Chapitre XV : Mise en perspective
(extrait de Michel
Volle, e-conomie, Economica 2000)
Ce chapitre résume une réflexion qui, partie de la critique
des apports de la théorie économique, a abordé par étapes des domaines qui lui sont
complémentaires. Il s'agit de relativiser la théorie économique : il faut donc la
placer dans un cadre qui l'englobe, et recourir à des méthodes qui sortent du cadre
technique dans lequel nos autres travaux se sont situés. La mise en perspective ainsi
obtenue contribue à leur interprétation.
Pour délimiter l'économie, et notamment pour répondre à sa
prétention d'assurer le bonheur des gens, nous avons dû identifier les principes qui
sont à la racine respectivement de la réflexion économique et de la réflexion
éthique, principes auxquels nous associons les noms de Pareto et de Rawls. La théorie de
l'équité a subi à son tour la critique : si la justice est condition nécessaire du
bonheur, elle n'en est pas condition suffisante. Il faut donc aller au-delà de
l'équité, pénétrer le territoire délicat de la vie relationnelle et examiner ce qui
s'y partage. Ici la référence à Husserl est précieuse.
1. Efficacité
Loptimum de Pareto est au cur du raisonnement
économique. Cette référence est tellement présente que parfois on l'oublie, de même
que l'on pense rarement aux fondations de la maison que l'on habite. C'est elle qui
soutient les raisonnements en termes d'offre et de demande, de prix d'équilibre,
d'échange etc.
La " boîte d'Edgeworth " en fournit une
représentation commode lorsque l'on considère le cas le plus simple: une économie à
deux agents et à deux biens. Les deux agents, dotés chacun d'une fonction d'utilité
quasi concave, se partagent les biens disponibles. La " boîte " est un
rectangle, la longueur des côtés représentant les quantités disponibles de chaque
bien. On associe à chaque agent deux axes ayant pour origine un sommet de la boîte, de
sorte que chacun détient une " dotation initiale "représentée par le point A.
On dessine dans la boîte les courbes d'indifférence de chaque agent. Le prix
d'équilibre est le rapport d'échange qui leur permet d'atteindre un optimum de Pareto P,
c'est-à-dire une situation telle que l'utilité de l'un des agents ne pourrait pas être
accrue sans diminuer l'utilité de l'autre. Lensemble des optima de Pareto est la
courbe Ω .
Cette représentation graphique n'est utilisable que si l'on se
limite à deux biens et deux agents. Mais le modèle peut s'étendre à un nombre
quelconque de biens et d'agents; il peut assimiler l'aspect temporel, et donc les
comportements d'épargne; il peut assimiler le fait qu'un agent détienne une fonction de
production, et donc la transformation des facteurs de production en produits, ainsi que
l'investissement; il peut assimiler l'incertitude propre aux anticipations, et donc le
traitement du risque, ainsi que celui des erreurs d'anticipation.
La richesse de ces extensions témoigne de la fécondité de ce
modèle dont les fondements mathématiques ont été définitivement établis par Arrow et
Debreu. Il sert de référence, même si l'on renonce à certaines des hypothèses qui lui
sont souvent associées (comme l'hypothèse des rendements décroissants de la fonction de
production, qui conduit à ne considérer que les marchés en situation de concurrence
parfaite, et qui n'est pas vérifiée par l'économie à coûts fixes).
En partant de la boîte d'Edgeworth, on peut voir clairement la
différence entre efficacité et équité. Si la dotation initiale avait été B et non A,
l'optimum de Pareto serait P' et non P. En P', la répartition des biens entre les deux
agents est plus avantageuse pour l'un, et moins pour l'autre, qu'elle ne l'aurait été en
P. C'est la dotation initiale qui détermine, parmi les optima de Pareto, celui auquel
conduira l'équilibre économique; et le long de la courbe W
l'utilité de l'un décroît pendant que celle de l'autre augmente. L'optimum, qui assure
l'efficacité de l'économie, est indifférent à la façon dont les agents se partagent
les richesses, ou plutôt sa recherche se fait après une répartition initiale qui a
déjà tranché la question.
Si l'on prend l'une ou l'autre des extrémités de la courbe W , on obtient des points où l'un des deux agents est fortement
désavantagé par rapport à l'autre : le maximum de l'iniquité - c'est-à-dire
l'esclavage - peut donc être économiquement efficace, et le modèle de Pareto ne donne
aucun argument contre cette forme d'organisation sociale.
Principe de Pareto
Léconomie est le domaine de la pure efficacité. Elle est
fondée sur la règle " faire au mieux avec ce que l'on a ". Le " mieux
" désigne ici l'utilité des divers individus qui composent la société
considérée, " ce que l'on a "désigne les dotations initiales (biens de
consommation, facteurs de production, fonctions de production) de chacun des individus.
" Faire au mieux " avec " ce que l'on a ", c'est prendre les
décisions de production et d'échange qui permettent d'arriver à une situation telle que
toute autre impliquerait la diminution de l'utilité d'au moins un agent, à un "
optimum de Pareto ".
Cependant l'économiste ne se demande pas si les dotations
initiales (" ce que l'on a ") dont part l'économie sont équitables ou
non. Il est vrai que l'économie exclut les rapports de prédation où un agent
s'emparerait des biens d'un autre sans rien donner en échange : elle ne considère que
des rapports d'échange équilibrés. Mais la dotation initiale peut résulter d'une
prédation. Si un peuple s'est emparé des biens d'un autre peuple, sans doute le peuple
qui a été dépouillé cherchera à reconquérir ce qui lui a été pris plutôt qu'à
échanger avec le prédateur pour atteindre un optimum de Pareto.
