Le métier de statisticien
CHAPITRE I
Présentation générale
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Les " idées reçues " à propos de la statistique sont diverses et
apparemment incohérentes. Selon une tradition déjà ancienne, le statisticien serait un
personnage un peu ridicule, un maniaque du quantitatif, incapable de goûter les exquises
nuances du qualitatif. Une tradition plus récente voit en lui, au contraire, un "
expert " dont on se plait à invoquer l'objectivité et le sérieux. Enfin, il est
devenu à la mode de ressentir les émois généreux mais imprécis de l'humanitarisme
devant l'ordinateur " inhumain " et ceux qui le servent.
Le prestige de l'expert, l'apparence de sérieux que procurent les nombres
ont tenté les hommes politiques. Ils ont appris à citer des statistiques, et ils le font
avec un mélange caractéristique de maladresse et de rouerie. Le débat, il faut le dire,
n'y a gagné ni en clarté, ni en rigueur, ni en intérêt.
Dérision et révérence, peur et ennui, voilà donc les images de la
statistique dans le public. Son image parmi les statisticiens, différente bien sûr, est
souvent tout aussi conventionnelle : perçue dans un cadre institutionnel ad hoc (le
Conseil national de la statistique), la demande d'information devrait être
satisfaite par le statisticien, " quel que soit le groupe social dont elle émane,
dès que ce groupe a une importance significative ". Des mesures effectuées avec une
exactitude scrupuleuse lui permettraient d'" approcher de très près la connaissance
de la réalité (1)". Neutralité, objectivité seraient alors les maîtres mots de
la déontologie statisticienne.
Mais une telle description ne peut satisfaire celui qui
regarde la statistique soit dans la diversité de ses usages, soit dans le déroulement
pratique de sa production. Nous allons nous efforcer de la dépasser.
On ne doit pas réduire la statistique à la collecte et à la compilation
des nombres. Le quantitatif ne lui est pas essentiel ; il existe d'ailleurs des
statistiques " qualitatives ". Si on l'observe dans sa pratique, on voit qu'elle
est d'abord une méthode qui définit et structure l'objet observé : en démographie, il
faut définir ce qu'est un " ménage ", unité d'observation ; puis disposer de
" nomenclatures " permettant de classer ménages ou individus : code
géographique ; catégories socio-professionnelles ; nomenclatures d'emploi, d'activité
économique, de formation professionnelle, de qualification, etc. La définition de la
population, la mise au point des découpages, c'est le fondement conceptuel de la
statistique (2) Dès cette phase préliminaire se délimite ce qu'elle pourra dire et ce
qu'elle ne dira pas : les nomenclatures lui fournissent son langage. Si une nomenclature a
été définie selon certains critères, il sera très difficile ou impossible de
réaliser, à partir de l'enquête, une étude qui aurait nécessité d'autres critères :
une nomenclature de qualifications construite selon la durée de la formation reçue ne
permet pas d'étudier les qualifications de fait, acquises dans la pratique
professionnelle.
C'est dans le cadre conceptuel ainsi défini que va opérer la technique
de la mesure. L'objet concret est saisi à travers une grille qui permet de l'observer
mais qui implique aussi, inévitablement, que l'on fasse abstraction de certains de ses
aspects. La statistique, pas plus que les autres démarches de la connaissance, ne
restitue l'objet concret dans la complexité organique de ses diverses déterminations. On
ne peut lui en faire grief : un instrument d'observation a rempli sa fonction lorsqu'il a
donné des indications auxquelles on peut se fier pour raisonner et agir. L'automobiliste
qui conduit dans la rue use d'une grille conceptuelle qui fait abstraction des détails de
l'architecture et de la physionomie des passants, et ne retient que ce qui est nécessaire
pour la conduite : obstacles, signaux, vitesses. Personne ne lui reprochera d'utiliser une
grille qui appauvrit sa perception, car cet appauvrissement même est une condition de son
efficacité de conducteur : pour qu'il voie le signal du feu rouge, il faut
qu'il ne voie pas l'enseigne lumineuse placée à côté. Seulement, s'il use encore
de la même grille conceptuelle lorsqu'il est descendu de voiture et marche dans la rue,
il commet une erreur ; son observation n'est plus pertinente en regard de son
action.
