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Économie des nouvelles technologies

Chapitre 12

Obstacles au changement

Une phrase que l’on entend souvent révèle l’importance des obstacles à surmonter : " pour mettre en place un système d’information, il faut que le Président ou le Directeur général s’impliquent personnellement ". Il n’en est pas de même dans les autres domaines de l’entreprise : si les décisions d’investissement, d’organisation, sont soumises à l’approbation des dirigeants, personne ne dit que dans ces domaines les choses ne pourront avancer que s’ils s’impliquent.

On entend dire aussi que le système d’information rencontre des " obstacles culturels ". Cela signifie qu’il touche aux valeurs, aux habitudes de l’entreprise, que sa mise en œuvre suscite des questions profondes et confuses, et provoque des résistances instinctives. Pourquoi cela ?

Enjeux de pouvoir

Les tensions que le système d’information suscite dans l’entreprise concernent trois pôles : les " métiers " (direction de la production, direction commerciale etc.), l’informatique, l’" administration " (direction générale, direction financière, contrôle de gestion).

Figure 8 : pôles institutionnels du système d’information

Le modèle M2 convient bien aux métiers, car il fait correspondre le système d’information à leur pratique. Ce pôle, qui représente 95 % des effectifs de l’entreprise et détient son expérience professionnelle (à l’exception de l’expérience informatique) est favorable au passage de M1 à M2, même s’il n’en maîtrise pas les aspects techniques.

L’informatique reste sur la défensive. Le passage de M1 à M2 implique pour elle la perte de toute ambition dans le domaine fonctionnel, et un recentrage sur sa compétence propre. Or souvent les directions informatiques ont cherché à empiéter sur les responsabilités fonctionnelles des maîtrises d’ouvrage pour se rendre indispensables et éviter l’outsourcing. Elles jugent donc le passage de M1 à M2 risqué.

Quant à l’administration de l’entreprise, il lui est demandé d’admettre deux idées nouvelles :

  • que l’usage du système d’information requiert un professionnalisme, différent celui de l’informatique mais tout aussi technique. Ce professionnalisme nouveau s’incorpore dans les assistances à maîtrise d’ouvrage, qu’elle doit pourvoir en effectifs, former, et admettre autour des tables de négociation.
  • que la dialectique entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre, où chacun doit défendre ses exigences professionnelles tout en respectant celles de l’autre, apporte à l’entreprise une dynamique utile (1). Or les directions d’entreprise ont coutume d’éviter ces dialectiques, et de les couvrir d’un manteau hiérarchique censé arbitrer (2).

Ajoutons que les dirigeants qui animent l’administration n’ont souvent aucune expérience de l’informatique : ils n’ont pas de micro-ordinateur, ignorent l’usage de la messagerie, etc. Leur incompétence ne les empêche pas de prendre des décisions, puisque telle est leur fonction ; seulement ces décisions seront souvent inappropriées.

Ainsi, alors que le pôle " métier " veut aller de l’avant, le pôle " informatique " résiste et le pôle " administration " refuse. Ce refus provoque des freinages répétés quand il faut dégager un budget ou arbitrer les questions d’organisation. Des difficultés qui seraient, avec le soutien de l’administration, comme de petits cailloux sur la route, deviennent de gros rochers qui empêchent la progression.

Une sémantique incomplète

Le système d’information alimente les tableaux de bord de l’entreprise, et lui permet de construire son expertise. On peut représenter cette construction par un modèle en quatre couches :

Figure 9 : couches sémantiques du système d’information

A la base se trouve l’enregistrement des faits, qui s’opère dans le modèle M2 de façon automatique à partir des processus (communications des clients pour un opérateur télécoms, tickets de caisse pour un magasin, coupons de vol pour un transporteur aérien, etc.).

A partir de ces enregistrements élémentaires, l’entreprise peut produire des indicateurs de tendance (portant sur la demande, les coûts, le partage du marché, etc.). Il faut savoir ici surmonter divers obstacles : faire la différence entre indicateur économique et donnée comptable, estimer les données manquantes, analyser les séries chronologiques, corriger le mouvement saisonnier, extraire la tendance, produire les segmentations de la clientèle, nécessitent une compétence en production statistique de la part des métiers, et une compétence en utilisation de la statistique du côté de l’administration de l’entreprise, destinataire final des tableaux de bord. Or souvent les dirigeants confondent économie et comptabilité, refusent les corrections de variations saisonnières, etc. (3).

La recherche opérationnelle utilise les indicateurs pour établir et tester divers modèles décrivant les comportements de la demande, des concurrents, des fournisseurs, explorer des hypothèses et enfin éclairer la stratégie.

L’expertise se présente sous deux formes : celle qui est dans les têtes, celle qui est incorporée dans les outils :

  • le responsable qui a longuement travaillé les données, testé les hypothèses, exploré les scénarios, dispose d’une représentation claire de son domaine d’action, ainsi que d’une aptitude au diagnostic qui lui permet de voir d’un même coup d’œil les problèmes à résoudre et leur solution (4).
  • le système d’information fournit à la première ligne de l’entreprise, dans des fenêtres qui s’affichent à l’écran, des indications permettant de traiter chaque client en tenant compte de la valeur qu’il représente pour l’entreprise (sa " life time value ") ; il fournit aux régulateurs une aide qui soulage leur charge mentale lorsque les problèmes d’exploitation s’accumulent, etc.

Cette expertise se construit sur la base des indicateurs et des modèles de la recherche opérationnelle.