On trouve donc ici une limite du modèle économique. Faut-il
l'élargir pour qu'il puisse prendre en compte les exigences de l'équité et de la
cohésion sociale, ou faut-il considérer qu'elles lui sont étrangères ? Nous
préférons faire le second choix pour deux raisons :
- l'efficacité apporte un enrichissement qui résout des problèmes de société :
quand l'ensemble de la société dispose de plus de richesses pour se loger, se nourrir,
se vêtir, se déplacer et communiquer, cette richesse profite à chacun, souvent (mais
pas toujours) aux plus pauvres, et les plus pauvres d'un pays riche sont souvent (mais pas
toujours) plus riches que la classe moyenne d'un pays pauvre. Cependant la tendance
actuelle à l'accroissement de l'inégalité des revenus dans les pays industrialisés,
l'indifférence (teintée justement d'économisme) envers les laissés pour compte,
montrent que l'économie ne résout pas tout. Il est donc sain de délimiter le domaine
dans lequel elle apporte des leçons utiles, et celui dans lequel elle n'apporte rien ou,
pis encore, des illusions de solution ;
- il est en général salubre de délimiter la portée dune discipline. On ne
doit pas tout attendre d'un ensemble de propositions abstraites visant à outiller ceux
qui s'occupent d'un domaine spécial. L'efficacité est respectable, mais n'est pas le
tout de la vie humaine. Laissons à l'économie la tâche de traiter les questions
d'efficacité, ne lui demandons pas de régler en outre les questions d'équité.
La " théorie du bien-être " règle, semble-t-il, la
question de l'équité en définissant une fonction W(U1, U2, ..., Un)
des utilités individuelles, l'équité étant atteinte lorsque l'on choisit celui des
optima de Pareto qui maximise W. Mais, comme dit Intriligator, " ce choix pose
un problème social, politique et éthique plutôt quun problème économique, car
il suppose que lon compare des utilités ". La théorie économique
implique en effet une définition ordinale de l'utilité qui interdit la comparaison entre
les utilités atteintes par deux consommateurs ; or la définition de W implique une telle
comparaison.
Utiliser la fonction W des utilités permet certes de "
faire avancer le calcul " et d'établir des résultats intéressants, mais présente
aussi des inconvénients sérieux: sur le plan des principes, en rompant avec la règle de
non comparabilité des utilités individuelles; sur le plan théorique, en introduisant
une ambiguïté sur la frontière entre l'économique et l'éthique; sur le plan pratique,
en supposant que la répartition des droits de propriété sur le stock de capital peut
s'ajuster aussi souplement que les prix des flux de biens échangés - alors que si le
marché sait déterminer paisiblement les prix, seule une prédation peut modifier des
droits de propriété.
Dire que l'économie a des limites ne veut pas dire qu'elle ne
vaille rien, mais qu'elle répond - d'ailleurs correctement - à une ambition limitée.
Ceux qui prétendent qu'elle répond ou devrait répondre à tout commettent l'une ou
l'autre des deux erreurs suivantes :
- ils croient qu'une pensée incomplète dans son extension serait une pensée sans
valeur; c'est ignorer que la pensée procède en faisant abstraction de certains aspects
du réel ou de l'expérience dont l'existence n'est pas supprimée pour autant, et qu'elle
est donc toujours incomplète ;
- ils estiment que seuls les buts économiques méritent d'être poursuivis, et
nient l'existence des questions non économiques ; c'est étendre la portée de
l'économie bien au-delà de ce qu'elle peut et sait faire.
Hayek estime que l'économie règle tous les problèmes, à
condition que chacun perçoive que le jugement porté par le marché sur son activité ne
concerne pas sa personne: ce n'est pas selon lui parce que votre entreprise ferme, vous
licencie et vous met au chômage, que vous ne valez rien. Vous devez, dit-il, supporter
sereinement les décisions du marché car elles ne vous visent pas personnellement; c'est
en laissant le marché fonctionner que l'on atteindra au mieux le bien-être de tous. Il
ne faut pas y mettre d'amour propre.
Tout cela est fort bien - et il n'y a pas lieu en effet de se
sentir visé par le fonctionnement mécanique et anonyme du marché -, mais la question de
l'équité reste posée, et ce n'est pas cette mécanique qui lui répondra.
Échange et prédation
Il est donc utile d'examiner les relations entre les rapports
d'échange (économie) et les rapports de prédation, la prédation étant la négation de
l'échange - et donc une dimension de la vie réelle que l'économie ne prend pas en
considération.
Certains agents peuvent juger inéquitable la situation qui leur
est faite. Cette injustice ne peut pas être corrigée par l'échange, c'est-à-dire par
l'économie. Ils peuvent alors chercher à sortir du jeu économique pour modifier, par la
force, le partage des dotations initiales. Une des méthodes utilisée pour amorcer la
dynamique guerrière est de se mettre délibérément en situation de déséquilibre.
Dans la " Guerre des Gaules ", César décrit
comment les Helvètes brûlent leurs maisons et leurs stocks de nourriture pour s'ôter
tout espoir de retour avant de se lancer à la conquête de la Gaule. Hitler, en
conduisant un gigantesque programme d'armement, mit délibérément l'Allemagne en
faillite ; ainsi seul le butin pouvait redresser la situation.
La prédation peut prendre des formes non guerrières, donc
moins visibles : les Japonais âgés, dont les caisses de retraite se sont gavées
d'actifs américains, ont subi du fait de la baisse du dollar une importante perte de
pouvoir d'achat. Agir de sorte que la valeur d'une dette soit diminuée, c'est une forme
sournoise de prédation.
Pendant une guerre, la recherche de l'efficacité économique
passe au second plan. Lorsque la prédation est sournoise (non militaire), on est
également loin de l'optimum. Il en résulte des situations qui étonnent les économistes
accoutumés à raisonner tout près de l'optimum.
Après une guerre, les relations d'échange reprennent le
dessus. Les agents partent de la dotation initiale résultant du conflit, et se dirigent
par tâtonnement vers l'optimum correspondant. Le vainqueur est celui qui a réussi à
accroître son utilité au détriment de l'autre.
