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Chapitre XIV : Rapports entre nations

(extrait de Michel Volle, e-conomie, Economica 2000)

 Relation entre richesse et démographie

Le STC est porteur d’un risque de rupture de la cohésion sociale. Ce risque ne se manifeste pas seulement à l’intérieur des pays industrialisés : il a une portée géopolitique. En effet, alors même que les pays les plus développés forment et attirent les " bassins de compétence " où s’opère l’essentiel de la création de richesse du STC, les pays les plus pauvres subissent actuellement une évolution qui éloigne davantage encore la perspective d’un partage acceptable des richesses. Ceci confirme l’exigence d’une action volontaire, et les dangers du " laissez faire ".

Il suffit pour s’en convaincre d’examiner la relation entre richesse et démographie. L'évolution démographique dans les temps modernes est dominée par le phénomène de la " transition démographique " : la modernisation d'une économie entraîne d'abord la diminution de la mortalité, puis après un délai variable selon le pays l'ajustement de la fécondité à la baisse. Pendant ce délai la population se multiplie (les naissances continuent au même rythme alors que les décès sont moins nombreux).

Portons donc sur un même graphique pour chaque pays le taux de croissance naturel de la population (naissance moins décès pour mille) et le PIB en dollar par tête. Pour éviter les valeurs peu significatives concernant de petites zones géographiques, nous ne retenons que les 47 pays ayant au moins 20 millions d'habitants. Ils représentent 87 % de la population mondiale.

La régression donne l'équation suivante:

PIB/hab = 14 192 - 441 * taux de croissance naturel

Ainsi plus un pays est pauvre, plus le taux de croissance de sa population est élevé. Le nombre des pauvres dans le monde augmente donc, car la richesse par tête ne croîtra pas plus vite que la moyenne dans un pays pauvre dont la population s'accroît fortement.

La répartition de la richesse dans le monde devient de plus en plus inégale, les pays les plus pauvres ayant une démographie qui les appauvrit encore - du moins tant qu'ils n'ont pas achevé leur transition démographique.

Cependant le nuage de points ci-dessus n'est pas aligné. Le taux de corrélation est de - 62 %. Il existe des pays soit plus riches, soit moins riches que la démographie ne l'" explique " à elle seule.

Examinons les écarts par rapport à la droite de régression. Les pays où il est positif sont plus riches que ne l'implique leur démographie, les pays où il est négatif sont moins riches. Cet écart classe ainsi les pays selon leur richesse corrigée de l'effet de la démographie. Voici les vingt pays où l'écart est le plus fort : 

Pays

Ecart

Pays

Ecart

Etats-Unis

15 794

Népal

- 2 914

Canada

11 405

Bangladesh

- 4 172

Japon

10 602

Inde

- 4 359

France

8 993

Soudan

- 4 554

Taïwan

8 358

Chine

- 6 129

Royaume Uni

6 792

Viêt Nam

- 6 898

Italie

6 201

Pologne

- 7 001

Malaisie

5 926

Roumanie

- 11 536

Allemagne

5 118

Russie

- 11 826

Corée du Sud

3 685

Ukraine

- 13 725

Les premiers pays ont un taux de croissance démographique faible, ce qui constitue un facteur de richesse, mais ils sont encore plus riches que ce qui est " expliqué " par ce facteur : c'est notamment le cas des États-Unis.

Les derniers pays ont une démographie déprimée (le taux de croissance nature est négatif), mais sont néanmoins très pauvres : ce sont notamment les anciens pays de l'Est, dont la population a reçu une instruction de haut niveau (d'où le bas niveau du taux de croissance démographique, la baisse de la fécondité étant liée au niveau de formation scolaire, notamment à celui des femmes) mais dont l'économie a souffert d'un handicap qui aggrave sans doute encore la dépression démographique (on ne fait pas d'enfants dans une société éduquée - qui maîtrise donc sa natalité - et dont en outre l'économie ne semble pas donner d'avenir).

Nous pouvons tirer de cette analyse rapide quelques indications relatives à notre modèle.

L'économie que décrit ce modèle est violente, en raison des formes que prend la concurrence. La prise en considération du facteur démographique ajoute un élément de tension supplémentaire. La tendance des économies actuelles est l'éclatement de la distribution des richesses, l'accroissement des inégalités, donc la montée des tensions qui en résultent.

La place de la France dans le monde est celle d'un pays parmi les plus riches, de taille moyenne, dont la croissance démographique est lente. Elle est 2lème selon la taille de la population, 38ème selon le taux de croissance de la population, 4ème selon le PIB par habitant (après les États-Unis, le Japon et le Canada). Si la misère existe en France, c'est une misère de pays riche, due aux défauts de la distribution de la richesse, et non une misère économique due à la pénurie.

La plupart des Français croient la France moins riche et plus égalitaire qu'elle ne l'est. Le PIB par habitant est plus élevé qu'ils ne le pensent, mais ils sous-estiment la dispersion de la distribution des richesses.

Un schéma mondial de transition

L'industrie, de plus en plus automatisée, a de moins en moins besoin de main-d’œuvre. Le capital (au sens large incluant le stock de compétences) devient le seul facteur de production. La transition vers ce nouveau mode de production, déjà délicate en économie fermée, se fait à marche forcée sous la pression des nouveaux pays industrialisés.

Le choc qui en résulte sur l'emploi est d'autant plus rude dans les pays industrialisés anciens que la démographie, conjuguée à la croissance du travail féminin et au ralentissement de la baisse tendancielle de la durée du travail, amène sur le marché une population active croissante. En outre, la rigidité des salaires empêche que des ajustements puissent se faire à la baisse.

L'examen de la répartition de la richesse dans le monde, et son évolution probable, fait apparaître une tendance à l'accroissement des inégalités. L'économie mondiale ne se dirige pas vers l'équilibre, mais vers l'éclatement. Cela introduit une source de tension supplémentaire.

La prise en compte des rapports entre nations introduit donc dans notre modèle un élément de dramatisation, d'accélération, d'augmentation de tensions. On peut alors se demander s'il ne serait pas opportun de calmer un peu le jeu.

Enfin, d'un point de vue purement statistique, l'examen des échanges internationaux fait ressortir l'importance de la part des échanges croisés, donc de l'importance relative de la différenciation de la production qui est l'un des indicateurs de la pertinence de notre modèle.

Modèles d'échange

Les modèles qui formalisent les échanges internationaux sont l'un des acquis les plus précieux de la pensée économique. Si on les utilise dans le cadre de leurs hypothèses, ils sont aussi incontestables qu'une démonstration mathématique. Les plus connus sont, dans l'ordre historique, ceux de Ricardo, Heckscher-Ohlin, Krugman et Helpman. Nous utiliserons ici les modèles de Ricardo, Heckscher-Ohlin et Helpman.