Or il arrive qu’une entreprise demande au système d’information de fournir cette expertise (dans les têtes des dirigeants, dans les outils de la première ligne) sans pour autant la soutenir par une statistique et une recherche opérationnelle, comme si l’expertise pouvait découler directement de l’enregistrement des faits :

C’est comme si un opérateur télécoms voulait économiser les câbles et les commutateurs et faire communiquer ses clients par télépathie, comme si un transporteur aérien voulait faire voyager ses passagers sur un tapis volant. Ces solutions ingénieuses existent en effet … dans " Les mille et une nuits ".

Essai d’explication

Pour expliquer cette situation, nous proposons un modèle en trois couches : en bas se trouve la couche " économique " de l’entreprise (on pourrait dire aussi " couche physique "), où réside la fonction de production (capital, emploi, produits), la formation de la demande, la formation des prix, les relations de concurrence, les partenariats, etc. C’est ici que se trouvent les " métiers ".

En haut se trouve la couche " politique ", celle où se nouent les relations avec les puissances extérieures et où se négocie le crédit accordé à l’entreprise : actionnaires, banquiers (et en outre, dans le cas des grandes entreprises publiques : ministère de tutelle, gouvernement, parlement, Bruxelles, direction du Trésor etc.).

La couche politique a des effets économiques : il n’est pas indifférent pour une entreprise d’être jugée " crédible " par les marchés, car cela lui permet d’obtenir des crédits pour un prix raisonnable ; pour Air France, il était crucial d’obtenir que l’aéroport de Roissy passe de deux à quatre pistes, et donc de contrebalancer les associations de riverains et les écologistes.

Entre les deux se trouve une couche de " représentation " (que l’on peut aussi nommer " organisation "), où se découpent les concepts qui permettent à l’entreprise de se décrire, de se connaître, de communiquer.

Gramsci oppose deux modèles d’organisation sociale donnant chacun l’hégémonie à l’une des deux couches extrêmes (5): l’économie, le " business ", l’entreprise aux Etats-Unis ; l’Etat (ou plus précisément le système politico-financier) en Europe. Dans le modèle américain, la direction de l’entreprise colle au " business " (même si elle remplit bien sûr une fonction politique de communication, notamment vis-à-vis des actionnaires et du marché financier). Dans le système français, qui nous importe ici, elle colle au politique (6).

Les trois couches de l’entreprise

Dès lors le risque existe d’une coupure : la couche politique peut vivre sur elle-même, sans contact avec la couche économique, à laquelle elle demande seulement de fournir les signaux alimentant le jeu politique. Dans ce cas, la couche " représentation " se coupe en deux.

La partie qui colle à la politique, et qui définit les sphères de légitimité et la production d’images par lesquelles ces sphères se font reconnaître, devient médiatique : la réalité économique de l’entreprise y est représentée par son double symbolique, une image, qui mène sa vie propre selon la mécanique de la communication, exactement comme l’image d’un homme politique, d’une vedette, mène en tant que symbole une vie indépendante de la vie réelle de la personne qui en est le support ou le prétexte.

Le partage du pouvoir entre dirigeants à l’intérieur de l’entreprise obéit à la même logique médiatique ; les zones de légitimité sont des territoires dont les frontières se défendent par des procédés symboliques : qui figure ou non sur la liste de diffusion de telle note ; qui participe ou non à telle réunion ; M. X prend il ou non M. Y au téléphone ; dans quel délai M. X accorde-t-il un entretien à M. Y si celui-ci le lui demande, etc. (7) Voilà les questions importantes !

La couche de représentation liée à l’économie de l’entreprise n’est autre que le système d’information lui-même, qui fournit le cadre conceptuel, l’outil d’observation et de synthèse dont elle a besoin pour être représentée, c’est-à-dire pensable, partageable, communicable, mémorisable.

Coupure entre politique et économie

La coupure entre la couche politique et l’économie - c’est-à-dire la coupure entre le milieu des dirigeants de l’entreprise et le fonctionnement économique de celle-ci – est manifeste lorsque le système d’information ne parvient pas à communiquer avec les dirigeants. La pierre de touche est la qualité des tableaux de bord. Le fait qu’une entreprise n’accorde pas d’importance à l’observation des faits, à leur synthèse, à l’analyse des tendances, à la confrontation des divers modèles explicatifs, révèle que pour ses dirigeants la légitimité se cantonne au politique, à leur image auprès des actionnaires, des banquiers ou du gouvernement. Il est d’ailleurs bien naturel qu’une personne se conforme aux critères de jugement de ceux à qui elle doit son emploi.

Il arrive ainsi que les deux couches économique et politique coexistent et mènent leur vie chacune de son côté, les frictions ne se produisant que lorsqu’une décision économiquement nécessaire bute sur un refus à motivations politique. Si l’on sait éviter ce type de situation, l’entreprise peut prospérer - et d’ailleurs, nous l’avons vu, la couche politique peut avoir une action favorable à la survie de l’entreprise.

Décision et information

On peut illustrer le raisonnement ci-dessus en examinant la façon dont sont prises les décisions. De nouveau, nous allons pouvoir confronter deux modèles d’entreprise, " à la Française " et " à l’Américaine " (8).

Des dirigeants comme Robert Crandall (American Airlines) ou Herbert Kelleher (Southwest) travaillent beaucoup pour préparer leurs décisions (9). Crandall tient tous les lundis, pendant toute la journée, une réunion de brainstorming avec les autres dirigeants de l’entreprise. Ils épluchent les données, modèles, simulations concernant le comportement des concurrents, des clients, des fournisseurs, et explorent les stratégies possibles. Malheur à celui qui ne dispose pas à l’instant des données nécessaires à la réflexion (10)! C’est cette méthode de travail qui a permis à American Airlines d’inventer presque tous les procédés économiques nouveaux du transport aérien : GDS, yield management, b-scale, etc. De même, Kelleher procède avant d’ouvrir une navette à des études soigneuses sur les synergies possibles entre les deux villes que la navette va relier, et l’externalité croisée qui peut en résulter entre la navette et l’économie de ces villes.