2. Équité
L'apport de Rawls à la théorie de l'équité semble aussi
solide, aussi définitif et aussi fécond que celui de Pareto à la théorie économique.
Pour l'évaluer, il est utile d'examiner d'abord les apports de la théorie du contrat
social.
Contrat social
L'éthique, c'est le domaine de la règle, du droit. Elle
considère non pas tel ou tel match de rugby, mais les règles du rugby. Elle est donc
abstraite, moins intéressante sans doute qu'un match, mais utile : si les règles du
rugby sont mal définies, les matchs seront moins intéressants tant pour les joueurs que
pour les spectateurs.
Rousseau a traité la question du droit en partant d'une fiction
historique ingénieuse, le contrat social, qui aurait été conclu dans le passé entre
l'individu et la société. Par ce contrat, l'individu renonce à son droit naturel,
c'est-à-dire au droit de satisfaire son appétit sans se sentir solidaire ni responsable
envers autrui. Il accepte les règles que la société lui impose parce qu'il a compris
qu'une société fondée sur le droit était préférable à une société fondée sur la
force. Il cesse d'être " naturel ", c'est-à-dire prédateur, et admet par
avance d'être sanctionné s'il contrevient à la loi.
La loi, dit Spinoza, est édictée par le " souverain
" (qui peut être un monarque, une classe dirigeante constituée en aristocratie, ou
encore une assemblée élue représentant l'ensemble de la population). Le "
souverain " est aussi le juge qui détermine les sanctions en cas de manquement à la
loi. La séparation des pouvoirs recommandée par Montesquieu entre législatif et
exécutif établit au sein du souverain une distinction qui n'altère pas son unité; elle
a pour rôle d'empêcher que le législateur ne soit capricieux et opportuniste, et ne
taille des lois sur mesures pour régler ses comptes.
Le citoyen qui s'est dépouillé de son droit naturel confie au
souverain le monopole de la violence. Seul le souverain a le droit d'utiliser les armes,
de punir ; il détient la justice à l'intérieur, la force armée vers l'extérieur. Mais
ce système laisse entière la question du droit auquel le souverain doit lui-même obéir
dans ses rapports avec d'autres souverains. Pour Spinoza le souverain est un "
individu " naturel par rapport aux autres souverains ; le droit n'existe pas entre
les nations, qui ont donc des rapports de pure prédation. La seule abdication du droit
naturel est celle du citoyen envers le souverain, envers la cité.
L'émergence d'institutions internationales, d'une police
internationale, des forces armées des Nations Unies, ainsi que d'un tribunal
international et d'une opinion publique internationale, inaugure l'ère où les souverains
sont eux-mêmes citoyens d'une cité plus vaste, où le monde devient un seul pays du
point de vue du droit. Dès lors l'individu naturel, le droit naturel ont disparu, la
prédation n'a (juridiquement, sinon en fait) plus sa place sur terre. Tout souverain a
au-dessus de lui un souverain supérieur, qui n'est pas un Dieu mais une institution
mondiale, et qui ne rend de compte à personne - mais elle n'a personne à opprimer,
puisqu'il n'existe pas d'autre monde à conquérir.
Le contrat social décrit la relation entre le citoyen et la
cité, mais ne fournit pas de critères au nom desquels on pourrait dire qu'une loi est
équitable ou non. Il repose sur une hypothèse, celle de l'infaillibilité du souverain
qui représente, chez Rousseau, la volonté collective. Or cette infaillibilité est une
fiction : il ne suffit pas qu'une idée soit soutenue par une autorité souveraine,
fût-ce celle de la majorité, pour qu'elle soit juste, que l'on prenne cet adjectif au
sens de justesse comme de justice.
Principe de Rawls
Reste donc à définir le critère qui permettra de juger les
lois. Rawls apporte ici une innovation essentielle, celle du " voile d'ignorance
", dont il déduit le " principe du maximin " et la hiérarchie des
exigences de l'équité.
Le " voile d'ignorance " n'est pas, comme le contrat
social, une fiction historique, mais une abstraction fondatrice de la réflexion éthique.
Il s'agit du dispositif suivant : supposons qu'un individu ignore sa place dans la
société, son âge, son sexe, la couleur de sa peau, bref les particularités
génétiques et sociales qui le caractérisent en tant qu'individu; il sait seulement que
de telles particularités existent, qu'il sera invité à participer au jeu social après
avoir été doté d'un ensemble de ces particularités, mais rien ne les lui laisse
prévoir. Et c'est à cet " individu " là que l'on demande de définir les lois
qui vont régler les relations entre personnes, et en particulier de déterminer, avant
que le jeu économique ne commence, la dotation initiale dont chacun est pourvu.
Seront par définition équitables les lois construites par cet
individu (ou par un individu qui se mettrait derrière le voile d'ignorance par un effort
d'abstraction), seront inéquitables les lois qu'il refuserait.
Comme l'individu placé dans cette situation ne sait pas s'il
sera blanc ou noir, femme ou homme, jeune ou vieux, stupide ou intelligent, il ne prendra
pas de dispositions juridiques qui opprimeraient les personnes selon la couleur de leur
peau, leur sexe, leur âge, leur talent. Sont donc inéquitables les dispositions
racistes, sexistes, le système des castes, ainsi que l'esclavage et l'appropriation de
tous les biens par une minorité.
L'individu placé derrière le voile d'ignorance sait qu'il
existe une probabilité non nulle pour qu'il ait dans la société, une fois les cartes
distribuées, une place défavorisée; il est donc attentif au sort du moins favorisé, ne
serait-ce que par prudence. Les dispositions équitables seront celles qui assurent au
plus défavorisé le meilleur sort possible : c'est le principe du maximin.