Ils considèrent tous un ensemble de pays et un ensemble de biens. Chaque pays y est caractérisé par une fonction d'utilité dépendant des quantités consommées des divers biens, et par une fonction de production relative à chaque bien. Ils diffèrent par la façon dont les fonctions de production sont spécifiées.

On peut présenter ces modèles en se limitant à deux pays et deux biens, car la généralisation à un nombre quelconque de biens ou de pays se fait sans difficulté.

Trois modèles

Dans le modèle de Ricardo, le seul facteur de production est le travail. Pour chaque produit, les écarts de productivité entre pays sont expliqués par des " conditions naturelles " (par exemple le climat) ou par des différences dues à la technologie. Chaque pays se spécialise dans la production du bien pour lequel il est relativement plus productif. Le modèle détermine les prix relatifs des biens, ainsi que leurs proportions dans l'échange et la production de chaque pays. Il est adapté à la description de spécialisations dues à un écart technologique.

Dans le modèle de Heckscher-Ohlin, on distingue les deux facteurs de production capital et travail. Les pays sont supposés utiliser les mêmes technologies, mais les proportions entre les quantités de capital et de travail (" intensités capitalistiques ") dont ils disposent sont différentes. Le pays le moins capitalistique se spécialise dans les produits dont la production demande moins de capital.

Ce modèle apporte les mêmes résultats que le modèle de Ricardo (prix, production, échange) et détermine en outre la rémunération des facteurs de production et l'intensité capitalistique (rapport capital/travail) de chaque secteur productif. Il est adapté à la description des spécialisations dues à un écart entre les intensités capitalistiques des divers pays.

Les modèles de Ricardo et d'Heckscher-Ohlin supposent, selon l'hypothèse courante en macroéconomie, que les fonctions de production sont à rendement décroissant. Cette hypothèse est cohérente avec les exigences de l'écologie (il convient de ne pas pousser trop loin la mise en valeur s ressources), mais ne correspond pas aux situations créées par les nouvelles technologies (microélectronique, informatique, automatismes) dont es fonctions de production sont à rendement croissant, voire " à coût fixe ".

L'hypothèse des rendements croissants est prise en compte par le modèle de Helpman. et explique la diversification des produits en variétés ainsi que les échanges croisés. La richesse d'un pays se mesure alors plus selon la diversité de sa production que selon le volume de celle-ci. Les rendements croissants déterminent les règles du jeu concurrentiel ainsi que l'emploi des facteurs de production. Nous reviendrons sur ce modèle.

Limites des modèles

Selon une convention commode, ces modèles assimilent un pays à un agent économique unique, doté d'une fonction d'utilité et de fonctions de production. Il n'y a pas de différence entre ces modèles, qui décrivent les échanges entre pays différents, et ceux qui décriraient les échanges entre des agents économiques individuels dotés de fonctions de production. Tant que l'on ne cherche pas à utiliser ces modèles pour traiter les questions relatives la répartition des richesses entre agents individuels d'un même pays, cette limitation n'est pas gênante. Par ailleurs, l'information parfaite est une hypothèse de travail admissible en économie statique.

Ces modèles considèrent des pays mettant en œuvre une technologie déterminée et une quantité donnée des facteurs de production; ils visent à expliquer, à partir de ces éléments, la spécialisation de chaque pays dans des productions particulières. Mais ils n'expliquent pas comment un pays en est arrivé à détenir un stock donné de technologies et de capital. Si nous appelons " économie du moyen - long terme " l'analyse de la façon dont ce stock se constitue, et " économie du court terme " l'analyse de l'utilisation de ce stock, tous ces modèles relèvent de l'économie du court terme.

Cette limitation a d'importantes conséquences. La notion d'investissement est absente de ces modèles : si le capital (cumul des investissements passés), considéré comme un acteur de production, joue un rôle dans certains d'entre eux, l'investissement courant, réalisé pour accroître le capital qui sera utilisé lors des années suivantes, n'est pas considéré. On ne peut le reprocher aux auteurs de ces modèles, car l'investissement n'était pas leur objet principal; mais cette hypothèse limite la portée de leurs résultats.

Très logiquement, ils n'ont pas considéré non plus les anticipations des agents économiques qui, prévoyant la rentabilité de leurs investissements, peuvent juger nécessaire de s'endetter. Ils expliquent le prix relatif des biens, mais ne peuvent rendre compte de l'endettement et donc du déséquilibre des échanges.

Vers un modèle dynamique

Pour " dynamiser " les modèles d'échange, il faut considérer les anticipations, les effets de l'investissement sur le stock de capital, les innovations qui modifient la fonction de production, le caractère intertemporel de la fonction d'utilité. C'est ce dernier qui explique l'épargne, renonciation à une consommation présente en faveur de l'investissement, donc d'une consommation future plus élevée.

On arrive ainsi à expliquer le déséquilibre des échanges et l'endettement qui en est le corollaire. Alors qu'un modèle statique ne peut considérer le déséquilibre des échanges que comme une anomalie (car seul un rapport de forces - non économique - pourrait expliquer qu'un pays se laisse dépouiller par un autre), le modèle intertemporel l'explique : il existe pour chaque pays un niveau d'endettement optimal. Un pays qui s'endette " trop ", c'est un pays qui s'endette au-delà de ses possibilités futures de remboursement, c'est-à-dire au-delà de la production supplémentaire que l'investissement lui permettra d'exporter:

Considérer les anticipations conduit à mettre en question l'information parfaite des agents. Cette hypothèse est admissible dans un modèle statique : même si dans la réalité l'information des agents sur les prix et les fonctions de production n'est pas parfaite, on peut supposer que leurs erreurs se compensent. Il n'en est plus de même lorsque l'on introduit dans le raisonnement les anticipations concernant les prix et fonctions de production du futur. Il y a alors à tout le moins incertitude. Il convient de faire figurer dans le calcul, à côté d'une valeur anticipée - qui ne sera jamais qu'une espérance mathématique -, l'écart type qui mesure cette incertitude ou, comme on dit, ce " risque ".

Pire, il peut y avoir erreur d'anticipation lorsque l'anticipation est non seulement incertaine, mais biaisée. Les erreurs d'anticipation sont fréquentes en économie parce que les agents ont du mal à distinguer une inflexion passagère, qui sera compensée par une autre inflexion ramenant à la tendance, de l'amorce d'un changement de tendance. Il est naturel qu'ils mettent quelques années à percevoir que la tendance a changé : mais pendant ces années-là leurs anticipations sont fausses. Ils seront optimistes ou pessimistes à l'excès, et ceci a des conséquences.