Figure 13 : système d’information et qualité de la décision

Ces dirigeants, qui travaillent beaucoup sur l’information, sont des experts dont les réflexes sont affûtés par l’examen anticipé des scénarios possibles et par la connaissance des ordres de grandeur et des réactions du marché. La qualité de leurs décisions est élevée ; nous les avons représentés par le point en haut à droite sur le graphique ci-dessus.

Le dirigeant " à la Française " vit dans le monde de la politique ; il ne se soucie donc pas de l’information, ne réclame pas et ne regarde pas les tableaux de bord. Il décide donc " au pif ", ce qui ne veut pas dire que la qualité de ses décisions soit nécessairement déplorable : l’intuition, affinée par des contacts informels avec des collaborateurs et par des visites sur le terrain, peut permettre d’éviter les plus graves erreurs. Cependant ses décisions ne peuvent pas avoir la précision, l’énergie, la continuité que l’on trouve chez des dirigeants comme Crandall ou Kelleher. Nous représentons donc le dirigeant " à la Française " par le point situé à gauche sur le graphique (11).

Supposons que ce dirigeant, conscient de ses lacunes, se mette à compulser des statistiques, à regarder les tableaux et les courbes. Cet effort méritoire a d’abord un effet négatif : la fraîcheur, le bon sens qui soutenaient son intuition sont détruits sans qu’il soit pour autant devenu un expert. L’arbre lui cache la forêt, tel détail vu dans les tableaux de nombres le préoccupe à l’excès. Il se trouve au point bas du graphique ci-dessus. La qualité de ses décisions a baissé, et ses collaborateurs regrettent le temps où il travaillait moins, mais où il était plus raisonnable.

Le dirigeant qui commence à regarder l’information passe ainsi par une phase pénible durant laquelle ses décisions seront moins bonnes, son intuition moins fidèle. Il fait la même expérience que le chercheur, parti plein d’espoir sur une piste prometteuse, et qui ne peut parvenir au résultat qu’après une période aride où ses idées simples sont détruites avant qu’il puisse les remodeler. L’effort finira par payer s’il est poursuivi avec sérieux - et alors le dirigeant sera devenu un expert redoutable.

Mais cet idéal n’est pas celui du dirigeant " à la Française ", car ce n’est pas ce qu’attendent de lui les pouvoirs qui l’ont nommé. L’expertise fonde des convictions fortes, incompatibles avec la " souplesse " que souhaitent avant tout les politiques. Il ne perçoit donc pas la possibilité ou l’utilité d’une position analogue à celle de Crandall ou Kelleher. Sa position naturelle est maintenue à gauche de notre graphique, où le rendement marginal du travail est négatif. Si l’entreprise est disciplinée, si la légitimité des dirigeants n’est pas écornée par leur manque d’expertise (il suffit pour cela qu’ils sachent bien jouer le rôle médiatique qui leur est reconnu), les choses ne se passent pas trop mal - tant que l’entreprise n’est pas en concurrence avec une autre dirigée par un expert, car alors sa direction ne pourrait plus faire le poids.

Les trois règles du conformisme

Dans une entreprise où la direction est essentiellement politique, les métiers eux-mêmes sont incités à s’écarter de la rigueur professionnelle, et à obéir aux trois règles classiques du conformisme : " Pas de vagues ", " Pas vu, pas pris ", " Après moi le déluge ".

Illustrons les par des exemples. Ceux qui évitent avec pudeur les vérités désagréables les jugeront de mauvais goût (12), d’autres y reconnaîtront leur expérience.

" Pas de vagues "

Le premier devoir d’un responsable est de couvrir les fautes de ses subordonnés ; il n’y a jamais de sanctions - sauf envers ceux qui " font des vagues ", " du zèle ", et font ainsi apparaître des problèmes qu’il vaudrait mieux ignorer.

Le mot " compétence " possède une acception administrative qui s’écarte de l’usage courant. En français courant, la personne compétente est celle qui a le savoir nécessaire pour faire son travail. En français administratif, la personne compétente pour traiter une question est celle dont cette question relève selon l’organigramme. Lorsque la compétence administrative entre en conflit avec la compétence du savoir, c’est à la première que l’on donne raison, car sinon ce serait l’anarchie.

Une innovation risque toujours d’entraîner des réorganisations, donc un changement des conditions d’utilisation de la force de travail. La meilleure tactique pour combattre l’innovation, c’est de faire un épouvantail des " problèmes sociaux " qu’elle risquerait de susciter. Il est opportun de se rengorger lors de cette manœuvre (le " goitre du dirigeant " donne à la voix un son grave) et de prendre un air très préoccupé.

" Pas vu, pas pris "

Le pouvoir ne procure de plaisir que s’il est arbitraire. Faire appliquer une décision rationnelle, ce n’est pas vraiment du pouvoir, puisque ceux auxquels elle s’applique peuvent y adhérer en se fondant sur leur propre raison. Les contraindre à appliquer une décision absurde, par contre, c’est du plaisir à l’état pur. Il serait naïf d’ignorer le penchant de l’être humain vers de telles voluptés - qui, comme l’adultère, sont sans conséquences pour celui qui en jouit tant qu’elles restent indécelables.

