diversification de l'offre n'est pas toujours la politique
que les opérateurs de réseau choisissent d'abord. Lorsque la concurrence s'avive, leur
premier réflexe est de se replier vers leur cur de métier, car ils sy
croient en position de force. Cela revient parfois à pratiquer la politique que résume
la phrase célèbre : " je vends au-dessous du coût de revient, mais je me
rattrape sur la quantité ".
C'est ainsi que des transporteurs aériens ont, alors que les
tarifs s'effondraient, massivement investi pour maintenir le niveau de leur flotte, de
leurs " SKO " (sièges kilomètres offerts), dans l'espoir de
protéger leurs parts de marché en volume. C'est ainsi que des opérateurs télécoms ont
lancé une politique de promotion du trafic (le " delta minutes "),
alors que le prix du trafic baissait.
De telles politiques ont souvent la faveur des directions
générales à qui elles permettent de mobiliser l'entreprise autour d'un objectif
correspondant à sa culture (quand on est sur la défensive le premier réflexe est de
mobiliser les troupes) ; et l'évolution dun volume semble plus tangible que
l'évolution dun prix. Par contre la diversification des services, corollaire
nécessaire de l'ouverture de la concurrence sur un réseau, est difficile pour un
opérateur traditionnel. Il ne pourra s'y lancer qu'à l'issue d'une
" révolution culturelle " accompagnée du renouvellement de l'équipe
dirigeante.
La rigidité des conceptions professionnelles étonne dans des
secteurs qui se sont développés autour de techniques nouvelles. L'histoire éclaire ce
paradoxe. Les innovations ont été réalisées par de petites équipes de
pionniers ; ces équipes se sont dispersées lorsqu'il a fallu consolider
l'exploitation commerciale. Leurs " héritiers " ont utilisé les
résultats des pionniers sans toujours percevoir les intuitions dont ils résultaient. Des
choix techniques ou commerciaux, provisoires et fluides chez les pionniers, sont devenus
des dogmes chez leurs successeurs. Ces dogmes, imposés par des arguments d'autorité,
sont devenus aussi rigides que du béton armé.
Effet d'avalanche
L'économie des réseaux de télécommunications est
caractérisée par l'effet d'avalanche : comme l'utilité du réseau dépend du
nombre de correspondants qu'il relie, cette utilité est fonction croissante du nombre des
utilisateurs raccordés. Lorsque l'exploitation dun réseau démarre, il sera peu
attractif parce que le nombre de personnes raccordées est faible ; puis lorsqu'un seuil
de pénétration critique est atteint son utilité devient assez élevée pour que tout le
monde souhaite être raccordé. La courbe en S qui caractérise la pénétration d'un
service est donc dans le cas du réseau de télécommunications particulièrement plate au
début, puis particulièrement pentue par la suite.
Un effet analogue se produit pour les services à valeur
ajoutée : si l'on ouvre dans une entreprise un service de messagerie, une documentation
électronique, un agenda partagé, ils resteront peu utilisés pendant un temps, et tout
le monde voudra les utiliser lorsqu'ils auront atteint la pénétration critique.
Il existe dailleurs une externalité croisée entre un
réseau et les services offerts au dessus de lui. Plus le nombre d'utilisateurs du réseau
est élevé, plus l'offre de services est active, un nouvel offreur pouvant espérer
trouver sur un réseau bien distribué le nombre de clients nécessaire (cf. le Minitel et
l'Internet). Par ailleurs, le raccordement au réseau est d'autant plus attirant que les
services offerts sont plus diversifiés. Ici s'enchaîne un autre mécanisme de
croissance, les aspects réseau et service se soutenant mutuellement.
Le transport aérien suscite un phénomène analogue, quoique
moins brutal, l'ouverture d'une ligne pouvant faciliter la coopération économique entre
des escales.
Le management des entreprises de réseau comporte donc une
difficulté particulière : comment gérer l'effet d'avalanche, garder la tête froide
pendant la phase d'attente, détecter les signes avant-coureurs de l'avalanche pour
préparer le dimensionnement et éviter que la file d'attente des utilisateurs ne
s'allonge démesurément ?
5. Exemples de fonctions de
coûts
Nous présenterons dans les chapitres suivants les fonctions de
coût des télécommunications, du transport aérien et de lInternet.
Dans ces trois cas, la fonction de coût est fondée sur une économie
du dimensionnement : en partant d'une demande anticipée (donc incertaine), et
en utilisant des règles d'ingénierie consacrées par la pratique professionnelle et
tenant compte de la nature aléatoire du trafic, le réseau est dimensionné pour garantir
en heure de pointe une qualité de service jugée acceptable.
Le coût de l'offre est donc un coût de dimensionnement, payé
pour partie une fois pour toutes lors de la mise en place des équipements, pour partie au
fur et à mesure de l'exploitation. Il dépend peu du trafic effectivement acheminé :
qu'un avion soit plein ou vide, le coût pour le transporteur aérien sera à peu près le
même.
Nous allons, dans les trois cas, suivre la même démarche de
modélisation : on construit les réseaux par simulation en partant d'hypothèses sur la
demande à satisfaire et d'une connaissance des règles d'ingénierie.
Le réseau Internet est totalement maillé, son coût est
proportionnel à sa taille (et à l'intensité du trafic qu'il achemine). Sa pérennité
résulte de la simplicité des composants qu'il utilise et de la baisse tendancielle de
leur coût.
Le réseau de télécommunications bénéficie de l'économie
d'échelle procurée par la commutation et la concentration du trafic sur les faisceaux de
transit, la contrepartie de cette économie déchelle résidant dans le blocage en
heure de pointe.
Les transporteurs aériens ont mis en place des structures
proches de celles des réseaux de télécommunications. La plupart retiennent en effet,
pour acheminer au moindre coût le trafic entre origine et destination (O&D), une
structure de réseau en " hub and spokes " analogue à celle des télécoms
avec les commutateurs. Ils peuvent ainsi, pour un coût d'exploitation donné, multiplier
le nombre des couples O&D commercialisés.
La connaissance de Y apporte donc une information sur X, car la
variance conditionnelle de X est inférieure à sa variance inconditionnelle ; cette
information est dautant plus importante que la corrélation entre X et Y est plus
élevée.
Supposons que le transporteur ait pour politique de déclarer
lavion complet une fois quil a réservé T sièges, avec T > D. Dune
part il perd définitivement les recettes apportées par les passagers qui se présentent
lorsque lavion est déclaré complet ; et il existe une probabilité que les
sièges de lavion ne soient pas tous occupés en raison du phénomène de no-show.
Dautre part, ayant réservé plus de sièges que lavion nen comporte, il
risque de se trouver dans une situation où lavion sera plein, mais où certains
passagers auront été " surbookés " ; il faudra leur offrir une
compensation égale à un multiple k du prix du billet. Il faut choisir la politique qui
maximise le profit tout en arbitrant entre ces divers risques.
Un calcul complet doit tenir compte de la possibilité de
reporter un passager dun vol vers un autre, notamment dans les systèmes à
fréquence élevée comme les navettes : dans ce cas, la recette apportée par ce
passager nest pas perdue, sauf sil se reporte vers un vol dun
concurrent.
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