Keynes a expliqué la crise des années 30 par l'excès d'épargne dû à un pessimisme exagéré: les agents ne percevaient pas les gains de productivité accomplis par l'industrie. On a pu expliquer la crise des années 80 par la carence d'épargne due à l'optimisme excessif engendré, entre autres causes, par le contre-choc pétrolier. Considérer les erreurs d'anticipation rend compte des déséquilibres de l'économie, ainsi que de la dynamique de ces déséquilibres : optimisme, déception et pessimisme se succèdent, des phénomènes de contagion et d'imitation suscitant la création d'un " Climat " général irrationnel.

Le modèle dynamique que nous venons d'esquisser est plus compliqué que les modèles statiques; la meilleure façon de le bâtir est de construire des maquettes partielles éclairant une partie des phénomènes dont le modèle doit tenir compte.

Les modèles et le libre échange

Les trois modèles statiques conduisent à la même conclusion: la liberté des échanges entre pays est efficace, car elle maximise la satisfaction des consommateurs et permet de tirer le meilleur parti des ressources utilisées. Toute entrave à la liberté des échanges est inefficace.

Cette conclusion subsiste si l'on dynamise le modèle pour passer au niveau intertemporel: il faut alors non seulement que les échanges soient libres, mais aussi que les pays aient la liberté de s'endetter les uns envers les autres : l'endettement (ou le prêt) permet à chaque pays d'optimiser ses choix intertemporels.

Si l'on introduit la liberté non seulement pour les échanges de biens, mais aussi pour les échanges de capitaux, alors il faut tenir compte du fait qu'un investisseur sera confronté non seulement au taux d'intérêt de son propre pays, mais à la série des taux Ï1, r2, etc. offerts par les divers pays ; il aura à choisir la localisation de son investissement. De même, on peut supposer que le facteur travail lui-même peut choisir sa localisation.

Le modèle de Heckscher-Ohlin, qui considère les effets des différences d'intensité capitalistique entre pays, conduit à la conclusion suivante (en cas de spécialisation absolue) : le taux de rémunération r du capital est plus élevé dans le pays le moins capitalistique, le salaire w est plus élevé dans le pays le plus capitalistique. Ainsi est noué un ressort qui se détendra si l'on instaure la liberté de circulation des facteurs de production : si le capital et la main-d’œuvre sont libres de choisir leur localisation, on assistera à des flux de capitaux des pays les plus capitalistiques vers les pays les moins capitalistiques et à des flux de main-d’œuvre en sens inverse. Ces flux auront pour effet de réduire la différence d'intensité capitalistique entre pays et, à terme, d'égaliser cette intensité dans les divers pays, ainsi que la rémunération des facteurs.

Munis de ces indications, nous pouvons maintenant tenter d'expliquer la situation des économies actuelles. Il nous faudra pour cela enrichir les hypothèses fondant notre modèle.

L'économie à coûts fixes

Si les fonctions de production sont " à coûts fixes ", la rentabilité d'un produit ne peut s'établir qu'à condition de lui ouvrir le marché le plus large possible pour faire jouer à fond l'économie d'échelle impliquée par la fonction de coût. Les entrepreneurs sont alors naturellement amenés à viser le marché mondial : la stratégie exportatrice des Japonais est ainsi cohérente avec leur spécialisation dans les nouvelles technologies.

Le monde économique qui résulte de cette évolution technique est caractérisé par des échanges ouverts et par une compétition dure, chaque pays réclamant pour ses produits le marché le plus large possible. Les consommateurs choisissent selon leurs goûts au sein d'une gamme large. Les produits dont le rapport qualité/prix n'est pas suffisant pour qu'ils puissent se tailler une niche sur le marché mondial ne trouvent plus de demande et disparaissent.

Le capital (entendu comme constitution d'un stock) est devenu le seul facteur de production, puisque tout est achevé sur le plan économique à partir du moment où le produit a été conçu. Le travail de production, au sens de multiplication des biens à l'identique, a disparu de la scène puisque cette production est automatisée; quant au travail de conception des produits, qui requiert une longue expertise, il représente plus la mise en œuvre d'un investissement en formation que celle d'une force de travail indifférenciée, il s'agit donc de la mise en valeur d'un " stock " qui ressortit de la catégorie du " capital ".

Alors que la production par tête ne cesse de croître, et donc la collectivité de s'enrichir, le travail occupe de moins en moins de personnes. Il est remarquable que la croissance actuelle du chômage s'accompagne d'une croissance de la production par tête, donc d'un enrichissement collectif -alors que, dans les années 30, le chômage était corrélatif d'une forte baisse de la production.

Comment faire pour assimiler un enrichissement collectif et le répartir, alors que les mécanismes de distribution de la richesse associés au travail salarié ne peuvent plus fonctionner ?

Ces problèmes sont difficiles, mais non insolubles en économie fermée. L'évolution est alors progressive, parce que le capital est un stock et que sa nature ne se modifie que lentement. Cependant deux facteurs ont aggravé le problème: l'un interne, lié à l'évolution de la population active; l'autre externe, lié aux nouvelles formes prises par la concurrence au niveau mondial.

L'évolution technique a coïncidé dans le temps avec un afflux démographique de population active jeune, avec un ralentissement de la baisse de la durée du travail, ainsi qu'avec l'arrivée des femmes sur le marché du travail. Concernant ce dernier point, il n'entre pas dans notre propos de critiquer une évolution à bien des égards nécessaire : mais il est malencontreux que la croissance de la population active ait eu lieu précisément au moment où l'évolution technique diminuait le besoin de travail.

Nouvelles formes de concurrence

Pour comprendre ce qui se passe dans l'économie mondiale, présentons un modèle simple qui décrit les relations entre les pays industrialisés (Europe de l'ouest, Japon, États-Unis) d'une part, que nous nommerons Pl, et les pays " émergents " ou " en développement " (Asie du Sud-Est, Mexique, Hongrie ... ) d'autre part, que nous nommerons PED. Les pays pauvres (Afrique ... ) sont laissés en dehors du raisonnement : ils sont appelés à devenir des PED lorsque les PED actuels auront achevé leur industrialisation et rejoint les pays industrialisés.

Dans les schémas ci-après nous représentons une évolution en quatre phases en mettant à gauche les PED et à droite les PI, et en représentant la liste de leurs secteurs d'activité. Les facteurs de production utilisés figurent dans les carrés.

Phase 0 (hier): les PI ont le monopole de fait de l'industrie, les PED pratiquent une agriculture à l'ancienne.