La rétention d’information, le retard des signatures, transforment les collègues en suppliants et constituent une monnaie d’échange : c’est ainsi que l’on édifie son pouvoir et que l’on devient quelqu’un d’important.

Il ne faut jamais se sentir tenu par un engagement. Prendre un engagement ne coûte rien, et permet de se débarrasser d’une trop forte pression de la demande, l’essentiel étant que la promesse soit oubliée (ou qu’il soit de mauvais ton de la rappeler) lorsque l’engagement arrivera à échéance.

Si l’entreprise contraint à faire des reportings, il faut en retarder la fourniture en alléguant les difficultés de la collecte d’information et les urgences opérationnelles, et entourer les évaluations d’un tel flou qu’elles échappent à toute discussion.

" Après moi, le déluge "

La légèreté des informaticiens qui ont continué à coder les années sur deux caractères alors que l’an 2000 approchait illustre à elle seule cette rubrique.

L’insouciance avec laquelle les entreprises poussent à partir les " anciens " qui emportent avec eux la compétence des métiers, ainsi que la lenteur dans l’embauche des jeunes qui apporteraient des compétences conformes à l’état de l’art en sont un autre symptôme.

L’insouciance se trahit dans les attitudes velléitaires qui associent discours volontariste et pratique de l'immobilisme. La violence du discours est symptôme de velléité : l’homme volontaire n’éprouve pas le besoin de se montrer violent.

Evolution de l’organisation

L’organisation des entreprises peut se décrire selon trois modèles qui se conjuguent dans chaque cas particulier selon des proportions variables.

Système des caciques (13) : A

L’entreprise A est dirigée par des " anciens ". Chacun a durant sa carrière construit un réseau de relations et négocié sa zone d’influence. Le directeur général est un arbitre qui veille à l’équilibre des pouvoirs en donnant raison (et budget) tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Il divise pour régner. L’énergie de A se consume en négociations internes.

Les qualités demandées au personnel sont discipline, dévouement, fidélité, égalité d’humeur. Ses compétences, acquises avant l’entrée dans l’entreprise, y progressent peu car elles ne constituent pas un critère d’avancement.

La dynamique de A peut coïncider par hasard avec son intérêt à long terme. En général, A ne peut survivre que si elle est protégée. C’était le cas des monopoles publics avant que la concurrence n’arrive.

Système rationalisé : B

L’entreprise B est divisée en centres de résultat dotés chacun d’objectifs et d’une comptabilité permettant d’évaluer l’efficacité des managers. Pour construire la comptabilité analytique, il a fallu poser des conventions âprement négociées (14) ; une fois ces choix faits, la négociation concerne la décision d’investir, que le calcul éclaire sans ambiguïté sinon sans incertitude.

B est caractérisée par la décentralisation des responsabilités au sein du management. L’organigramme qui définit les entités et désigne leurs responsables est la pièce maîtresse de l’organisation. Il doit être assez stable dans le temps pour que l’on puisse confronter engagements et résultats.

 

 L’emblème de B (organigramme et noms propres)

Ce système convient à des entreprises produisant en série des produits standards, sur des marchés à évolution lente. Il facilite la gestion des infrastructures, l’organisation d’une force de travail spécialisée, la préparation des plans d’investissement.

Les compétences demandées sont des savoir-faire correspondant chacun à des tâches définies. L’entreprise dispense les formations nécessaires ; des qualifications standardisées rendent les individus interchangeables.

Le passage de A à B a des avantages : rupture avec l’inefficacité des caciques ; transparence facilitant la décision stratégique ; compression des coûts. Il se fait souvent, sous la pression d’une concurrence par les prix, pour diminuer les coûts et restaurer la marge. Il implique l’élimination des caciques (15), la mise en place de centres de résultats et de procédures de planification. Il comporte un changement des critères de gestion, donc des points de repère du personnel.

Système organique : C

Pour l’entreprise C, le mot clé est processus, au sens de " suite des opérations permettant de traiter une affaire " : un processus part d’un événement extérieur (réclamation d’un client, demande d’un agent) et parcourt une boucle qui se ferme lorsque cet événement extérieur a reçu la réponse appropriée. Identifier les processus, les organiser, les équiper, tels sont les enjeux de C.

Beaucoup de ces processus sont transverses à l’organigramme : une structure de projet, une décision d’investissement, la relation avec un client, demandent que s’enchaînent des opérations relevant d’entités diverses. Alors que toute présentation de B commence par l’organigramme, la présentation de C commence par les processus. Pour C l'activité essentielle réside dans le système d'information.  

 

L’emblème de C (boucle d’un processus)

La réalisation d’un processus implique une succession de décisions. Il n’est pas possible de faire prendre chacune par la hiérarchie : elles doivent donc être prises par le personnel. Le contrôle hiérarchique joue a posteriori, et répond aux dysfonctionnements en adaptant le processus.

La hiérarchie est courte, le contact entre base et sommet est facile. Le travail est qualifiant : les personnels se forment en travaillant.Les qualités qui leur sont demandées sont l’adaptabilité (pouvoir activer des processus divers) ; le bon sens (prendre la décision juste face à un cas particulier imprévu) ; l’esprit de responsabilité (assumer les décisions sans angoisse).

Dans B, la responsabilité était décentralisée, mais seulement au sein du management. Dans C, elle est décentralisée vers les exécutants eux-mêmes.