Par ailleurs, parmi les règles qui déterminent les rapports
sociaux, certaines seront jugées plus fondamentales que d'autres : il est exclu que
quelqu'un puisse aliéner sa liberté, qui doit être préservée dans la limite des
libertés des autres ; puis l'égalité des chances doit être respectée; enfin,
l'égalité économique. Les obligations vont en décroissant de la première à la
troisième.
L'individu placé derrière le voile d'ignorance n'est
d'ailleurs pas nécessairement un égalitariste, car chercher le bien-être du plus
défavorisé ne signifie pas que la société garantisse l'égalité. Une certaine
inégalité des conditions peut en effet favoriser l'épanouissement des talents qui
contribuent au bien-être, y compris à celui du plus pauvre, alors qu'un égalitarisme
absolu peut aboutir à l'égalité, certes, mais dans la misère. L'équité n'implique
donc pas nécessairement l'égalité absolue des conditions.
Le critère de Rawls permet de fonder l'équité avec rigueur.
La recherche de la justice ne se fonde plus alors sur des aspirations généreuses mais
vagues, des indignations et des coups de cur, mais sur la raison. Elle a des
conséquences pratiques précises: en effet, tout comme le critère de Pareto, le critère
de Rawls se décline en applications d'une grande diversité.
3. Efficacité, équité et STC
Les formes d'emploi endogènes au STC introduisent une
dissymétrie forte entre ceux qui occupent des postes de conception et incorporent l'actif
le plus précieux des entreprises, ceux qui assurent la distribution, ceux (très peu
nombreux) qui réalisent la production physique, et ceux qui n'ont pas d'emploi.
En outre la répartition de la richesse dans le STC pose deux
problèmes résultant de la forme de la fonction de production. Pour indexer la
redistribution des revenus alors que la productivité marginale du travail n'a plus de
sens, il faut remplacer la quantité de travail (plus ou moins homogène) par d'autres
index du type " rente d'innovation ". Par ailleurs il faudra remplacer les
formes de salaires liées au rendement qui, dans notre société, incitent à l'effort et
à la productivité. Par quel type de régulation pourra-t-on, dans l'économie du STC,
inciter les salariés à innover, à faire des efforts pour améliorer la productivité ?
Une première réponse réside dans la pratique des stocks options données ou promises
aux cadres des " start ups " californiennes qui anticipent une plus-value sur
les actions de l'entreprise. Des salariés dont la compétence contribue au stock d'actifs
immatériels de l'entreprise sont ainsi rémunérés par une quote-part de son capital.
Lanticipation des plus-values joue un rôle décisif dans les choix de carrière de
ces salariés.
Le STC apporte en outre avec lui, de façon mécanique, une
forte dispersion de la distribution des revenus, le chômage structurel, l'inégalité
devant l'emploi. Le risque d'une rupture de la cohésion sociale est donc endogène au
modèle.
Par ailleurs les entrepreneurs, soumis à des incertitudes et à
des risques angoissants, vont être tentés d'acheter les acheteurs. La corruption, ou au
moins la tentation de corruption, est endogène à la concurrence monopoliste. Il ne faut
pas s'étonner si l'économie actuelle est caractérisée par les " affaires ",
les " caisses noires ", et si les mises en examen pour corruption active
pleuvent sur les responsables des grandes entreprises. Il est difficile de faire ici la
part des choses : si tous les concurrents achètent les acheteurs, l'entrepreneur a le
choix entre quitter le marché ou violer la loi.
Il est d'ailleurs relativement facile d'acheter quelques
salariés d'un concurrent. Ils dénonceront vertueusement les pratiques illégales de leur
patron, qui sera déstabilisé par une mise en examen au moment d'un appel d'offres
important... Il est inutile de citer ici des noms d'entreprises, d'entrepreneurs, d'hommes
politiques et de magistrats; le modèle de concurrence monopoliste permet d'interpréter
ces événements et de s'en étonner moins, sinon de moins s'en inquiéter.
Les comportements mafieux, qui ne sont rien d'autre qu'une
rémanence ou une résurgence des comportements de type féodal, les " affaires
", sont endogènes à l'économie de concurrence monopoliste. Ainsi la fine pointe de
la modernité (léconomie automatisée issue du STC, des NTIC etc.) rejoint des
formes d'organisation que l'on croyait archaïques, mais qui semblaient telles parce
qu'elles n'étaient pas endogènes à l'économie mécanisée du système technique
antérieur.
Il est intéressant ici de reprendre les méditations de
Saint-Simon et Gramsci sur la succession historique des formes d'organisation. Pour
Gramsci, l'" hégémonie " - c'est-à-dire la direction politique et
intellectuelle de la société - a quitté l'aristocratie pour passer en Europe à
l'État, en Amérique à l'Entreprise. Le schéma de l'évolution serait donc le suivant :
Pour Saint-Simon, il s'agirait plutôt d'une succession
d'étapes impliquant une " américanisation " de l'Europe :
Ces deux auteurs étaient témoins de la naissance de la
société industrielle mécanisée. Que l'on prenne l'une ou l'autre de ces deux
représentations, le STC impliquerait sous une forme moderne un retour au féodalisme :
Le ver est donc dans le fruit. Le risque est élevé: aucun
citoyen ne souhaite vivre dans une société dominée par des entreprises qui érigeraient
la corruption en système et tireraient parti d'un monopole consolidé par des pratiques
illicites. Par ailleurs, la violence guerrière de la concurrence, l'escrime rapide,
nerveuse, complexe entre entrepreneurs, suscite une déperdition d'énergie par rapport
aux enjeux économiques (innovation technologique et technique, pertinence de la
différenciation, qualité des modes de distribution). Les entrepreneurs deviennent trop
" politiques " et trop peu " économiques ". L'instabilité des
partenariats nuit à la qualité de l'offre et à la clarté des médiations commerciales.
