Article paru dans la revue
"Archimag" n° 127, septembre 1999 ( http://www.archimag.presse.fr
)
Michel Volle : « c'est la mise en
scène des compétences qui compte »
propos recueillis par Olivier Roumieux
Michel Volle est polytechnicien et administrateur de l'Insee en disponibilité. Il a
rédigé à la demande du Commissariat
général au Plan une étude du modèle économique induit par les nouvelles technologies
(1). Commentateur mais également
acteur, il a créé son propre site pour rassembler ses travaux : http://www.volle.com
Archimag. Comment pourrait-on caractériser le "Système technique
contemporain" (STC) sur lequel vous
basez votre étude (1) ?
Michel Volle. C'est un concept d'origine historique (2) qui consiste à
aborder l'histoire sous l'angle des technologies en
associant à chaque période les techniques dont la synergie la caractérise. Depuis les
années 60, et particulièrement 1974 avec
la crise pétrolière, on voit l'émergence d'un nouveau système fondé sur trois
composantes : la micro-électronique, les logiciels
et l'automatisation. Ce paradigme technologique nouveau a des conséquences en économie
parce qu'il modifie la fonction de
production des entreprises.
La "fonction de production à coût fixe" est en effet le pivot de votre
étude.
Typiquement, dans une fonction de production, on distingue ce qui relève du stock de
capital initial, indispensable pour
construire les bâtiments et les machines, et le coût du travail pour produire. Le coût
est ainsi associé à la quantité que l'on
produit. Actuellement, comme la production est fortement automatisée, pratiquement tout
le coût de production est dépensé
dans la mise en place des équipements initiaux. Le coût de production est très peu
sensible à la quantité produite. On le
constate avec la production des puces pour ordinateurs : leur conception coûte très
cher, ainsi que les équipements de
production de masse, mais après, produire une puce ou cent millions revient à peu près
au même. Un autre exemple éloquent
est celui du logiciel, qui nécessite pour sa conception des milliers de personnes.
Ensuite, la duplication ne coûte pratiquement
rien. Comme ces technologies occupent une place de plus en plus importante dans notre
société, la fonction de coût se
généralise et contamine d'autres domaines, comme l'automobile ou les avions. De leur
côté, les industries de service
s'organisent autour de leur système d'information. Les grandes surfaces utilisent les
nouvelles technologies pour analyser les
comportements de leur clientèle. Ces technologies modifient donc la nature des
entreprises, et nous entraînent vers une
économie plus risquée.
Vous parlez d'ailleurs de "concurrence monopoliste"
Je ne l'ai pas inventé. C'est un modèle économique auparavant minoritaire qui tend
aujourd'hui à supplanter celui de la
"concurrence parfaite". C'est une expression qui peut évidemment passer pour un
paradoxe. C'est l'idée que chaque variété
de produit, puisque nous sommes dans un contexte de forte différenciation, dispose d'une
petite sphère de monopole et se
trouve en concurrence aux frontières de cette sphère. C'est un modèle plus subtil que
celui induit par les deux composantes à
l'état pur. Dans le cas de Microsoft, on est en face d'un monopole de fait qui est déjà
concurrencé par l'arrivée de Linux, qui
introduit un modèle plus ouvert, dans lequel on peut retoucher le code source et qui est
pratiquement gratuit. L'économie de
Linux est viable parce que des milliers de programmeurs en réseau trouvent intérêt au
développement de ce logiciel, soit
parce que ça les amuse, soit parce qu'ils y trouvent une rémunération symbolique qui a
des conséquences en terme de
carrière. C'est une économie non marchande, symbolique, qui correspond à celle de
l'information. Quand on voit par exemple
la valeur que peut représenter pour une entreprise sa marque et son logo... Cette prise
en compte de l'économie du
symbolique permet de comprendre comment quelque chose qui n'est pas marchand peut
néanmoins avoir une valeur,
s'échanger.
Vous écrivez : " C'est le couple "compétence personnelle - entreprise
efficace" qui constitue un actif ".
Pensez-vous que que le concept de "Knowledge management" se développe
concrétement dans les
entreprises ?
Pas assez. Dans cette économie des nouvelles technologies, c'est précisément
la mise en scène des compétences qui compte.
J'ai pu constater sur le terrain des pratiques assez décevantes en la matière. On
retrouve assez souvent une situation
polémique entre la couche managériale, politique et médiatisée, qui gère de façon
experte la dimension symbolique, et la
couche des ingénieurs, compétents mais peu médiatiques. La question est
organisationnelle et sociologique.
Vous écrivez d'autre part : " L'équilibre économique du réseau est
condition nécessaire pour que l'Internet
perdure. " Les dernières offres gratuites d'accès à l'Internet ne vous
apportent-t-elles pas la contradiction ?
Non, mais c'est vrai que techniquement ça change des choses. L'équilibre
économique est la condition nécessaire mais pas
suffisante. Il faut également que les fournisseurs de services y trouvent leur
rémunération. Les sociétés qui offrent des accès
gratuits ambitionnent en fait de se tailler une part de marché suffisante pour
rentabiliser leur offre de contenus. Nous sommes
dans une logique de pénétration de marché.
Ne joue-t-on tout de même pas avec le feu en déséquilibrant ainsi le modèle
économique de l'Internet ?
Non, parce qu'il s'agit de fournisseurs d'accès qui continuent à payer leur
accès au Réseau, leur matériel de connexion. Ils
sont à la périphérie du Réseau et ne devraient donc pas le compromettre dans son
ensemble. Au début de l'étude, nous
sommes parti d'un a priori tout à fait intéressant : l'Internet, c'est une planche
pourrie, le réseau a été subventionné au départ,
c'est donc une économie artificielle. Les gens sont en train d'organiser leur salle de
bal sur une charpente très fragile qui risque
de s'écrouler. Et notre étude a prouvé le contraire : à notre grande surprise, la
tendance du coût de l'Internet par utilisateur et
par an est à la baisse. Quand on obtient un résultat contraire à ses présupposés, on
s'y attache d'autant plus. Cette affaire des
accès gratuits va se stabiliser. Les utilisateurs vont se rendre compte que la qualité
n'est pas forcément au rendez-vous.
Faut-il avoir peur du modèle économique que vous décrivez ?
Il y a des risques, c'est certain. Ce modèle fournit une clé d'interprétation
unique à un grand nombre de phénomènes que l'on
constate. Cela permet d'anticiper les difficultés. Nous sommes dans une société qui se
durcit et extrêmement compétitive. Sur
le fond, je suis un grand amateur d'efficacité. Je ne vais pas pleurer si l'économie est
plus efficace, plus productive. Mais il est
évident que se posent derrière des problèmes de redistribution des richesses.
(1) Economie des nouvelles technologies : Internet, télécommunications, informatique,
audiovisuel, transport aérien / Michel Volle. - Paris :
Economica, 1999. - 299 p. - ISBN 2-7178-3803-1 (195 F, 29,73 E)
Cf. le compte rendu de lecture dans la rubrique "Vient de paraître".
(2) Histoire des techniques / Bertrand Gille. - Paris : Gallimard, 1978. - (La Pléiade).
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