Le passage de B à C est difficile. B résiste à la mise en place des processus, d’autant plus qu’elle est mieux organisée. Pour des entités jugées sur leurs comptes, tout échange avec l’extérieur doit en effet être valorisé. Un processus qui traverse leur frontière doit être muni de compteurs. Or la mesure, aisée lorsqu’il s’agit de biens, est délicate lorsqu’il s’agit de services (comment évaluer une expertise ? si plusieurs entités coopèrent à un processus, comment partager la responsabilité ?). Il est difficile de mettre en place des structures de projet. Il est pratiquement impossible de trouver le centre de résultat qui portera une dépense nécessaire pour l’entreprise, mais qui aura un effet négatif sur ses propres comptes.

Il avait fallu casser le système des caciques pour passer de A à B ; il faut casser le système des entités et des comptes pour passer de B à C. Chacun de ces passages suppose sacrifices et destructions.

Culture de l’entreprise C

Dans l’entreprise C, la règle ne prend plus la forme de consignes à appliquer automatiquement, ou d’une hiérarchie à laquelle on obéit aveuglément, mais de processus dont la mise en œuvre suppose le traitement responsable des cas particuliers. L’exercice de cette liberté suppose une discipline plus intime et plus exigeante que l’obéissance à une règle.

Le fonctionnement organique de C rejoint les exigences de la modernité (16), terme auquel nous donnons le sens suivant : " conception du monde, et de l’insertion de la personne dans le monde, qui donne la priorité à la liberté et à une éthique de la responsabilité ". Dans cette phrase, le terme " personne " désigne l’être humain qui, affranchi des caractéristiques accidentelles de son individualité (état civil, tempérament, époque), découvre l’humanité qu’il partage avec tous et qui est en ce sens universelle. Ce point de vue permet de fonder une réflexion éthique rigoureuse (17).

La personne n’est pas seulement responsable de ses actes dans le cadre du processus, mais elle est responsable aussi du processus lui-même, qu’il faut faire évoluer. Si chacun est conscient de l’utilité des règles, chacun doit percevoir aussi leur caractère construit, conventionnel. La règle, la hiérarchie ne sont pas idolâtrées ; ce sont des instruments subordonnés au service de l’entreprise.

Cette conception de la responsabilité concerne aussi les représentations et le langage qui sert à les partager. La construction d’une représentation est le fait d’une " intentionnalité " (18) qui reflète à la fois la situation particulière d’une personne et l’action que cette personne entend conduire. L’intentionnalité ne se réduit pas à l’individualisme subjectif (la modernité rompt avec le romantisme), mais implique la prise de conscience objective d’une situation particulière. La représentation ne se réduit donc pas à une algèbre de concepts conditionnée sociologiquement : elle se réfère selon un critère de pertinence à la situation particulière de la personne et à l’action responsable dont elle vise à fournir le cadre (19).

Cette démarche suppose une méthode permettant de créer des règles pertinentes. L’art moderne a donné l’exemple : le créateur définit librement, mais non arbitrairement, les règles qu’il va respecter (20).

Les exigences éthiques et intellectuelles de l’entreprise C invitent à dépasser la trivialité et le cynisme du " business is business ", du corporatisme, de l’autoritarisme.

Les modèles A, B et C entretiennent dans chaque entreprise un contrepoint complexe. Dans C, avec la décentralisation des responsabilités, la qualification par le travail, l’adaptabilité etc., le lieu de travail rejoint la culture de notre temps. Ce n’est pas facile : la culture de la liberté est exigeante, même si des personnes à l’esprit un peu rigide lui trouvent les apparences du laisser-aller.

Dans B, avec l’organisation de compétences spécialisées, c’est le règne de la règle explicite. On est dans le monde industriel, avec sa force de travail embrigadée, son efficacité dans un cadre fixe. Ce monde fait peu de place à la liberté et, s’il est moderne, c’est dans un autre sens que celui que nous associons au mot " modernité ".

Un système féodal permet aux caciques de déployer leur originalité individuelle, et la culture n’est pas absente de A – mais elle renoue avec des formes archaïques.

La " tache aveugle "

Les mécanismes sociologiques que nous venons de décrire sont bien connus des cadres des entreprises, et alimentent les conversations humoristiques ou désabusées qui se tiennent à la cafétéria – et qu’il convient d’écouter attentivement, car elles sont symptomatiques. Si ces mécanismes perdurent, c’est parce qu’ils ont pour racine un problème non sociologique, mais philosophique, et donc difficile à poser simplement. Pour le tirer au clair, nous allons devoir suivre une progression délicate.

Le système d’information d’une entreprise réside dans l’espace des représentations, de leur production. A sa base se trouve un socle sémantique, avec la définition des " populations " et des " individus " qui les composent (" individus " et " populations " s’entendant ici au sens qu’ils ont en statistique ; l’ " individu " peut être un client, une entreprise, un franc de dépense, un îlot d’habitations, etc.), les nomenclatures selon lesquelles s’organisent les concepts, les procédures d’identification etc.

Ce socle sémantique est mis en œuvre sur une plate-forme technique constituée par les bases de données, la répartition des mémoires et puissances de calcul l’architecture client serveur, les réseaux. Cette plate-forme doit fournir une qualité de service convenable (taux de panne, durées d’attente, coupures de communication), pour un prix acceptable : elle doit être dimensionnée pour une " période de pointe ".

Or le dimensionnement des ressources doit anticiper sur le comportement des utilisateurs. En effet, leur réseau n’obéit pas à des lois déterministes ; il ne réagit pas comme un circuit hydraulique où la transmission de la pression respecte des proportions prévisibles : l’utilisateur d’un réseau " se comporte ", comme un automobiliste. Si une route nationale se bouche, certains prendront leur mal en patience, d’autres la quitteront pour une route secondaire ; la distribution de ces comportements sera aléatoire. Si le débit des routes secondaires est suffisant ils soulageront la route nationale ; sinon, ils encombreront aussi les routes secondaires et étendront le blocage sur tout le réseau.