Dans les Pl, l'économie comporte trois secteurs :

  • le " secteur industriel ancien ", où les facteurs de production sont le capital et le travail (industries mécaniques, chimie, textile, agroalimentaire, etc., en considérant les unités de production qui utilisent les technologies antérieures à l'automatisation) ;
  • le " secteur industriel nouveau ", où le capital (au sens large) est le seul facteur de production (électronique, informatique et toutes les activités qui en découlent ainsi que les industries automatisées) ;
  • le " secteur des services ", où le travail est le seul facteur de production.

Dans les PED, l'agriculture représente initialement l'activité principale; elle est faiblement capitalistique, ce qui permet de postuler, de façon schématique que le travail y est le seul facteur de production. Elle emploie un " gisement " de main-d’œuvre dure au travail et peu rémunérée.

Phase 1 (aujourd'hui) : un flux de capital et de savoir-faire circule des PI vers les PED, dans les industries anciennes; les PI développent les services pour absorber leur main-d’œuvre.

Dans un premier temps, ce " gisement " attire les capitaux employés dans le secteur industriel ancien des PI : la rémunération du travail dans les PED étant plus basse que dans les PI, la rémunération du capital y est plus élevée (cf. modèle de Heckscher-Ohlin). Des industries anciennes se délocalisent vers les PED ; le transfert de capital s'accompagne d'un transfert de savoir-faire industriel. Les industries nouvelles, qui nécessitent un personnel hautement qualifié, ne sont pas concernées par ce mouvement du capital : elles restent confinées aux Pl.

Une fois l'industrialisation des PED amorcée, elle se poursuit d'elle-même : le secteur industriel attire l'épargne locale et peut donc se développer même si l'exportation de capitaux des PI cesse. Sur le marché mondial, les produits des PED font concurrence aux produits des industries anciennes fournis par les PI, dont les coûts de production sont plus élevés. Il en résulte une dévalorisation rapide du capital investi par les PI dans les industries anciennes, qui vient s'ajouter au flux d'exportation de capitaux pour réduire l'engagement de ces pays dans ces industries.

Phase 2 (futur proche) : Les PED ont absorbé toute l'industrie ancienne, leur agriculture s'est industrialisée.

L'évolution est accélérée par plusieurs phénomènes. D'une part, les PED ont compris qu'ils ne pouvaient pas fonder un développement durable sur la rente procurée par leurs ressources naturelles, notamment par le pétrole : la baisse du cours des matières premières a dissipé cette illusion. D'autre part, de nombreux PED se sont ralliés dans les années 80 au libéralisme économique sous la pression du FMI. L'échec des pays communistes a accéléré leur conversion. Enfin, les nouvelles technologies ont accru la vitesse d'adaptation des infrastructures (téléphone, transport, circulation de l'information) et les retards des PED dans ces domaines ne sont plus des handicaps insurmontables.

Les difficultés de la transition des Pl de l'industrie ancienne vers le système technique contemporain sont alors aggravées par la rapidité de la dévalorisation de leur capital dans les industries anciennes; la reconversion de la force de travail, ainsi que l'adaptation de l'ensemble des institutions de la société à une nouvelle fonction de production, sont rendues plus difficiles par la brutalité de cette évolution.

Les Pl cherchent une parade à cette situation en développant autant qu'ils le peuvent leur secteur industriel nouveau, qui occupe une main-d’œuvre qualifiée incorporant un fort capital de formation, et en accroissant l'emploi dans le secteur des services pour " limiter la casse " sur le plan social. La concurrence entre Pl devient féroce parce que le pays qui gagne dans cette compétition est en excédent extérieur; il souffre moins (lu chômage que les autres Pl et dispose de degrés de liberté pour restructurer son appareil productif en l'adaptant à la demande future et en délocalisant les productions les moins efficaces, ce qui conforte son avantage initial.

L'évolution que nous venons de décrire se poursuivra tant qu'il existera dans le monde des " gisements " de main-d’œuvre agricole frugale et dure au travail; ces " gisements " ont, pour les capitaux investis dans l'industrie à l'ancienne mode, une séduction irrésistible. Il est normal que les meilleures " veines " de ces gisements (meilleures du point de vue de la discipline de la main-d’œuvre et de la stabilité politique) soient exploitées en premier: les capitaux se sont d'abord dirigés vers l'Asie, avec une précipitation d'ailleurs dangereuse sur le plan de l'équilibre financier; la hausse des salaires consécutive à l'industrialisation les poussera ensuite à chercher d'autres gisements: ils commencent à se diriger vers l'Amérique latine, puis ce sera le tour de l'Afrique.

À l'issue de cette évolution, tous les pays seront industrialisés et il n'existera plus nulle part de gisement de population agricole; l'agriculture elle-même sera partout industrialisée comme dans les pays développés et n'emploiera plus qu'une faible partie de la main-d’œuvre. L'écart de qualification entre PED et Pl se sera estompé à l'occasion du transfert de savoir-faire qui accompagne le capital des industries anciennes; le secteur industriel nouveau ne sera plus le monopole des PI et la concurrence au niveau mondial dans ce secteur - qui fait déjà rage entre les PI - s'élargira à tous les pays du monde.

Phase 3 (futur lointain) : les PED sont devenus semblables aux PI.

Nouveaux facteurs de compétitivité

Il est intéressant d'examiner les critères selon lesquels se fait entre PI la concurrence dans les industries nouvelles. Il s'agit pour un PI d'attirer les capitaux - y compris les compétences.

Les facteurs qui attirent ces capitaux se ramènent à deux critères essentiels : l'existence d'un système éducatif efficace - d'où découle à terme l'accumulation des compétences, l'existence de pôles de R&D, etc. - et l'existence d'un système bancaire ayant les compétences nécessaires pour jouer efficacement le rôle de partenaire des nouvelles industries. C'est sur ces deux terrains que se jouera la partie à long terme et que se déterminera la richesse relative des nations dans un monde où la totalité de la production serait passée sous le régime de l'automatisation.

Revenons au court terme. Dans une situation caractérisée par une évolution technologique brutale et par une concurrence externe qui dévalorise rapidement un stock important de capital, le chômage est inéluctable. La théorie économique supposerait un ajustement des salaires entre le divers pays, qui viendrait combler l'écart entre les salaires pratiqués dans les PI et les PED et limiter l'attrait que ces derniers présentent pour les capitaux. En fait, la rigidité du salaire dans les PI empêche un ajustement au niveau pratiqué dans les PED; il est par ailleurs peu imaginable que la population sans emploi dans les PI aille dans les PED en acceptant les conditions de travail et de rémunération qui y sont pratiquées : les facteurs de production se déplacent pour pouvoir être mieux rémunérés, non pour l'être moins bien.