Mutatis mutandis, cette métaphore permet d'éclairer la fameuse
question de l'objectivité de la statistique. La grille conceptuelle qui fonde
toute observation définit une sphère de validité théorique, comportant l'ensemble des
raisonnements que cette observation peut alimenter avec pertinence. Cette sphère a des
limites : la statistique ne donne pas une " exacte représentation du monde réel
" (3). Son usage doit donc être critique ; on ne peut l'utiliser sans connaître les
conditions de sa production, sans s'inquiéter des critères qui ont servi à définir les
découpages qu'elle met en oeuvre
Ici doit être écartée une équivoque. Certains, déçus de voir que la
statistique ne répond pas aux exigences de l'" objectivité " - exigences
chimériques, auxquelles elle serait bien en peine de répondre -, en déduisent un peu
vite qu'elle n'a rien à voir avec le réel et qu'il faut donc la rejeter. Tout apprenti
philosophe a cru faire une grande découverte le jour où il s'est dit : " Les faits
sont construits " ; mais l'énoncé de cette phrase, qui sans doute n'est pas fausse,
embrouille les idées plus qu'il ne les clarifie. Revenons au ras de notre métaphore. La
grille conceptuelle dont l'automobiliste se sert pour conduire est, certes, construite ;
mais les faits qu'il observe, eux, ne le sont pas : le fait que le feu soit rouge, vert ou
orange ne dépend pas de la grille conceptuelle, qui est simplement construite pour
accueillir l'une de ces trois possibilités. Il y a un principe de réalité à la racine
de toute observation : dans ses résultats, c'est bien le monde lui-même qui se reflète,
d'une façon certes partielle, mais authentique. Que l'observation doive, par ailleurs,
être située, relativisée, critiquée, n'enlève rien à la portée de ce principe.
Celui qui, tout en observant, ne pose pas ce principe, prend une position absurde
puisqu'il nie ce qui est impliqué par son action.
Nous pouvons maintenant énoncer ce qui, selon nous, définit la démarche
de la statistique : c'est une méthode d'observation critique, destinée à alimenter le
raisonnement auquel elle fournit à la fois des grilles conceptuelles et des mesures
effectuées selon ces grilles.
Ainsi définie, elle apparaît comme une étape dans la
démarche rationnelle : pour que la démarche soit complète, il faut que concepts et
observations soient situés dans une architecture théorique, que l'on énonce des
relations entre eux. Lorsqu'on observe le revenu des ménages et leur consommation, on
fait de la statistique ; lorsqu'on postule qu'il existe entre ces deux quantités une
relation C = f(R), on énonce une proposition théorique. C'est par la médiation du
raisonnement que la statistique peut avoir des conséquences dans l'action ; son
articulation avec la théorie est donc essentielle pour assurer sa pertinence. En retour,
elle apporte à la théorie des compléments indispensables. La pure algèbre des
concepts, lorsqu'elle exclut toute confrontation avec l'observation, aboutit souvent à
des impasses. Par exemple : si un commerçant augmente ses prix plus que ne le font ses
concurrents, il fera un bénéfice unitaire plus élevé ; mais par ailleurs il vendra
moins d'unités, car les concurrents lui prendront des clients. Quelle sera l'évolution
de son bénéfice ? Ici la théorie pure s'arrête : sans quantification, il est
impossible de dire lequel des deux effets l'emportera dans le cas précis que l'on
étudie. Pour répondre, il faut disposer de séries chiffrées, qui permettent de
calculer l'élasticité des ventes au prix relatif. Cet exemple peut paraître bien banal
; lorsqu'on l'applique aux exportations et à leur prix, il prend cependant une dimension
politique non négligeable. Il illustre en tout cas une situation fréquente : les
conséquences d'une décision sont multiples et de signes contraires ; seul le calcul
permet de déterminer le signe de l'effet résultant, et donc de prolonger le raisonnement
jusque dans ses conséquences qualitatives.