Il en est de même sur un réseau informatique. Si le serveur de communication tombe en panne, certains utilisateurs chercheront à passer par le serveur de télécopie ; si celui-ci est trop peu dimensionné il tombera lui aussi en panne ; s’il est solidaire des serveurs applicatifs, la panne se généralisera jusqu’au blocage de tout service.

Ainsi le dimensionnement doit tenir compte du comportement des utilisateurs en cas de panne. Le calcul supposerait une manipulation virtuose des probabilités (des trafics, des pannes, des comportements en cas de panne etc.) à laquelle on se livre rarement. L’expertise remplace le calcul. L’expert est déjà tombé dans les pièges et s’en est sorti, à chaud, sous les lazzi des utilisateurs. Il a appris à anticiper, par l’intuition, les accidents possibles sur un réseau.

Son intuition peut parfois s’exprimer de façon simple : il peut ainsi prévoir que si une entreprise met en place un nouveau système sans former les utilisateurs, ceux-ci commettront des erreurs, et que le " help desk " sera surchargé de questions élémentaires.

Certaines des certitudes de l’expert sont plus difficiles à communiquer. Supposons que l’entreprise souhaite construire un système d’information sur sa clientèle. L’expert sait qu’il faut un répertoire pour identifier les clients et réaliser au moindre coût les fusions de fichiers pour rassembler toute l’information que l’on a sur un client, quelle que soit sa source. Cependant la construction de ce répertoire a un coût et un délai, et des managers impatients peuvent ne pas en percevoir l’utilité.

Il en sera de même des hypercubes qui accélèrent l’utilisation des bases de données moyennant quelques limitations ; de l’administration des données et de la modélisation des processus, qui clarifient la sémantique d’une opération avant tout développement technique ; de l’équipement des utilisateurs en interfaces multimédia qui élargit la gamme des fonctionnalités possibles ; du dimensionnement de l’infrastructure de serveurs et du réseau ; d’outils qui, comme le serveur de télécopie, économisent le temps et l’attention de l’utilisateur ; de l’unification des messageries, qui permet à l’utilisateur de trouver tous ses messages dans une même boîte aux lettres ; de la documentation électronique et des forums ; de l’équipement des processus en workflows, etc.

Sur tous ces sujets, l’expert est éclairé par une évidence simple, aussi forte que celle qui s’impose à l’architecte qui équilibre les forces en leur fournissant des points d’appui ; mais sauf exception cette évidence ne sera pas partagée par les non-experts.

Pourtant d’autres expertises sont partagées par tous. Si, dans une compagnie aérienne, quelqu’un proposait de faire voler les avions sur le dos " parce que les passagers trouveraient cela amusant et que cela nous distinguerait de la concurrence ", il serait déconsidéré : chacun sait que les passagers n’apprécieraient pas cette acrobatie qui est d’ailleurs impossible. Par contre, dans le domaine du système d’information, l’expert entend dire des énormités qui équivalent à " faire voler des avions sur le dos ", et passent pour des hypothèses à considérer (" on fera le répertoire en dernier ", " il ne faut pas installer de serveur de fax parce que cela ferait croître la dépense en télécoms ", " il ne faut pas formaliser le processus sous la forme d’un workflow parce que cela reviendrait à graver en dur les erreurs que le processus comporte ", " il faut des économies opérationnelles immédiates, la recherche de la cohérence relève d’une démarche intellectuelle et donc superflue ", " la maîtrise d’ouvrage doit être faite par l’informatique ", " l’administration des données peut attendre la fin du développement ", " je ne crois pas à l’Internet ", etc.).

Il est difficile de communiquer l’expertise sur le système d’information parce qu’il s’agit d’une spécialité nouvelle. En outre, le système d’information entoure les tâches pratiques, matérielles (faire une réparation, livrer un produit, transporter un paquet) de représentations fournissant la grille conceptuelle selon laquelle sont effectuées observations et mesures. Il n’est pas facile de comprendre ce que l’on gagne en redoublant ainsi des tâches pratiques par leur image, structurée par un cadre conceptuel. L’efficacité matérielle d’une représentation immatérielle sera parfois perçue au coup par coup, mais rarement dans son principe et sa généralité.

Chacun peut à la rigueur comprendre que le calendrier de maintenance d’un équipement soit enregistré dans un programme informatique qui édite les documents techniques, produit les " fiches de travail " permettant de travailler dans le bon ordre (démonter une pièce, puis les pièces que ce premier démontage dégage, exécuter les travaux sur les pièces dans l’ordre inverse du démontage, etc.), enregistre les opérations, met à jour le programme d’entretien etc. Mais il ne sera pas facile de comprendre que le système d’information obéit à une " physique " qui lui est propre, celle du dimensionnement des ressources et du modèle en couches de la représentation. Que les contraintes de la sémantique soient aussi rigoureuses que celles de la physique, c’est un fait que bien des managers ne sont pas prêts à reconnaître.