Le " laissez faire " n'est pas de mise devant un tel
mécanisme. L'équilibre de concurrence monopoliste porte le germe de sa propre mort si
des mesures médicales appropriées ne sont pas prises. Le développement des réflexions
éthiques et déontologiques dans les entreprises et les organisations patronales, ainsi
d'ailleurs que la production théorique de Rawls et de ses collègues, montrent que le
danger est perçu; de premières réponses sont formulées.
Pour que ces réponses deviennent opératoires, il faut qu'elles
soient transcrites par le législateur et mises en pratique par l'appareil judiciaire. Le
STC a besoin d'un cadre juridique pour limiter les tentations, graduer les sanctions selon
la nature des fautes, stabiliser les contrats, protéger les faibles ou les " naïfs
" qui pensent d'abord en termes d'efficacité économique. Rien ne peut être résolu
si les lenteurs de la justice protègent de facto les escrocs, si l'engagement des
poursuites obéit à la recherche du sensationnel, etc. Une claire perception de
l'articulation des principes d'efficacité et d'équité peut aider à cette élaboration.
Une situation inefficace est logiquement intolérable, puisqu'il
serait possible de faire mieux avec les mêmes ressources, sans réduire la satisfaction
de quiconque. La recherche de l'efficacité est donc un préalable logique (mais pas
forcément chronologique) à la recherche de l'équité.
La recherche de l'équité s'arrête au point où elle
commencerait à devenir inopérante du point de vue de l'équité même, c'est-à-dire à
engendrer une inefficacité qui dégraderait le sort des moins favorisés; la recherche de
l'efficacité s'arrête au point où l'iniquité qu'elle engendre ou qu'elle consacre
susciterait des réactions (grèves, insurrections, guerres civiles etc.) susceptibles de
compromettre l'efficacité même.
Ceci délimite clairement ce que l'on doit attendre de la
théorie économique : si la recherche de l'efficacité n'implique pas l'équité, il est
naïf de s'étonner que l'efficacité puisse être compatible avec l'iniquité, ou encore
que le progrès économique n'apporte pas automatiquement une amélioration de l'équité.
Il est très risqué de laisser l'économique déterminer le social, et de lui faire jouer
le rôle dominant dans la définition de la politique : une politique " économiste
", aveugle aux exigences de l'équité, peut faire exploser la cohésion sociale avec
en retour des dommages importants pour l'efficacité elle-même.
Cependant rien n'autorise à penser que l'on a, en associant les
deux modèles de Rawls et de Pareto, traité l'ensemble des questions qui se posent à une
collectivité humaine. Ni l'un ni l'autre de ces modèles, ni celui obtenu en les
conjuguant, ne traitent du courage nécessaire devant les exigences du destin individuel
(responsabilité, anticipation de la mort), ni du fait qu'autrui est non seulement un
semblable (ce dont tient compte le principe maximin), mais aussi un autre. Ils ne rendent
pas compte de la fécondité et des difficultés de la relation d'altérité.
4. Relationnel
L'équité est un jugement porté sur des règles, sur des lois,
non sur les comportements qui concrétisent les rapports entre individus. Pour juger un
comportement concret et daté, on peut d'abord le confronter avec la loi: il est licite ou
non. Mais la loi n'épuise pas la diversité des situations, et un jugement qui se fonde
uniquement sur elle ne peut pas répondre à tous les cas particuliers. Il faut dépasser
le couple formé par l'efficacité et l'équité si nous voulons penser les relations
entre individus concrets dans la vie quotidienne, et leurs échanges qui passent par des
paroles, des actes, des attitudes de respect ou de mépris.
Nous ne pouvons entrer en relation avec autrui que dans la
mesure où nous avons avec lui une communauté de langage et de représentations, et où
nous lui sommes semblables à cet égard. Mais par ailleurs le dialogue ne peut présenter
un intérêt mutuel que dans la mesure où nous sommes différents, car la discussion
entre deux personnes identiques ne serait qu'un rabâchage d'idées partagées. Ces deux
conditions, quoique contradictoires, peuvent être respectées simultanément car elles
portent sur des couches différentes de la relation.
Ce que nous partageons tous avec tous, c'est la condition
humaine. C'est elle que l'on découvre en soi lorsqu'on s'efforce, pour atteindre
l'essentiel, de dépouiller les caractéristiques accidentelles de l'individualité.
Qu'ai-je en moi d'essentiel ? Ce ne sont ni le lieu, ni la date de ma naissance, qui sont
des événements fortuits; ce ne sont pas mon nom, mon sexe, la langue que je parle, la
culture qui me fournit mes repères, ma famille, ma patrie, quelles que soient les
relations affectueuses et profondes que je puis avoir avec ces deux dernières qui m'ont
nourri et formé. Ce ne sont ni ma santé, ni mon intelligence, ni ma force, ni mes
infirmités. Ce que j'ai de plus profond, c'est d'être un être humain, qui est né, se
développe, entre en relation amicale ou en conflit avec d'autres êtres, pense
(c'est-à-dire, comme dit Descartes, " qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie,
qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent "). Cet être est
confronté à la diversité de la nature, parcourt son destin, et mourra après avoir
rempli une part des possibilités qui lui étaient initialement offertes.
Mon destin me met en rapport avec des personnes qui, comme moi,
sont revêtues des accidents d'une individualité, et comme moi parcourent une trajectoire
à la fois limitée et riche de tout le concret d'une vie particulière.
Principe de Husserl
" L'homme à la recherche de son humanité " :
quel programme que de chercher, au plus profond d'une personne abordée à travers ses
caractéristiques individuelles, l'universalité d'un destin qu'elle partage avec tout
être humain! Husserl invite à " prendre une conscience universelle de soi-même
" ; cette ambition est aussi celle de la sagesse orientale : on la rencontre chez les
confucéens (" apprendre, c'est apprendre à faire de soi un être humain ")
comme chez les taoïstes, qui estiment l'humanité supérieure à l'équité.
