Chapitre I : Vue d'ensemble
(extrait de Michel
Volle, e-conomie, Economica 2000)
Nota Bene : nous utilisons ici le terme
" modèle " dans une acception différente de celle que lui donnent
les économètres. Nous voulons tirer les conséquences de quelques principes simples (le
STC, la fonction de production à coût fixe) et les confronter aux données
dobservation : ceci nous autorise à utiliser quelques outils mathématiques,
et des termes comme " exogène " et " endogène ".
Par contre nous navons pas construit de modèle quantitatif impliquant une
formalisation détaillée et complète des hypothèses et permettant de les tester
systématiquement : ce travail est un préliminaire à une telle formalisation.
1. Éléments du modèle
STC, automatisation, coûts fixes
Suivant une démarche inspirée des travaux de Bertrand Gille,
nous considérons la synergie propre au " système technique
contemporain " ou STC (microélectronique, automatisation, informatique) qui a
caractérisé les économies des pays riches à partir des années 70.
Cette synergie confère à la fonction de production une
structure " à coût fixe " : le coût ne dépend (pratiquement) pas de la
quantité produite : il est aisé de vérifier cela en ce qui concerne les
" puces " électroniques ou les logiciels, produits essentiels et
fondamentaux du STC.
Différenciation, concurrence monopoliste
La fonction de production à coût fixe impliquerait pour chaque
bien un monopole naturel où survivrait une seule entreprise ; les entreprises
cherchent donc, pour écarter ce risque, à différencier l'offre autant qu'elles le
peuvent c'est-à-dire autant que la demande peut le supporter (pour que l'on différencie,
il faut évidemment qu'une demande de produits différenciés puisse se manifester).
Lexistence des échanges croisés entre pays témoigne de
cette différenciation : pour citer l'exemple favori des économistes, si les automobiles
n'étaient pas différenciées le commerce des automobiles n'existerait pas entre la
France et l'Allemagne, car à prix égal les clients niraient pas chercher à
létranger un modèle identique à celui quil peuvent trouver chez eux. Les
biens non différenciés (lingot de cuivre pur etc.) ne font pas lobjet
déchanges croisés.
Les entreprises construisent sur chaque variété du bien un
petit monopole particulier aux frontières duquel elles sont en concurrence avec les
fournisseurs des variétés voisines. Ainsi la concurrence monopoliste est
endogène au modèle : à l'équilibre, le nombre de variétés produites est
déterminé, ainsi que la quantité vendue et le prix de chaque variété.
La symbolique paisible propre à tout modèle d'équilibre ne
doit pas masquer les phénomènes éventuellement violents de destruction et création qui
renouvellent les acteurs. Ces phénomènes seront illustrés par des exemples sectoriels.
L'emploi réside dans la conception et la distribution
L'automatisation supprime les emplois liés à la production. Il
ne reste dans les usines que quelques emplois de maintenance et de conditionnement. Des
emplois qualifiés sont nécessaires pour concevoir les nouvelles variétés, les nouveaux
produits, et des techniques de production compétitives. Dautres emplois qualifiés
sont nécessaires pour assurer la distribution de ces produits et tenir la "
première ligne " face à la clientèle.
Ainsi l'emploi s'organise en trois couches : la conception,
concentrée dans des bassins géographiques limités, et la distribution, répartie
partout au plus près des clients, sont les deux couches les plus nombreuses. L'emploi
nécessaire à la production est faible, voire négligeable.
Nouvelle distribution de la richesse
L'économie du STC est la plus riche que lhumanité ait
connue, car la production automatisée fournit en abondance le consommateur en biens
nécessaires ou agréables. Cependant la distribution de cette richesse ne va pas de soi.
Le salariat, qui assurait de façon quasi automatique la distribution dans l'économie
mécanisée dont la production nécessitait de nombreux emplois, ne peut plus remplir le
même rôle dans léconomie automatisée où la production se fait (pratiquement)
sans emploi.
Le sous-emploi, avec la rupture de cohésion sociale qui
l'accompagne, est donc un risque dans l'économie du STC : rien ne garantit a priori
que la somme des emplois de distribution et de conception assure le plein emploi. De
nouvelles formes de distribution, plus proches de la rente, deviennent nécessaires pour
assurer à toutes les personnes composant la société un accès équitable à la
richesse.
La recherche de léquité suppose une action volontaire,
car la seule mécanique du STC peut aussi bien, et avec une forte vraisemblance, conduire
à une société inéquitable.
Commerce électronique et médiation
La population est segmentée selon diverses familles de besoins
et elle est confrontée à une production diversifiée. Il n'est pas simple pour les
consommateurs de s'y retrouver et de choisir la variété répondant le mieux à leurs
besoins. La formation de la demande, qui résulte conjointement de l'identification des
besoins et de la connaissance de l'offre, en est rendue difficile. L'abstraction
qui consiste à prendre la demande comme point de départ de l'économie serait ici
excessive.
La médiation est la forme de commerce endogène à
léconomie du STC : le médiateur est celui qui est capable de trouver l'offre
correspondant aux besoins de tel client (il contribue donc à la formation de la
demande), tout en minimisant les coûts de transaction. Il facilite la personnalisation de
la relation commerciale.