Lorsque l’expert exprime une évidence relevant du bon sens, il observe le regard distrait de son interlocuteur, son empressement à parler d’autre chose ; on lui enjoint finalement d’être " plus concret ". Cet emploi du mot " concret " est très révélateur. Il a en effet une acception différente selon que l’on utilise le langage philosophique, où il a un sens technique précis, et le langage courant. Dans le langage philosophique, " concret " s’oppose à " abstrait " comme " individuel " s’oppose à " conceptuel ". Est concret cet objet-ci, que je peux manipuler s’il est devant moi (cet ordinateur, cette tasse de café). Est abstrait le point de vue sous lequel je considère un objet, et le concept sous lequel je vais le classer (forme, poids, couleur, matière, etc.). Tout objet individuel (concret) réalise de facto la synthèse de diverses catégories conceptuelles (abstraites).

Or dans le langage courant, " concret " est synonyme d’ " habituel ", abstrait est synonyme de " nouveau ". Rien de plus concret, pour un cadre qui s’inquiète de sa carrière, que des catégories comme " cadre supérieur ", ou même " C6 ", qui n’ont de sens que dans le référentiel d’une entreprise. Ainsi les catégories abstraites fréquemment utilisées par le raisonnement (types d’actifs pour un financier, types d’outils pour un ouvrier, subtilités de la mode pour une personne coquette) usurpent le caractère " concret ".

Figure 14 : place de la " tache aveugle "

Croisons les deux acceptions des termes " concret " et " abstrait ". Chacun est à l’aise dans le monde de ses objets habituels, monde en somme doublement concret. Les catégories abstraites dont il a l’habitude déterminent la grille de représentation qui associe à chaque objet concret les concepts dont il relève ; pour lui, ces catégories sont " concrètes ", car elles délimitent ses intentions, désirs, craintes, répulsions, et confèrent un sens à son action.

Les objets individuels dont il n’a pas l’habitude, concrets au sens philosophique, se plient mal à sa perception parce qu’il ne dispose pas de grille pour en rendre compte. Il ne saura pas les classer par rapport à ses désirs, intentions etc., il ne saura pas quoi en faire. Si ses sens les perçoivent, son entendement ne sait pas les " penser ". Ils seront donc ignorés ou jugés " abstraits ", ce qui est une façon de dire qu’ils le mettent mal à l’aise.

Quant aux concepts dont il n’a pas l’habitude, ils n’existent pas. Inhabituels et imperceptibles (puisque à la différence des objets individuels ils ne se présentent pas devant les sens), ils se trouvent dans la " tache aveugle " de l’intellect. Leur évocation lui semble futile, du " bavardage ", du " bruit ". Il attend qu’elle cesse pour pouvoir parler des " choses réelles ", c’est-à-dire de celles dont il a l’habitude.

Regardez ce père de famille qui parle avec son fils de dix-sept ans. L’adolescent vit avec ses copains, pense à son habillement, à la musique qu’il aime. Si le père cherche à lui expliquer que ce qu’il apprend au lycée sera utile, plus tard, dans sa vie professionnelle, il évoque quelque chose qui se trouve très loin de ce que l’adolescent est prêt à entendre … que le père soit éloquent, habile, clair dans ses explications n’y changera rien. Lorsque l’interlocuteur est sourd, l’éloquence est inutile.

Jeanne Favret-Saada a bien décrit l’aveuglement devant l’inhabituel (21):

"Les notes que je pris en 1971 d’après la bande magnétique que j’avais enregistrée au cours de cet entretien portent alors cette mention étonnante, significative de la surdité qui m’affecta si souvent au cours de mon travail : " Suit une histoire inaudible [...] ". Il me paraît invraisemblable aujourd’hui que seul ce passage ait été inaudible : quand, plus tard, j’y entendis le ronronnement de la machine à laver des Babin, cela ne m’empêcha pas de comprendre leurs paroles. Au pire, Joséphine m’avait alors parlé avec un débit précipité [...]. L’hypothèse la plus probable est donc que je ne voulais pas entendre le récit de cet épisode capital - sur lequel je ne posai d’ailleurs aucune question - parce que de le prendre en considération m’aurait conduite à réviser la version que je m’étais alors constituée de l’histoire des Babin".

Nous construisons durant notre éducation la grille à travers laquelle nous percevons le monde ; elle structure ce que nous pouvons voir. Cette grille, imperceptible comme nos lunettes (" qui nous permettent de voir, mais que nous ne voyons pas ", dit Heidegger), est indispensable mais nous enferme dans les perceptions qu’elle autorise. Lorsque quelqu’un tient devant nous un discours relevant d’une autre grille, nous cessons d’écouter, nous sommes agacés, nous croyons perdre notre temps, nous avons hâte de retrouver le terrain familier des représentations habituelles.

Le penseur sait interpréter ses propres réactions de distraction, d’agacement, de surdité. Elles lui indiquent les voies par lesquelles il pourra sortir de la prison de sa représentation, moyennant un travail parfois pénible mais crucial. C’est d’ailleurs à cette ouverture, à cette " simplicité " que l’on reconnaît le penseur. Mais les dirigeants ne sont pas tous des penseurs. Ils ont reçu une formation dite supérieure, et la jugent suffisante puisqu’elle leur a permis de " réussir ". Les représentations qui sortent des habitudes de leur milieu leur semblent sans intérêt.

Le système d’information se trouve dans la tache aveugle des dirigeants parce que la formation au système d’information ne fait pas partie de leur bagage initial (22). Mais surtout la démarche qui fonde le système d’information suppose que l’on soit libre envers les représentations, que l’on sache les manipuler comme des instruments de l’action. Cette relativisation des représentations, cette souplesse, vont de pair avec l’aptitude à les reconcevoir, donc avec une attitude dont à présent seuls des penseurs sont capables.