L'être humain universel, qui se trouve entièrement en chacun
de nous, nous l'appellerons " personne ", pour le distinguer de l'"
individu " qui revêt cette personne des qualificatifs de date, lieu, sexe, apparence
physique etc. Mettons ainsi l'individu " entre parenthèses ", selon un
procédé semblable au " voile d'ignorance " de Rawls.
Ce qui caractérise le mieux cette " personne ", c'est
l'aptitude à apprendre, à s'assimiler toutes les langues, les métiers, les arts, les
savoir-faire, et s'adapter à tous les contextes. Cependant un individu ne maîtrisera
qu'une ou quelques langues, qu'un ou quelques métiers etc. Ses réalisations ne
représenteront qu'une petite partie de ce qu'il aurait pu faire: nos aptitudes restent,
pour la plupart, stériles comme les ufs de certaines espèces dont seule une
minorité parvient à maturité.
Le contraste entre le caractère limité de toute réalisation
individuelle et le caractère illimité de nos potentialités provoque chez chacun un
pénible sentiment d'échec, même chez ceux qui sembleraient avoir le mieux "
réussi ". Prenez Napoléon au sommet de sa gloire, dites-lui d'un air convaincu:
" Tu n'es qu'un raté ", et il vous donnera raison parce que cette phrase est
l'écho d'une conviction qu'il partage.
Ce sentiment d'échec, c'est le " mal métaphysique ",
maladie dont souffrent tous les êtres humains et qui est inséparable de la nature
humaine. Elle est à l'origine de F" envie ", dans lequel Dupuy voit "
cette perte radicale de l'estime de soi qui nous saisit lorsque nous comparons notre sort
à celui d'autrui ". En effet, l'autre n'a pas plus que moi accompli la totalité de
ses possibilités, il est donc autant que moi un " raté "; mais il a accompli
des possibilités que j'ai laissées en friche, et comme elles ne sont pas miennes je leur
donne, par une déformation due à la perspective, plus de valeur qu'à mes propres
réalisations. De sorte que deux personnes s'envieront mutuellement, chacune estimant
supérieures les réalisations de l'autre.
Pour soigner le mal métaphysique, il faut d'abord prendre
conscience de son universalité et de sa banalité. Alors peut se développer une sagesse:
je comprends que mes lacunes sont non signe d'infériorité, mais conséquence de ma
nature; je comprends que le sentiment d'inachèvement ne m'est pas propre, mais que je le
partage avec tous les êtres humains, même ceux qui me semblent les plus " réussis
". Dès lors ce n'est plus de l'envie que j'éprouve devant les réalisations des
autres, mais de la fierté devant ce dont est capable l'espèce à laquelle nous
appartenons ensemble. Toutes les uvres des hommes sont miennes, toutes les langues
qu'ils parlent, tous leurs savoir-faire, car si les limites de mon destin ne me permettent
pas d'y participer en tant qu'individu j'y participe en tant qu'être humain. je ne peux
certes pas en nourrir un orgueil individuel, mais je peux en nourrir mon respect pour
notre espèce et pour les individus porteurs de ses potentialités.
Cette solidarité ne se limite pas à l'espèce humaine : nous
sommes génétiquement proches parents des mammifères, chez qui se rencontrent beaucoup
de nos comportements; en remontant la phylogenèse nous sommes cousins de tous les
animaux, et des plantes même avec lesquelles nous partageons les mécanismes de la
reproduction, de la naissance, de la croissance et de la mort. La fraternité de destin
qui nous unit aux autres êtres humains s'étend donc, sous des formes moins complètes
mais tout aussi respectueuses, à l'ensemble du vivant, et même au monde minéral et
chimique d'où la vie est issue. La sagesse, remède au mal métaphysique, me libère de
l'angoisse suscitée par mon incomplétude, et me conduit vers une relation fraternelle
avec le monde lui-même, auquel me relient des cousinages et fraternités de destin.
Cette sagesse apporte aussi un point de vue nouveau sur
l'individu. Si l'étroitesse de mes propres réalisations me faisait souffrir - souffrance
dont je viens de me libérer - la diversité des réalisations que me présente l'ensemble
des individus illustre les possibilités de mon espèce, donc les miennes en tant que
membre de cette espèce. Ces possibilités couvrent tout l'éventail, du mal au bien, du
discernement à la bêtise. Qui n'a pas été surpris par la fécondité des hommes dans
l'ingéniosité comme dans l'erreur, dans la générosité comme dans la cruauté ?
Ainsi l'individualité, que nous avions mise entre parenthèse
pour dégager en son cur l'universalité de la personne, revient ici en force comme
illustration toujours particulière de la diversité des possibilités humaines, et comme
pédagogie de ces possibilités
La même personne, la même nature humaine que nous partageons
tous, se manifeste ainsi dans la diversité des destins individuels. Cette diversité
résulte soit du hasard (pays, langue), soit d'un choix individuel. C'est par
l'observation des autres individus que je peux explorer les choix qui me sont offerts et
m'y préparer avant que l'expérience ne m'enjoigne de choisir. Si je ne mûris pas mon
jugement, ce ne sera pas moi qui choisirai d'être collaborateur ou résistant : les
circonstances me conduiront par la main. On ne pourra pas alors me reprocher mon choix,
mais on pourra me faire un reproche plus grave : celui d'avoir laissé les événements
choisir à ma place et de leur avoir obéi mécaniquement.
L'abdication, le sommeil de la responsabilité, sont des
réponses très répandues au mal métaphysique. Ceux qui ne voient pas d'issue à cette
souffrance choisissent en effet de " dormir leur vie ", de se ranger à une
discipline conformiste qu'ils parent des noms de " sérieux professionnel "ou de
" vertu familiale ". Le militaire devient un mercenaire qui " obéit aux
ordres " et laisse à ses chefs la responsabilité des crimes dont sa main est
l'instrument; la mère de famille " se dévoue " pour élever ses enfants,
quitte à leur faire payer son amertume; le fonctionnaire devient un rouage de la
hiérarchie et " fait carrière " en gravissant les barreaux d'une échelle à
laquelle il identifie son destin; l'ingénieur se veut un " bon professionnel ",
et s'interdit de penser aux finalités que sert sa compétence technique; le juge "
applique la loi " sans vouloir considérer les particularités des cas qu'il traite ;
des militants idolâtrent leur parti, des croyants idolâtrent leur église. Ce bon père
de famille, ce professionnel appliqué attribue à d'autres la responsabilité de ses
actes, se mettant comme le dit Bonhoeffer " au service du diable lui-même ".