Dans de telles conditions, il est impossible de déterminer un taux " naturel " du chômage; il est vraisemblable que le chômage continuera à croître. Cependant, tant que la production augmente, la richesse collective croît: le problème à résoudre est celui du partage de cette richesse. Il devra se faire selon des règles différentes de celles qui prévalaient auparavant et qui étalent fondées pour une grande part sur le salariat.

La tension sociale peut devenir insupportable dans les Pl. Que faire ?

Aspects démographiques

Une première idée serait le partage du travail. La réduction du temps de travail permettrait à tous d'avoir un emploi même si la quantité de travail nécessaire pour la production décroît. Cette solution n'est cependant praticable que si le travail est homogène : or il faut distinguer le travail qualifié exigé par les nouvelles industries (qui en fait s'assimile à la mise en œuvre d'un capital) du travail peu qualifié demandé par les industries anciennes.

On peut observer que les pays les plus " âgés " (Allemagne, Japon) s'en sortent mieux que les autres. Dans une période où le problème le plus grave est celui posé par la baisse de la population active nécessaire au fonctionnement de l'économie, les pays où la pyramide des âges est étranglée vers le bas, et où l'arrivée d'une population jeune sur le marché du travail est ralentie, sont avantagés durant la transition car ils subissent une tension sociale moindre que les autres.

Ce constat peut surprendre ; la théorie économique a souvent souligné la corrélation entre croissance démographique et enrichissement, parce qu'elle était fondée sur deux hypothèses: que le travail est rare et qu'une substitution capital travail est possible. Mais les économies des Pl ne vérifient plus ni l'une ni l'autre de ces deux conditions.

Réguler le libre échange

L'évolution économique induite par les nouvelles technologies est en soi positive: produire plus en travaillant moins va dans le sens de l'efficacité et il n'est pas question d'y renoncer. Il n'est pas question non plus de renoncer au libre-échange : les démonstrations qui établissent son efficacité sont un des acquis les plus précieux de la science économique. Cependant la transition suscitée par les nouvelles technologies s'accompagne d'une délocalisation rapide du capital et d'une concurrence d'une grande brutalité.

Durant cette transition, les hypothèses économiques qui fondent le libre-échange ne sont plus exactement respectées. Il faut pour la maîtriser introduire une petite dose de protection sans pour autant renier le libre échange (de même lorsque l'on descend les barres de graphite dans un réacteur nucléaire on ne cherche pas à arrêter la réaction, mais à empêcher qu'elle ne s'emballe).

La protection doit porter d'abord sur les flux de produits, ensuite seulement sur les flux de capitaux : si les PED ont démarré avec des capitaux exportés par les Pl, ils continuent leur développement sans eux car leur taux d'épargne atteint parfois 50 % alors que celui des Pl est descendu à 10 %.

La défense des industries anciennes des PI contre les importations venant des PED ne doit pas viser à pérenniser des activités désuètes, mais à étaler dans le temps le choc de la transition technologique et à fournir le délai nécessaire à la mise en place de nouvelles règles du jeu et de nouvelles institutions. Elle aura d'ailleurs sur les PED des effets positifs. La croissance de ces pays, explosive, les rend sujets à des " bulles spéculatives " destructrices de leurs structures sociales et de leur urbanisme. Eux aussi ont besoin d'une transition plus douce.

Il ne s'agit donc pas de protectionnisme mais de la maîtrise intelligente d'un phénomène naturel puissant et violent, dont il faut assimiler les apports positifs tout en limitant la casse. Ici se présentent évidemment deux pièges:

  • la protection est un signal ambigu pour les agents économiques. Elle peut encourager ceux qui ne veulent pas comprendre l'évolution en cours à persévérer dans leur aveuglement. Faut-il, pour qu'ils comprennent, qu'ils fassent jusqu'au bout l'expérience de la catastrophe, ou bien peut-on espérer qu'ils auront assez d'intelligence pour l'anticiper et l'éviter ?
  • l'autre piège est d'appliquer dogmatiquement les règles économiques du libre-échange, du laisser-faire etc., sans percevoir ce que la situation actuelle a de nouveau et de spécifique. L'armée française des années 30, fière des conceptions stratégiques qui avaient permis la victoire sur l'Allemagne, a refusé d'assimiler la mécanisation; elle a cueilli les fruits de son dogmatisme.

Le raisonnement économique est-il voué à la pure description, le phénomène naturel devant jouer à pleine puissance sans intervention humaine, ou bien peut-il servir à anticiper et maîtriser le phénomène ?

Situation de l'Europe

L'Europe regroupe des nations qui furent les premières nations industrielles, sont classées parmi les nations les plus riches, possèdent un patrimoine culturel important et disposent d'une réserve de qualification.

Ce dernier point est crucial : le STC, grand consommateur de travail qualifié, se mettra en place plus aisément dans les nations disposant d'un patrimoine culturel. Cependant l'Europe n'est pas seule à disposer d'un patrimoine de ce type.

Par ailleurs, les traditions industrielles héritées du passé ne favorisent pas le passage au STC : c'est le cas de la France (textile et sidérurgie), c'est le cas aussi de l'industrie allemande si admirée (mécanique et chimie).

On peut considérer comme un indicateur de l'aptitude à passer au STC l'intensité de l'effort de R&D, mesurée par la part des dépenses de R&D dans le produit intérieur brut; or cette part est faible en France, notamment si l'on considère la R&D réalisée par les entreprises.

S'il est peut-être exagéré de qualifier la France, comme l'a fait " Business Week " en 1997, de " Titanic des entrepreneurs ", il est certain que la relation entre la France et l'entrepreneur pose problème. Nombreux sont ceux qui ont dû s'expatrier pour trouver les conditions du succès économique. Nombreuses sont les grandes entreprises françaises qui connaissent une crise du management. L'ignorance des élites françaises en matière de nouvelles technologies est d'autant plus tenace qu'elle constitue un signe de distinction et d'appartenance à la classe dirigeante.

Tout se passe donc comme si l'Europe - et notamment la France - avait un problème avec son futur. Les nations européennes semblent handicapées par leur passé de grandes puissances, de nations industrielles, de métropoles d'empires coloniaux. Ces héritages pèsent sur les institutions, les valeurs, les comportements. Qu'il s'agisse d'investissement, de R&D, de formation professionnelle, on rencontre partout la même hésitation alors que les nouveaux pays industrialisés se lancent à la conquête du marché mondial.

L'évolution vers le système technique contemporain conduit vers une économie libérée de la pénurie - sous la seule réserve des ressources naturelles -, où une grande diversité de produits serait échangée entre les parties du monde, chaque nation contribuant à la production mondiale selon son propre arbitrage entre consommation et loisir. Le travail serait, pour l'essentiel, employé à concevoir des produits et à installer des unités de production, les tâches physiques et mentales répétitives étant réalisées par des machines.