La médiation utilise les outils du commerce
électronique : réseaux, ordinateurs, cartes à puce, plateaux téléphoniques,
bases de données etc. La baisse du coût de production de ces outils est le moteur du
STC, dont les technologies attirent donc à la fois la production et le commerce.
Une économie risquée
La fonction de production à coût fixe implique pour
l'entreprise un risque élevé, puisque la totalité du coût de production est dépensée
avant que la première unité du bien ne soit vendue. Par ailleurs, la délimitation des
plages de marché propres à chaque variété du bien (et à l'entreprise qui la produit)
fait l'objet d'une concurrence par les prix et par l'innovation. L'investissement le mieux
conçu peut ne pas trouver sa récompense sur le marché si un concurrent imprévu rafle
la demande sur laquelle l'entrepreneur comptait en y offrant, grâce à une innovation de
produit ou de procédé, un meilleur rapport qualité - prix.
Un ressort puissant est donc tendu dans la fonction de
production à coût fixe. Il se détend dans des situations de concurrence vive et de
risque extrême, dont le corollaire est de la part des entreprises une recherche de
sécurité les poussant à conclure des partenariats. Elles sont par ailleurs tentées par
des manuvres illégales visant à se garantir des marchés. La violence de la
concurrence, le retour à des formes " féodales " dans les relations
entre entreprises, sont donc endogènes au modèle. En résulte un besoin de clarification
concernant les questions éthiques, déontologiques, ainsi que le cadre législatif et les
pratiques judiciaires.
Changements de l'organisation des entreprises
La modification de l'organisation des entreprises est endogène
au modèle. La généralisation des micro-ordinateurs et des réseaux, suscitée par la
baisse de leur prix et l'efficacité qu'ils apportent, facilite l'émergence
d'organisations transverses impliquant la limitation du nombre de niveaux hiérarchiques,
la décentralisation jusqu'à la base même d'un droit de décision au coup par coup, la
mise en place de procédures de contrôle et de compte rendu a posteriori.
Le système d'information évolue vers la personnalisation de la
relation avec la clientèle et l'intégration du client dans le système
dinformation de l'entreprise. Cette évolution renforce la médiation et contribue
à transformer la relation commerciale.
Mondialisation de l'économie
La mondialisation de l'économie est endogène, car le coût du
transport subit une baisse importante en bénéficiant du STC. Les barrières qui
résultaient de la distance s'effacent ou s'estompent.
Si l'on suppose, pour pousser l'idée à l'extrême, que les
coûts de transport sont nuls, aucune limite géographique ne s'oppose à l'ubiquité des
biens. Restent des barrières institutionnelles que l'on peut contourner : comme la
localisation des sites de production est indifférente dans le modèle (puisque le
transport comme la production ne coûtent rien), il est facile d'installer des unités de
montage ou même de production pour fabriquer des modèles dautomobiles ou
d'ordinateurs à l'étranger. La mondialisation ne fait pas partie du contexte, des
exogènes : elle est endogène à l'économie du STC.
La mondialisation contribue au risque perçu par
lentreprise : il est difficile de protéger ses investissements par une veille
technologique active quand le concurrent potentiel est à lautre bout du monde.
Crise dadaptation
Les transformations ci-dessus constituent malgré leur
diversité un ensemble cohérent. Elles impliquent un bouleversement de nos institutions
(crédit, distribution et redistribution, formation, assurances, etc.) car celles-ci
résultent d'une mise au point bien adaptée à l'économie industrielle mécanisée, donc
à une fonction de production et un type d'équilibre du marché qui ne sont plus ceux
d'aujourd'hui.
Nos sociétés sont donc confrontées à une crise d'adaptation.
Cette crise est endogène au modèle, une fois que l'on mesure l'écart entre les
conditions d'équilibre de l'économie du STC et celles que procurent les institutions
héritées du passé proche.
Représentation : modèle en couches
Pour pouvoir penser à la fois la situation future, la
situation présente et la transition, nous utiliserons un modèle en couches. Ce
type de modèle, inventé pour représenter l'architecture des ordinateurs et des réseaux
de télécommunications, est historiquement corrélatif du STC. Il permet de représenter
l'articulation de diverses conditions simultanément nécessaires à l'exécution d'un
programme ou à la communication, et d'éviter les questions stériles mais toujours
renaissantes sur le classement de ces composantes selon la hiérarchie de leur importance.
* *
Nous disposons, avec ce modèle, à la fois d'un schéma
explicatif - la liste et la diversité des endogènes le montrent - et du mode de
représentation qui lui correspond (le modèle en couches).
Cependant tout n'est pas endogène à ce modèle. Il ne rend pas
compte d'exogènes comme les ressources naturelles et la démographie, dont l'évolution
impose des chocs qu'une analyse pratique doit considérer. Il n'ambitionne pas, même de
loin, de recouvrir la totalité du problème moral, culturel ou philosophique.
Le constat de telles lacunes ne saurait être invoqué pour le
réfuter : un modèle ne peut prétendre tout expliquer et représenter ; il a rempli
sa fonction s'il éclaire convenablement un espace limité mais bien choisi, et si la
frontière de validité qui entoure cet espace est définie sans ambiguïté.
Le schéma ci-dessous donne une vue d'ensemble du modèle et des
relations de causalité qu'il comporte. Les cases concernant le cur du STC sont
entourées en gras.
Schéma densemble