Que penseront de leur vie, lorsque viendra la mort, ceux qui n'ont pas voulu la vivre et
ont laissé couler leur destin sous le toit protecteur d'une institution, sans choix
personnel, sans conscience des conséquences de leurs actes, en se " dévouant "
avec " vertu " à une tâche qui peut-être n'était pas sans mérite, mais qui
certainement ne valait pas un tel sacrifice ?
Le mal métaphysique éclaire l'une des énigmes les plus
obsédantes de notre époque : que le national-socialisme, archétype du régime politique
meurtrier, soit survenu dans une des nations les plus cultivées, les plus raffinées, les
plus évoluées. Or ce qui s'exprime dans les textes des théoriciens du
national-socialisme, c'est le refus de l'universalité de la personne humaine, de
l'humanité; il faut la détruire au bénéfice de l'individualité du chef et de celle du
peuple assimilé à la race.
Le mal métaphysique était aigu en Allemagne après la défaite
de 1918 et le traité de Versailles . Les nationaux-socialistes ont construit leur
doctrine sur ce socle, en y ajoutant quelques héritages (tradition gnostique, sociétés
de gymnastique, etc.). Beaucoup n'ont pas alors perçu la différence entre leur activisme
et l'action, entre leur violence et l'énergie; ils ont cru voir de la force où il n'y
avait que la peur de vivre. Le caractère mécanique des discours d'Hitler et de ses
collaborateurs, l'ennui profond que suscite leur argumentation, étaient pourtant
révélateurs.
Une fois compris le mal qui a frappé l'Allemagne, on ne
s'étonne plus des horreurs qui en ont résulté, ni du sérieux professionnel, du travail
consciencieux de ceux qui s'y sont dévoués. Et la leçon s'élargit: les Allemands
n'étant ni pires ni meilleurs que les autres, les crimes qu'ils ont commis l'ont été ou
pourront l'être par d'autres. Ils ont appliqué aux nations européennes un traitement
semblable à celui que celles-ci avaient fait subir à certaines de leurs colonies.
L'histoire des sociétés totalitaires n'est pas close. C'est
celle du refus de l'universalité de la condition humaine, en réaction au mal
métaphysique et aux souffrances que cause un profond sentiment d'infériorité. Revenons
à notre point de départ, le STC. Rien, dans ses mécanismes économiques, ne le garantit
contre une dérive totalitaire, vers laquelle il est au contraire poussé par les
éléments d'iniquité, de rupture de la cohésion sociale qu'il comporte. Nous avons donc
des choix à faire, choix pour lesquels ni la recherche de l'efficacité, ni même celle
de l'équité, aussi nécessaires soient-elles, ne peuvent suffire.
Nous avons le choix entre un épanouissement de civilisation
fondé sur la base économique la plus féconde que lhistoire ait connue, et le
retour à la barbarie auquel nous invite la violence qui est endémique dans cette
économie. Pour caractériser cette civilisation à construire, les mots clés sont
sobriété et respect. Sobriété, car après avoir purgé notre peur atavique en
connaissant le bien être pendant deux ou trois générations, il serait temps de cesser
de consommer comme des goinfres, de polluer comme des cochons, de cultiver un activisme
fébrile, de prendre notre violence pour de lénergie et notre irréflexion pour du
courage, et de commencer à chercher un équilibre dans le rapport harmonieux avec la
nature, une réflexion pondérée, et du discernement dans la consommation. On voit des
signes avant-coureurs de ce changement culturel, mais rien ne garantit quil
simposera.
Le respect, ce nest rien dautre que découter
celui qui parle en sefforçant sincèrement de comprendre ce quil veut dire.
Dans une économie où le facteur productif essentiel est la compétence, et dans une
évolution qui fait se rejoindre toutes les économies autour du même type
dorganisation, le respect est doublement nécessaire : parce quil est
efficace, et parce quil est le seul moyen de valoriser et de préserver des
différences sans lesquelles nous nous retrouverons tous à préserver la même banalité.
Les DRH le découvrent : une des conditions de la réussite dans nos entreprises,
cest le " commerce de la considération ",
l" organisation du respect ". Face à des personnes fines, dont
lénergie créatrice se nourrit aux sources de limagination et de la
sensibilité, lentreprise bien organisée apprend à écouter et sefforce de
comprendre.
Nos vieilles sociétés européennes, aristocratiques,
hiérarchiques, corporatistes, civilisées et polies, savent très bien du haut de leur
histoire et de leur éducation pratiquer le mépris envers le faible, le jeune, le vieux,
loriginal etc. Elles ont grand besoin dun peu de fraîcheur et de naïveté,
de simplicité et douverture, découte généreuse, de curiosité et
dintérêt pour ce qui nest pas soi-même. La peinture du vingtième siècle a
été renouvelée par le contact avec les arts dAfrique et dAsie ; la
plus grande invention culturelle du siècle, le Jazz, est dorigine africaine ;
la philosophie chinoise, attentive à la propension des choses, se prête tout
naturellement à lapproche par les processus ; les civilisations dAfrique
ont bien plus que la nôtre un rapport respectueux avec la nature. Nous avons quelques
leçons de sagesse à recevoir.