Devant cette évolution, les stratégies défensives ou de retardement sont vouées à l'échec, comme le furent les stratégies des pays qui, naguère, ont refusé l'industrialisation et prolongé la survie de leur économie agricole.

Dès lors le problème posé à la France et à l'Europe semble clair, même si la réponse n'est pas aisée à trouver. Les activités industrielles traditionnelles (sidérurgie, textile, mais aussi mécanique et chimie) seront de plus en plus développées dans les nouveaux pays industrialisés (Brésil, Corée, Singapour etc.) concurrentiels en raison du coût relativement faible de la main-d’œuvre et, surtout, de la haute productivité d'équipements appartenant à la dernière génération technique. La spécialisation de l'Europe dans ces activités serait donc sans avenir, même si elle bénéficie (comme dans le cas de l'Allemagne) d'une image de qualité favorable. Elles ne peuvent subsister qu'en se transformant et se rajeunissant au contact des nouvelles technologies (automatisation, différenciation), comme l'a fait la sidérurgie.

En ce qui concerne les activités typiques du STC liées aux nouvelles technologies, l'avance prise par les États-Unis et le Japon risque de conduire à une spécialisation de ces deux pays leur permettant d'irriguer le marché mondial, d'évincer leurs concurrents européens, et de régler leur problème d'emploi au détriment des autres.

Perdant les activités du passé, mal placée pour se spécialiser dans les activités du futur, l'Europe serait alors conduite à déserter le front de taille de l'innovation. Les unités industrielles implantées sur son sol seraient des filiales d'entreprises américaines ou japonaises placées là pour éviter des frais de transport et désamorcer les protectionnismes.

Ce scénario a les défauts et les mérites de la simplicité. Nous verrons qu'on peut le rendre encore plus noir si l'on prend en considération l'évolution démographique des pays pauvres, et les déséquilibres qui en résulteront entre la répartition de la population et celle des richesses. Il n'est pas totalement irréaliste: il faut donc le prendre au sérieux.

Pour lui répondre, il faut considérer les ressources dont l'Europe dispose, et en premier lieu son patrimoine de compétences. Les mots de rigueur et d'effort viennent à l'esprit, mais pas dans leur sens aujourd'hui usuel de " rigueur " budgétaire et d'" effort " de compression des salaires: il s'agit de doter l'Europe d'un potentiel productif lui permettant de continuer à exister, sur le plan économique et technologique, dans le cadre du STC. Il s'agit, plus largement, d'encourager une répartition moins déséquilibrée des richesses dans la population mondiale.

Annexe du chapitre XIV : Différenciation des produits et échanges croisés

 L'existence des échanges croisés est une des preuves empiriques de la différenciation des biens. Si toutes les automobiles étaient identiques, les Français n'importeraient pas des automobiles allemandes et inversement. Il n'existe pas d'échanges croisés pour les biens qui, comme le lingot de cuivre pur, ne se prêtent pas à la différenciation.

Pour expliquer les échanges croisés, nous nous référerons au modèle du commerce international établi par Helpman. Nous l'illustrerons par les résultats d'une étude statistique.

Approche théorique

Supposons que l'économie considérée puisse produire deux produits X et Y, X étant différentiable et Y ne l'étant pas, et que la fonction de production de X est à rendements croissants, chaque variété étant produite par une entreprise différente. La diversité des goûts des consommateurs sera d'autant mieux satisfaite que le nombre des variétés sera plus élevé; par contre, pour un volume donné des facteurs de production, le volume produit sera d'autant plus faible que le nombre des variétés sera plus élevé, parce que le coût de production unitaire sera plus fort en raison des rendements croissants. La solution optimale implique donc un arbitrage entre différenciation et volume du produit X. À l'équilibre sont déterminés le nombre n des variétés de X, les volumes x et y, les prix relatifs px et py. Supposons que deux pays de ce genre s'ouvrent l'un à l'autre. Chacun consommera les n1 + n2 variétés et déterminera le nombre des variétés qu'il produit de façon à maximiser l'utilité de ses échanges compte tenu des variétés produites par l'autre. Les quantités produites, échangées et consommées de X et de Y résultent d'un équilibre par les prix, et tous les résultats du modèle de Heckscher-Ohlin, qui formalise les échanges internationaux sans considérer la diversification, sont utilisables. Il y a bien alors échanges croisés, puisque les consommateurs de chaque pays achètent des variétés de leur pays et de l'autre pays.

Ce qui guide le consommateur dans le choix de la variété qu'il achète, c'est la similitude de celle-ci avec la variété qui correspondrait exactement à ses goûts. Avoir un " bon " appareil productif, ce n'est donc pas seulement avoir un bon niveau d'intensité capitalistique comme le suggère le modèle de Heckscher-Ohlin, ni avoir les bonnes technologies comme le suggère le modèle de Ricardo; c'est aussi différencier la production pour l'adapter à la diversité des goûts. Un pays peut avoir une forte intensité capitalistique et un avantage technologique, mais en perdre les fruits en raison d'une trop faible différenciation ou d'une différenciation maladroite qui ne correspondrait pas aux goûts des consommateurs.

Nous allons ci-dessous reformuler le modèle de Helpman selon une approche conforme à notre modèle.

Économie fermée

Considérons une économie avec un seul facteur de production, le travail L. Supposons qu'elle produise un seul bien, X, susceptible d'être différencié en variétés.

Soit x la quantité produite de ce bien, n le nombre de variétés.

Les goûts des consommateurs sont d'autant mieux satisfaits que le nombre de variétés est plus élevé. On peut noter la fonction d'utilité U(x; n).

Notons X la quantité produite d'une variété, et posons

X = f (L/n) la fonction de production de X.

Or

X = x/n,

donc

x = nf(L/n).

Supposons que f est à rendement croissant, c'est-à-dire que f' > 0 et f" > 0. n et x obéissent à la relation

nf - 1 (x/n) = L.

On a forcément n ³ 1, n entier (la courbe ci-dessous est continue par simplicité) :

Si la fonction d'utilité est du type U1, les consommateurs sont peu sensibles au nombre de variétés et la différenciation est inutile; alors n = 1.

Si la fonction d'utilité est du type U2, il existe un couple (n*, x*) tel que l'utilité sera maximale.

La production de (n*, x*) ne tire pas tout le parti des rendements croissants de la fonction f : s'il s'agissait seulement de produire le plus possible du bien X, il vaudrait mieux ne produire qu'une variété. (n*, x*) résulte d'un arbitrage entre les rendements croissants (qui poussent à réduire n) et la diversité des besoins (qui pousse à l'augmenter).