Reprenons une dernière fois notre métaphore : voir que le feu est rouge
est indispensable ; mais cette perception, pour provoquer l'acte du freinage, doit être
suivie de plusieurs autres étapes : raisonnement (le feu rouge signifie qu'il faut
s'arrêter), décision (je veux m'arrêter), capacité physique enfin d'appuyer sur le
frein et d'arrêter effectivement le véhicule. Pour passer de la métaphore, et des
simplifications qu'elle autorise, à la démarche de la statistique, d'importantes
transpositions sont nécessaires, qui soulèvent autant de difficultés. La statistique
n'est pas l'instrument d'observation d'un individu confronté à une tâche précise ;
elle est censée au contraire servir à l'ensemble du corps social, et aider chacun à
mieux connaître la société dans laquelle il vit afin d'éclairer son action. La
question de la pertinence devient alors redoutable, car le corps social en question, loin
d'être homogène, est traversé par des conflits. L'action qu'il s'agit d'éclairer ne se
définit pas avec précision ; les théories à l'uvre sont multiples ; la
production, la transmission, l'interprétation de l'information sont fortement
institutionnalisées, et il en résulte des médiations confuses. Dans ces conditions, la
tâche statisticienne ne se justifie que si elle part d'un postulat optimiste : par delà
les difficultés intellectuelles ou institutionnelles, on aide à l'accouchement de
l'histoire, on prépare les voies de son évolution lorsqu'on donne à la société les
moyens d'accéder à cette connaissance de soi sans laquelle il n'y a pas de maturité
politique ou civique.
L'alliage nécessaire de rigueur technique et d'imagination
méthodologique donne au travail statistique un attrait particulier. Conception et
réalisation, avec leurs exigences propres, obligent en effet à une sorte de gymnastique
; elles font passer alternativement des préoccupations d'organisation et d'exécution,
concrètes jusqu'au terre à terre, à des questions méthodologiques qui, pour peu qu'on
les approfondisse, nécessitent des constructions intellectuelles raffinées.
Les soucis de la gestion, surtout dans les opérations lourdes qui
emploient des centaines de personnes, tendent à occuper l'essentiel du temps des
praticiens ; la réflexion méthodologique est alors épisodique, et il devient difficile
de prendre la distance nécessaire visà-vis de l'instrument. Il arrive même que la
gestion accapare toute l'attention du statisticien : il risque alors de perdre de vue la
signification de l'information et de produire avec beaucoup d'efficacité technique des
résultats sans intérêt. Cependant, si les préoccupations de gestion sont pour le
statisticien une entrave à la réflexion, car elles retiennent son attention sur des
questions à la fois pratiquement essentielles et quelque peu mesquines, elles constituent
par ailleurs un gardefou contre les divagations d'un intellect qui tournerait à vide,
sans rencontrer dans la pratique même de son travail les résistances qui découlent des
limites de nos techniques et de la nature de nos structures sociales.
Au total, le travail statistique est assez austère. Cette austérité
trouve sa récompense lorsque, au terme d'une opération, le statisticien tient entre ses
mains l'information qu'il a produite. Sa connaissance des objectifs de la mesure, des
choix de méthode et des particularités techniques lui permet de l'interpréter ; il lui
arrive parfois de voir surgir des nombres une image saisissante à la fois par sa
signification, sa portée, et par une simplicité qui contraste avec la complexité de
l'objet économique ou social dont elle émane ; il a l'impression d'être placé en un
point d'où il est possible de voir clairement des choses qui paraissent, sinon, mêlées
et confuses. La peine qu'il a pu se donner est alors payée de retour.
Il lui reste cependant à communiquer sa découverte sous
une forme à la fois rigoureuse et claire, et ce n'est pas facile. Bien des travaux
avortent ou échouent à demi dans leur dernière phase, celle de la publication, en
raison de la difficulté qu'il peut y avoir soit à tirer des nombres quelque chose de
significatif (et alors il ne reste plus qu'à en publier la compilation, en espérant que
le lecteur, lui, saura s'y retrouver), soit à exprimer clairement ce qu'on y a vu, sans
négliger certes les gloses techniques et réserves méthodologiques, mais aussi sans s'y
empêtrer.