***
Nous avons exploré successivement trois domaines de l'action
humaine : économie, éthique, relationnel. Pour pouvoir les comparer, nous les avons
rattachés chacun à son principe fondateur : en économie, le principe de Pareto; en
droit, le principe de Rawls; pour les relations interpersonnelles, le principe
d'universalité que l'on peut attribuer à Husserl (" il faut perdre le monde par l' epoch , pour le retrouver ensuite dans une
prise de conscience universelle de soi-même ") - mais dont on trouve des
formulations chez les philosophes chinois comme chez saint Augustin : " noli foras
ire, in te redi, in interiore homine habitat veritas ".
Or en rassemblant ces trois principes, nous retrouvons les trois
couches de l'action humaine que Dumézil identifie dans la structure mythique des cultures
indo-européennes. Il a reconstitué, par une étude critique des textes hindous,
gréco-romains, perses et caucasiens, les trois figures qui structurent l'imaginaire de
ces cultures : le prêtre, le guerrier, l'agriculteur-éleveur ; au premier le monde des
symboles et des valeurs, au second celui de la force et de la vitesse, au troisième celui
de la richesse, de la beauté, de la sexualité, de la fécondité.
Dans les trois couches que nous avons présentées, on retrouve
ces figures : l'économie et le principe de Pareto correspondent à la troisième, celle
de la richesse; l'équité et le principe de Rawls correspondent en négatif à la
seconde, celle de la guerre, ici maîtrisée par l'équité; l'universalité et le
principe de Husserl correspondent à la première : ce que l'individu atteint en lui-même
lorsqu'il rejoint l'universel, c'est le foyer de l'aspiration religieuse.
Annexe du chapitre XV : Le massacre des innocents
L'apport des Européens à l'histoire de l'informatique est
essentiel : Alan Turing et Tim Berners-Lee (le Web) sont britanniques, John von Neumann
hongrois, Linus Torvalds (Linux) finlandais, François Gernelle (inventeur du premier
micro-ordinateur) et Jean Ichbiah (ADA) français, Bjarne Stroustrup (C++) danois, etc.
Cependant c'est aux États-Unis que linformatique a
" pris ", comme on dit d'une mayonnaise quelle
" prend ". Pourquoi ?
Le pionnier est une figure de la culture américaine. C'est,
pour faire court, un " rêveur pratique ". Il a la tournure d'esprit
qu'il faut pour imaginer, explorer, coloniser de nouveaux territoires. C'est la mentalité
des " hackers " des années 60, qui ont pratiquement tout inventé en
informatique.
Non seulement l'Amérique produit les pionniers, mais elle les
reconnaît. Le bonhomme qui bricole dans son garage est observé avec bienveillance : qui
sait s'il n'est pas en train de découvrir la future ampoule électrique, le futur
téléphone ? Les banquiers risquent sur lui quelques dollars pour voir où cela peut
mener.
Quand on lit les chroniques de " Jazz Hot "
par Boris Vian, on voit que l'histoire de l'informatique ressemble beaucoup à celle du
Jazz. Même débuts minuscules, même enthousiasme des pionniers, même énergie, mêmes
prises de risques personnels, même conquête du marché et de la reconnaissance - et
contre quels obstacles ! reconnaître l'apport artistique des Noirs, c'était difficile
pour la société américaine. Mais elle la fait.
La comparaison n'est pas ici à l'avantage de notre chère
vieille Europe, et plus particulièrement de notre belle vieille France. Nous avons des
individualités de bonne qualité (en dehors du travail, lEuropéen s'ennuie aux
Etats-Unis car il y trouve les conversations terriblement fades). Mais collectivement nous
ne faisons pas grand chose de ces personnalités. Nos sociétés aristocratiques et
corporatistes sont orientées non vers la reconnaissance du pionnier, mais vers son
intimidation et donc son anéantissement. Elles lui disent :
" Taisez-vous ", " restez à votre place ",
" sachez vous conduire convenablement ", dans le meilleur des cas :
" vous avez raison mais c'est trop tôt, attendez ".
L'homme créatif, le rêveur pratique, qui mène une vie
intérieure passionnante mais difficile, rencontre chez nous tous les obstacles
imaginables alors même que nos dirigeants déplorent le manque de créativité, de sens
des responsabilités, d'originalité etc. Lamentations hypocrites ! dès qu'ils voient
quelqu'un de créatif, ils le tuent.
Témoin depuis bientôt vingt ans des nouvelles technologies
dans notre pays, je suis aussi témoin de ce massacre des talents. J'ai compris que pour
agir ici il fallait se taire en attendant l'occasion propice, mais il m'arrive de piquer
des colères (que personne ne comprend) lorsque je vois un hiérarque, arrivé par
parachutage du haut des partis politiques, des syndicats, de l'ENA ou des corporations,
martyriser des personnes qui le valent cent fois en leur refusant tout moyen, puis en les
mettant au placard, en préretraite ou au chômage au bénéfice du " pas de
vagues " et de l'immobilisme. Regardez ce qu'ils font du savoir des hommes de
plus de cinquante ans !
Pendant ce temps, les Américains avancent en aspirant des
talents européens qui leur apportent ce qu'ils ne produisent pas chez eux : une formation
intellectuelle de base solide, du non-conformisme, le flair logique qui permet de
dépasser les habitudes. Ils procurent à ces talents le terrain sur lequel ceux-ci
peuvent se déployer. Ils ont récupéré le professeur Montagné, que l'institut Pasteur
avait mis à la retraite. Nous nous faisons piller des compétences que nous formons à
grands frais mais que nous gaspillons. A qui la faute ?
Remarque subsidiaire : on déplore les violences à
lécole, et certes cest mal (et c'est stupide) dêtre violent. On peut
trouver dans ce qui précède une explication partielle du phénomène. Les adolescents
sentent lhypocrisie de la formation intellectuelle dans un monde dominé par des
aristocraties, hiérarchies et corporations. Respectez le savoir et la compétence dans
nos entreprises, ils seront davantage respectés dans nos écoles.