Si la fonction f est à rendements décroissants l'optimum est atteint pour n = ¥ (atomisation totale de la production). Une situation plus réaliste est celle qui associe des rendements croissants pour les petites valeurs de L/n, puis des rendements décroissants.

Dans ce cas, le point (n*, x*) est dans la partie de la courbe qui correspond aux rendements croissants. Notons que, en raison de la forme de la fonction d'utilité qui reflète le goût des consommateurs pour la différenciation ce point n'est pas celui qui permet la production maximale, et qui correspondrait au maximum de f(L/n)/(L/n).

Supposons maintenant que cette économie produit deux biens différentiables X et Y. La frontière de la zone de production est, en prenant y = g(L), g' > 0, g" > 0,

nx f -1 (x/nx) + ny g -1(y/ny) = L

La fonction d'utilité est du type U(x, y; nx, ny) ; la maximisation de U sur la zone de production détermine les valeurs de x*, y*, nx* et ny*.

nx usines produisent chacune X = x/nx unités de X. L'équilibre définit les rapports px/py et w/px, où w est le salaire de la force de travail.

Comme on est en situation de rendements croissants, la nullité du profit suppose que le prix de vente égale le coût moyen.

Économie ouverte

Supposons que deux pays du type de celui décrit ci-dessus s'ouvrent l'un à l'autre. Supposons que les frais de transport sont nuls, de sorte que les variétés produites par l'un vont alimenter sans obstacle le marché de l'autre.

Considérons le pays 1. Le nombre des variétés du bien X offertes à ses consommateurs est n1x + n2x, de sorte que l'utilité devient

U1(C1x, C1y; n1x + n2x, n1y + n2y)

où C1x est le volume consommé de x et où n1x est le nombre de variétés de X produites par le pays 1.

Supposons que le nombre de variétés produites par le pays 2 soit n2. À chaque valeur de n1 est associée, si l'on suppose que l'équilibre des échanges est respecté, un couple (Ex, Ey ) et un rapport de prix px/py tels que pxEx + pyEy = 0. Soit n1(n2) le nombre ni tel que, pour n2 donné, Ï'utilité des échanges sera maximale. Le couple (n1*, n2*) tel que n1* = n1(n2*) et n2* = n2(n1*) donne les valeurs d'équilibre des nombres de variétés n1 et n2.

Des considérations de symétrie entraînent que les rapports px/py et w/px sont les mêmes dans les deux pays, ainsi que les volumes x et y de chaque variété. Par contre, les quantités x1 et x2 sont différentes, ainsi que y1 et y2.

En effet, le revenu par tête est le même dans les deux pays, puisque le salaire réel est le même et que la production se fait à profit nul. Il en résulte que :

n1/L1 = n2/L2

Le pays 1 produit x1 = n1x, et consomme

(n1 + n2) x (L1 /(L1 + L 2)

Il importe donc n2 x (L1 / (L1 + L2) des variétés produites par le pays 2 et exporte n1(L2/(L1 + L2) des variétés qu'il produit. Il y a donc échanges croisés. Le solde est nul parce que n1L2 = n2L1.

Introduction d'un écart de prix

Considérons deux pays 1 et 2, fabriquant un produit dont ils produisent respectivement les variétés 1 et 2.

On les suppose d'abord identiques en tout. Chacun produit la quantité x, emploie L, pratique le prix p et paie les salaires w.

wiLi = pixi, avec i = 1, 2

Toutes ces variables ont les mêmes valeurs dans les deux pays. Chaque pays consomme x1/2, x2/2.

Supposons maintenant que le pays 1 connaisse, pour des raisons de rigidité du change, une augmentation des prix et des salaires. Le pays 2 maintient par contre les prix et salaires initiaux.

Dans ce cas, la variété 1 devient plus chère que la variété 2 devant laquelle elle cède du terrain. L'ampleur de ce recul dépend de la précision des préférences des consommateurs (pour la définition de la fonction h(v), cf. le chapitre sur la concurrence monopoliste).

  • si la fonction h(v) est très " plate ", la préférence des consommateurs pour l'une ou l'autre des variétés est faible, et l'augmentation du prix de la variété 1 la fera presque disparaître du marché, 2 prenant toute la place;
  • si la fonction h(v) est " pointue ", alors les préférences des consommateurs sont très précises, et l'augmentation du prix de la variété 1 aura peu d'influence sur ses débouchés.

Pour représenter cela, on peut introduire une " fonction d'utilité " des variétés. Nous allons chercher à la caractériser. Supposons d'abord qu'elle soit homothétique: x1/x2 ne dépend que de p1/p2 Pour de petites variations de p1 autour de p2, on aura

x1/x2 = µ(p1/p2 - 1)

expression que nous intégrons en

x1/x2 = (p1/p2)µ avec µ < 0.

Le coefficient µ représente les réactions des consommateurs aux changements de prix relatifs. Si µ = 0, la fonction d'utilité est " en coin ", et x1/x2 reste égal à un quel que soit p1/p2. Si µ = ¥ , la fonction d'utilité est rectiligne, du type x1 + x2 : une seule des deux variétés pourra alors être produite.

Supposons que la fonction de production soit à rendement croissant, du type

x = d(L - L0).

Dans la situation ainsi définie, le pays 2 est incité à améliorer la technologie représentée par le coefficient d : en effet, en raison de la contrainte sur l'effectif L2 = L, il ne peut accroître la production alors que la demande est supérieure à l'offre pour le prix p2. Nous supposerons qu'il fait le progrès technique nécessaire, de sorte que:

x2 = d2 (L - L0)

Supposons enfin qu'au niveau mondial la valeur de la production soit égale au revenu :

w1L1 + w2L2 = p1x1 + p2x2

ce qui donne, en posant

(p1/p2)µ = a < 1

p1/p2 =

p1/p2 = b > 1

x1 =

x1 = ax(L - bL0/(L - abL0))

x2 = x(L -

x2 = x(L - bL0/(L - abL0))

d'où x1 < x2.

Les entreprises du pays 2 font un profit égal à :

p2x2 - w2L2,

celles du pays 1 font un déficit de même ampleur. La hausse du coût unitaire de production due à la perte de l'économie d'échelle dans le pays 1 fait plus que compenser la hausse du prix de vente.

Les parts de marché du pays 1 sont dégradées. Il y a du chômage dans le pays 1, et ses échanges sont déficitaires.

Ainsi, lorsqu'un pays augmente ses prix, il ouvre une part de marché plus grande aux pays concurrents et les incite à accroître leur productivité. Ses entreprises deviennent déficitaires ainsi que sa balance commerciale, et il connaît des problèmes d'emploi.

Seul le changement de parité des monnaies rétablit alors la parité des prix et l'égalité des profits (ici leur nullité) dans les deux pays.