Pour que l’entreprise assimile la logique du système d’information et sache en faire un instrument de l’action, il faut que ses dirigeants deviennent dans une certaine mesure des penseurs, et qu’ils soient à l’aise pour créer, réviser et détruire les concepts et catégories qui fondent leurs représentations. L’importance que prend le système d’information dans la vie des entreprises aidera cette évolution, mais celle-ci ne sera ni facile, ni rapide.

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(1) L’image qui s’impose ici est celle de l’opposition - coopération entre le pouce et l’index, qui permet de propulser un noyau de cerise.

(2) Des relations dialectiques existent ailleurs dans l’entreprise (entre production et commercial, entre maintenance et exploitation), mais elles sont subies comme un mal inévitable, et non organisées de façon volontaire.

(3) Ils leur préfèrent souvent un indicateur fallacieux comme " rapport entre le dernier mois et le mois correspondant de l’année précédente ", dont l’évolution est impossible à interpréter et qui pourtant, semble-t-il, leur " parle " davantage. Ils aiment bien aussi les " comparaisons entre prévision et réalisation ", en nommant " prévision " l’affichage figurant au budget.

(4) Le mathématicien exercé voit la solution d’un problème pendant qu’il en lit l’énoncé, et n’a plus ensuite qu’à l’écrire. Le stratège exercé voit la réponse aux manœuvres de l’ennemi, et gagne les batailles (cf. Carl von Clausewitz, " Vom Kriege ", 1832-37).

(5) Antonio Gramsci, " Note sul Machiavelli ", Editori Riuniti 1975. Par " hégémonie ", il faut entendre la direction politique et intellectuelle de la société.

(6) Les élèves de l’ENA sont formés aux techniques de l’administration (donc aux règles qui sont en France celles du jeu politique). Le rôle occupé par certains d’entre eux dans la direction des grandes entreprises françaises est l’un des indices qui valident ce modèle.

(7) ces deux derniers critères peuvent être représentés par des matrices carrées à diagonale nulle et fortement dissymétriques.

(8) Il ne faut pas prendre ces qualificatifs comme des absolus : certaines entreprises françaises travaillent paraît-il " à l’américaine " (Suez-Lyonnaise des Eaux, SAGEM, Alcatel, Moulinex), certaines entreprises américaines travaillent ou ont travaillé " à la française " (Pan Am, AT&T, etc.).

(9) Thomas Petzinger, " Hard Landing ", Times Business 1996

(10) Crandall a un caractère difficile ; le seul moyen de le tenir en respect, c’est de lui opposer un argument logique : " Some [...] found they could bully him [...] if they had the wits to hit him fast with a compelling intellectual argument. Logic, in the end, could snap Crandall from a rage " (Petzinger, op. cit., p. 140). Essayez la logique avec un dirigeant " à la française "…

(11) L’exemple vient du sommet : " Le mécanisme de prise de décision me paraissait, depuis longtemps, constituer un des points faibles de notre manière de gouverner " Valéry Giscard d’Estaing " Le pouvoir et la vie " Compagnie 12 1988

(12) " Ce n’est pas la faute du miroir si tu as la gueule de travers " Nicolaï Gogol " Les âmes mortes " 1842

(13) " roi des indigènes " (Littré).

(14) (1) contours des entités, (2) mesure de leurs échanges mutuels, (3) prix à utiliser pour valoriser ces échanges, (4) règles pour ventiler les frais supportés par les entités de niveau plus élevé. De tels choix comportent un arbitraire inévitable. Ils peuvent avoir des effets pervers, l’action se réglant non sur la production de valeur, mais sur l’obtention du " bon " niveau des indicateurs.

(15) qui résistent : le passage de A à B ne se fait pas sans combat.

(16) le terme " modernité " est ambigu. Il a d’abord servi à désigner l’adaptation de l’être humain et de la société aux exigences de la production mécanisée. Dans les thèses plus récentes sur la postmodernité et le communautarisme, il désigne le déploiement de l'individualisme contre toute loi commune. Ces acceptions ne sauraient convenir à l’entreprise C : elle a dépassé l’ère de la production mécanisée, et a besoin d'une loi commune claire et acceptée (ce que Christian Blanc traduit par " décentralisation centralisée " : la centralisation n'est plus le fait des outils de gestion, mais résulte des principes de l'entreprise).

(17) John Rawls " Theory of Justice " 1971

(18) on emprunte ce terme à la phénoménologie, qui fournit son fondement philosophique à la modernité au sens retenu ici (Cf. chapitre 14).

(19) nous nous écartons du sociologisme cher à la " deuxième gauche " française, qui est tentée d’affirmer qu’une représentation se construit socialement puis se soutient d’elle-même, sans avoir à être confrontée au critère de pertinence.

(20) invention du langage (Céline, Vian, Pound), du rythme (Bartok, Roussel), de l’espace (école du Bauhaus), du regard (Cézanne, Klee), " table rase " libératrice (Dada), etc. Après le culte romantique de l’émotion individuelle, la modernité a renoué avec la rigueur - non celle d’une règle héritée de la tradition, mais celle de l’universalité personnelle et de la responsabilité. On peut donc évoquer un " classicisme de la modernité ", et d’ailleurs notre époque n’a pas le monopole de cette " modernité " : on peut parler de la " modernité " de Scarlatti, Chabrier, Potocki, Montaigne, Saint-Simon, Spinoza, Rousseau, Laclos, Stendhal etc.

(21) in " Les mots, la mort, les sorts ", Gallimard 1977, p. 233.

(22 )cela changera, mais notre économie peut-elle s’offrir le luxe d’attendre la relève de cette génération-là ?