Les présentations " officielles " de la statistique se
réfèrent souvent à l'" objectivité " et à la " neutralité " de
la mesure, et masquent ainsi une part importante de la pratique statistique. Certains
critiques " nihilistes (4) " de la statistique trouvent dans ces présentations
un aliment de choix. Il leur est aisé d'en établir l'inanité ; ils y voient non sans
raison une manoeuvre d'intimidation, visant à tuer dans l'oeuf toute critique et sans
doute à préserver un pouvoir. Mais ils se contentent trop souvent de cette victoire
facile ; ils pensent avoir démontré la perversité intrinsèque du " chiffre "
et de la mesure, alors qu'ils n'ont critiqué qu'une caricature.
D'autres, pris de rage devant les horreurs du capitalisme, croient trouver
dans la division sociale du travail la source de tous les maux. Ils imaginent volontiers
un monde où la production d'information ne serait pas le fait d'organismes spécialisés,
mais où elle serait décentralisée à l'extrême ; ils vont jusqu'à penser que chacun
devrait la prendre en main pour son propre compte. Cela ne serait certes pas impossible
dans l'absolu : l'évolution de l'éducation a déjà fait disparaître un métier comme
celui de l'écrivain public, pourquoi ne ferait-elle pas disparaître aussi celui du
statisticien, et bien d'autres métiers encore ? Si chacun apprenait à se soigner, il n'y
aurait plus besoin de médecins, etc. On ne peut donc opposer à ces suggestions aucune
impossibilité logique, mais on peut souligner des difficultés pratiques qui sont sans
doute presque aussi contraignantes. Il est vrai que les esprits généreux, lorsqu'ils
sont enclins à l'utopie, n'ont cure de ces difficultés. Malgré leurs excès, ils ont
d'ailleurs le mérite de souligner une question importante : celle de la décentralisation
de l'information.
On peut, sans aller jusqu'aux extrémités de l'utopie, s'interroger sur
l'autonomie relative du travail statistique. L'instrument d'observation n'a de raison
d'être que dans les utilisations de l'observation, c'est-à-dire en dehors de soi.
Autonome, il risque de tourner à vide comme une machine sans maître, de se transformer
en une bureaucratie de cauchemar produisant en grande quantité des informations dénuées
de sens. Certains travaux peuvent donner l'impression que ce risque est devenu réalité.
Ils n'ont pas peu contribué à nous convaincre de l'inanité d'une " statistique
pure ", que des " magistrats du chiffre " fabriqueraient sans s'inquiéter
des utilisations possibles.
C'est au fond à cette conception de la statistique que s'adressent
certaines critiques " politiques ", notamment celles qui concernent l'indice des
prix à la consommation et la mesure du chômage. Nous reviendrons sur ces critiques qui,
dans leur fond, nous ont souvent semblé justifiées. Leur forme, par contre, nous a
presque toujours paru contestable (5). Alors que le feu de la critique aurait dû porter
sur les utilisations de la statistique, et sur l'articulation entre les conventions de
calcul et ces utilisations (c'est-à-dire sur ce que nous appellerons la " méthode
statistique "), on a souvent préféré porter la discussion sur le terrain
technique, peut-être pour surmonter quelque " complexe " devant les
techniciens, peut-être aussi parce que la technique, par ses complications, donne
toujours à croire qu'elle cache quelque chose. Mais le travail technique est fait, le
plus souvent, avec sérieux et même avec scrupule. Des critiques techniques avancées
avec trop de précipitation se sont presque toujours révélées sans fondement.
Nihilistes, utopistes ou imprécises, les critiques adressées à la
statistique provoquent souvent l'agacement chez le statisticien. Mais il serait trop
facile de tirer argument de l'imprécision technique d'une critique - imprécision
inévitable lorsque le critique n'est pas " du métier " - pour refuser de
l'entendre. D'ailleurs, aucune observation n'est valide si elle n'est soumise à critique
: instrument d'observation, la statistique ne saurait avoir le privilège d'être
soustraite à la critique, par exemple sous le prétexte qu'elle est officielle ; on ne
peut jouer et gagner sur tous les tableaux, et revendiquer à la fois la validité
scientifique et l'immunité administrative.
