Ce livre est comme un tableau. En lignes, des secteurs. En
colonnes, des usages. La problématique du tableau est fournie par une partie
introductrice : "modélisation". Effectivement le regard change.
A-t-on un modèle ? Je ne le crois pas. Le livre présente et
charpente des hypothèses, avec des poutres maîtresses. Mais cela reste des hypothèses.
Plutôt que sur des principes, il amène l'il là où les incertitudes de notre
économie sont les plus visibles.
Considérons les risques liés à la "fonction de
production à coûts fixes" : je ne suis pas sûr que le livre explore l'ensemble des
comportements visant à minimiser ces risques, même s'il en pointe quelques uns
(partenariat, manuvres illégales..).
Par exemple, est-ce que les entreprises ne cherchent pas à
différer l'effectivité de l'investissement productif ? Elles occupent le terrain avec
des annonces, des faux-semblant, et puis quand elles ont réduit la menace, alors
seulement elles investissent.
Dans ce différé de l'investissement, n'y a-t-il pas un espace
structurel laissé à l'autonomie provisoire des universitaires et des créateurs, qui est
brutalement résorbé, une fois le marché arrivé à maturation, par l'achat d'une
startup par un "acteur monopoliste" ?
Derrière la promesse commerciale, y-t-il place pour
l'innovation ? La tentation est de ne commercialiser que des possibles connus, dont
l'audace réside dans leur combinaison. Jean Rohmer dit : les grandes idées ont été
énoncées il y a 20 ans, et on ne fait que les mettre en uvre très lentement.
Autre exemple, les efforts de normalisation sont contrés par la
diffusion de petits outils à faible coûts, via Internet, qui sont de qualité médiocre.
Pour un langage LINUX, de plus en plus fiable, combien d'outils Internet qui sont peu
exigeants ?
Le chapitre "Mise en perspective" ne retient de
l'économie que les critères de l'échange et de la prédation. J'aurais souhaité une
réflexion sur l'investissement et les acteurs de l'investissement. Cette réflexion est
abordée, sous la forme d'un constat de carence des théories actuelles, dans le chapitre
précédent "Rapport entre nations".
Il me semble que vous supposez comme acquis que le temps de la
conception d'un produit est homogène, conditionné seulement par la formation de
l'expertise. Les quelques indications ci-dessus montrent au contraire que ce temps est
hétérogène, car soumis aux aléas des relations entre détenteurs de capitaux (grands
exploitants logistiques, industriels, grandes administrations, grands fournisseurs
informatiques,..) et la population hétérogène des universitaires et des
"créateurs".
Où est l'Etat dans l'investissement en nouvelles technologies ?
(cest-à-dire : qu'est devenue la proposition de l'Etat- providence ?) Du
côté de l'innovation ou du côté du financement de programmes d'équipements ?
Où sont les banques ? Les règles du jeu bancaire ? Que penser
de la crise bancaire du sud-est asiatique ? Qui finance au contraire l'expansion
technologique des Etats-Unis ?
Que devient le partage classique entre grands donneurs d'ordre,
PME expertes, et usines d'assemblages ? D'ailleurs, je lis p. 238 que le travail classique
est indifférencié. Est-ce si vrai ? Au contraire, est-ce que la grande entreprise
européenne n'a pas échoué dans sa tentative d'indifférencier le travail, ce qui
explique la révolution apportée par les concepts industriels japonais ?
Autant les analyses des secteurs et des usages sont
passionnantes, autant les explications économiques, via les exposés des théories en
cours, sont peu probantes, du moins pour moi, lecteur peu averti.
A ce propos, n'est-ce pas réducteur de considérer le capital
comme un "stock". Ce qui est stocké, c'est le produit. Le véritable capital,
c'est l'outil productif, et la capacité à élaborer des outils productifs plus
performants. Qui a l'heure actuelle détient cette capacité ? raisonnons par analogie
avec le coût de transaction, et la baisse de ce coût dans la grande organisation. Cette
capacité ne serait-elle pas celle qui élabore des synergies , qui abaisse le coût de la
synergie entre partenaires dissemblables ? Est-ce que la force de nos sociétés ne serait
pas d'utiliser la proximité culturelle comme vecteur de la synergie. Est-ce que ceci
n'est pas un facteur d'aggravation pour les pays du tiers-monde à faible culture ? ou
plus près de nous, pour notre quart-monde ?
Idée : pourquoi ne pas analyser selon un modèle en couches les
différents acteurs et facteurs de mise en uvre des capitaux dans un investissement
qui est triplement composé de coûts d'innovation, de coûts de partenariat de
développement et de coûts de constitution de marchés commerciaux ?!
Amicalement
Francis JACQ
Ma réponse :
Merci, c'est intéressant.
Quelques remarques :
- un modèle, ce n'est rien d'autre qu'une architecture d'idées
et de relations construite avec des hypothèses.
- certes je n'ai pas exploré l'ensemble des comportements ! une
telle exhaustivité est hors de portée.
- les tactiques d'annonce et d'occupation de terrain sont
évoquées plusieurs fois. Il est vrai cependant que le modèle d'équilibre, dans sa
simplicité, relève d'une esthétique paisible étrangère à la lutte, le grouillement
qui sont le caractère principal de cette économie. C'est dit quelque part dans le livre,
trop vite sans doute.
- oui, j'aurais pu détailler davantage la démarche de
l'investisseur. C'est un vaste sujet en soi. D'accord avec vous sur le caractère
hétérogène des acteurs.
- l'Etat dans le financement des nouvelles technologies ... il
est surtout, hélas, du côté des dépenses militaires ; il a été dans les télécoms,
il n'y est plus guère.
- au rôle des banques il faut ajouter celui des caisses de
retraite, ainsi que le jeu nouveau des salariés - actionnaires (stocks options) : tout
cela a son influence sur le partage de la valeur ajoutée entre capital et travail, ainsi
que sur la détermination des cours de bourse, donc sur le rôle des marchés financiers ;
cf. les récents articles de Cotis et de Blanchard. On est ici dans un domaine très
délicat et très fin de la théorie économique, en pleine phase d'innovation théorique
et de test empirique.
- le modèle est trop abstrait pour faire une part aux relations
entre entreprises, sous-traitants etc, qui sont bien sûr pratiquement importante. Autre
lacune de mon livre : il n'est en aucun passage question des SSII, alors que le système
d'information joue un rôle central dans le modèle ! C'est Pierre Berger qui m'a fait
remarquer cette lacune surprenante dont je ne m'étais pas avisé, ni d'ailleurs aucune
des personnes avec qui j'ai travaillé sur ce texte.
- l'opposition entre "stock" et "flux" est
plus générale que celle entre "capital" et "travail" qu'elle
englobe. Regardez la différence entre un bilan et un compte d'exploitation. Un stock est
toujours alimenté (ou vidé) par un flux. Regardez la différence entre distance et
vitesse, montant de votre compte en banque et montant de vos dépenses mensuelles, etc. La
compétence est bien un stock, qui s'alimente par le flux de la formation. C'est une
affaire d'équation aux dimensions, très profonde et très structurante, à laquelle je
tiens beaucoup.
Amitiés et à bientôt,
michel