Vérification statistique

Pour l'économie française, les échanges croisés concernent la majorité des produits; les taux de couverture élémentaire sont donc des indicateurs de spécialisation. Si le taux de couverture est égal à 1, la France détient pour ce produit une part du marché mondial égale à la part de la population française dans le monde. Si ce taux est supérieur à 1, c'est que la France est spécialisée dans ce produit.

Dans la théorie la plus simple des échanges croisés, on suppose que toutes les variétés d'un même produit ont la même qualité, donc le même prix à l'équilibre Dans ce cas les taux de couverture en volume et en valeur sont égaux. En réalité, les variétés ont des qualités différentes et donc des prix différents. Le rapport qualité/prix résulte de la confrontation entre différences de prix et de qualité. Les taux de couverture élémentaire en quantité sont alors moins pertinents : la part de la France dans le marché mondial du vin s'exprimerait mal si l'on considérait le nombre de bouteilles; il vaut mieux retenir une part de marché en valeur.

Pour vérifier l'existence d'échanges croisés, il faut utiliser une nomenclature fine, car à un niveau agrégé tout se brouille (des produits purement exportés peuvent compenser des produits purement importés). L'étude sur laquelle nous nous appuyons a utilisé la nomenclature douanière en 8 786 postes. Les produits ont été classés selon le taux de couverture en valeur en 1984, ce qui donne à cette date une photographie de la spécialisation de la France ainsi que de la part des échanges croisés.

Parmi les 8 786 produits, 1368 sont presque exclusivement importés, leur taux de couverture étant inférieur à 10 %. On trouve ici :

d'où x1 < x2.

Les entreprises du pays 2 font un profit égal à :

p2x2 - w2L2,

celles du pays 1 font un déficit de même ampleur. La hausse du coût unitaire de production due à la perte de l'économie d'échelle dans le pays 1 fait plus que compenser la hausse du prix de vente.

Les parts de marché du pays 1 sont dégradées. Il y a du chômage dans le pays 1, et ses échanges sont déficitaires.

Ainsi, lorsqu'un pays augmente ses prix, il ouvre une part de marché plus grande aux pays concurrents et les incite à accroître leur productivité. Ses entreprises deviennent déficitaires ainsi que sa balance commerciale, et il connaît des problèmes d'emploi.

Seul le changement de parité des monnaies rétablit alors la parité des prix et l'égalité des profits (ici leur nullité) dans les deux pays.

Vérification statistique

Pour l'économie française, les échanges croisés concernent la majorité des produits; les taux de couverture élémentaire sont donc des indicateurs de spécialisation. Si le taux de couverture est égal à 1, la France détient pour ce produit une part du marché mondial égale à la part de la population française dans le monde. Si ce taux est supérieur à 1, c'est que la France est spécialisée dans ce produit.

Dans la théorie la plus simple des échanges croisés, on suppose que toutes les variétés d'un même produit ont la même qualité, donc le même prix à l'équilibre Dans ce cas les taux de couverture en volume et en valeur sont égaux. En réalité, les variétés ont des qualités différentes et donc des prix différents. Le rapport qualité/prix résulte de la confrontation entre différences de prix et de qualité. Les taux de couverture élémentaire en quantité sont alors moins pertinents : la part de la France dans le marché mondial du vin s'exprimerait mal si l'on considérait le nombre de bouteilles; il vaut mieux retenir une part de marché en valeur.

Pour vérifier l'existence d'échanges croisés, il faut utiliser une nomenclature fine, car à un niveau agrégé tout se brouille (des produits purement exportés peuvent compenser des produits purement importés). L'étude sur laquelle nous nous appuyons a utilisé la nomenclature douanière en 8 786 postes. Les produits ont été classés selon le taux de couverture en valeur en 1984, ce qui donne à cette date une photographie de la spécialisation de la France ainsi que de la part des échanges croisés.

Parmi les 8 786 produits, 1368 sont presque exclusivement importés, leur taux de couverture étant inférieur à 10 %. On trouve ici :

Taux de

couverture (%)

Nombre

de produits

Exportations 1984

(milliards de francs)

Importations 1984

(milliards de francs)

< 10

1 368

4

110

10 < 50

2 110

57

205

50 < 80

1 015

49

77

80 < 100

491

35

40

100 < 125

468

55

48

125 < 200

914

132

87

200 < 1000

1 627

218

63

> 1000

793

158

63

Total

8786

710

632

  • des matières premières (phosphates, ammonitrates, minerais de fer, de plomb ou d'aluminium),
  • des produits de première transformation tirés de matières premières agricoles (tourteaux de soja, huile d'arachide, sucre de canne, café torréfié, cacao),
  • des produits de la filière du bois (bois de sapin, pâtes à papier, papier journal),
  • des produits de la filière du porc,
  • des appareils d'équipement ménager (récepteurs radio, chaînes HiFi, magnétophones, magnétoscopes, réfrigérateurs, congélateurs, appareils photo, motocycles),
  • des biens de consommation courante (chaussures pour femmes, cigarettes, livres pour enfants, pianos),
  • des biens d'équipement professionnels (machines à coudre, machines offset, voilures d'avions, circuits imprimés flexibles).

793 produits sont exclusivement exportés, leur taux de couverture étant supérieur à 1000 'X, Un tiers d'entre eux relève des industries agricoles et alimentaires; il s'agit de produits banals que la France produit massivement (sucre, farine, poudre de lait), mais aussi de produits haut de gamme pour lesquels elle dispose d'un monopole symbolique (Champagne, Cognac, Armagnac, Roquefort, Camembert, Brie, conserves de foie gras). Les autres produits exclusivement exportés relèvent de l'industrie (paquebots, panneaux de commande haute tension, équipement téléphonique) ou sont des biens de consommation courante (eau de Cologne).

Les échanges croisés concernent par convention les produits pour lesquels le taux de couverture se situe entre 50 et 200 %, soit 2 888 produits, un tiers de la nomenclature des produits qui représente environ 40 % des échanges. Ceux qui donnent lieu aux flux les plus importants sont les automobiles et leurs pièces détachées, ainsi que les produits de la filière informatique.

La part des échanges croisés dans le commerce extérieur français était donc en 1984 de 40 %. Ceci donne une idée de la place prise par la différenciation dans l'économie à cette date. Cette évaluation est minimale: en effet, pour une large part les produits purement importés ou purement exportés sont ceux qui ne sont pas du tout produits en France, ou qui ne sont produits qu'en France. La différenciation de ces produits-là est sans effet sur les échanges (on peut fabriquer en France plusieurs variétés de Camembert, mais sauf contrefaçon on n'en produira pas à l'étranger).