La statistique doit donc tolérer la critique, et même la rechercher et
préparer ses voies, en livrant avec ses produits les indications nécessaires pour les
critiquer. Mais ici une difficulté se présente. Chaque opération repose sur un ensemble
compliqué de conventions et de procédures techniques dont il est difficile de donner une
description complète : lorsqu'elle est rédigée, elle occupe des volumes entiers dont la
lecture est aride (6). Exiger du critique qu'il ait une connaissance technique complète
de l'objet à critiquer, ce serait lui demander d'en savoir autant et parfois plus que
celui qui a réalisé l'opération : cette exigence est évidemment déraisonnable.
Comment faire donc pour que la critique puisse s'exprimer, sans être
noyée dans les détails techniques ? Est-ce possible ? Il nous semble que oui. La
critique sera à la fois plus simple et plus efficace si elle part d'un point précis :
celui où la technique de l'instrument s'articule avec les objectifs de la mesure. Cela
demande d'abord que l'on explicite les objectifs réels de la mesure, qui peuvent
notablement différer des objectifs affichés dans les cas où il s'agit d'opérations de
propagande ou d'intoxication ; la clé de cette recherche est la question : " A quoi
et à qui sert l'instrument ? " Ensuite, on examinera l'adéquation des conventions
et des procédures à l'objectif poursuivi ; la question est alors : " L'instrument
est-il pertinent en regard de son objectif ? " Ces deux questions sont au point de
départ de la démarche critique.
On pourra s'étonner que nous ayons mentionné, parmi les objectifs
possibles d'une mesure, l'intoxication et la propagande. Les uns penseront qu'il n'existe
pas de statistique répondant à de tels objectifs ; nous les renvoyons au chapitre XII de
ce livre, qui en contient des exemples. D'autres penseront que nous en prenons notre parti
avec un détachement excessif. Nous ne sommes nullement détachés ; mais une chose est de
décrire, une autre de formuler un jugement de valeur. Nous reviendrons en conclusion sur
l'aspect éthique.
C'est par l'histoire que l'on approche le mieux la relation entre
l'instrument et ses objectifs. En effet, la lenteur des évolutions peut nous faire
prendre ce que nous voyons pour l'ordre immuable des choses. Telles conventions nous
paraissent naturelles et indiscutables, et nous sommes surpris lorsque, en examinant les
travaux réalisés à d'autres époques, nous voyons qu'ils ont reposé sur d'autres
conventions qui semblaient aussi naturelles que les nôtres. Nous pouvons alors constater
que, loin de répondre aux besoins de la " recherche de la vérité ", de la
" contemplation du réel ", la statistique a toujours été (souvent à l'insu
des statisticiens) adaptée à des actions économiques et politiques, ou aux
représentations idéologiques liées à ces actions. Ses silences eux-mêmes ont été
révélateurs, car ils montrent " en creux " les questions dont une époque
s'est désintéressée, ou sur lesquelles elle a voulu se taire.
Aucune argumentation logique ne donne prise sur les convictions de ceux
qui veulent voir dans la statistique l'instrument d'une connaissance objective de l'ordre
des choses, car ils raisonnent dans le cadre d'une représentation formellement cohérente
et fermée. Ils peuvent toujours s'efforcer de " récupérer ", à force
d'agilité, la contradiction que leur portent les faits. Mais, au-delà d'un certain
point, ils doivent soit reconnaître les lacunes de leur représentation, soit la
maintenir par un acte de foi dont le caractère volontaire est évident. L'approche
historique est donc à la fois puissamment explicative et pédagogique.
On peut cependant soulever une objection : faire de l'histoire, est-ce
bien utile ? Considérons une machine. Le technicien la verra sous son aspect mécanique,
et cherchera à comprendre comment elle fonctionne en vue de l'améliorer ou d'utiliser
ses propriétés dans d'autres mécanismes. L'historien, par contre, considérera les
conditions de l'apparition de cet instrument, étudiera ses conséquences sociales,
cherchera peut-être les lois de l'extension ou de la disparition de son usage. On peut se
demander si l'approche technique n'est pas la plus utile.
Nous ne saurions répondre à une telle question concernant une machine.
Par contre, la réponse nous paraît claire pour la statistique. Celle-ci est produite par
des organismes qui collaborent tout en s'opposant, de sorte que les instruments et les
structures résultent de compromis souvent boiteux. L'institution statistique prise dans
son ensemble peut donc parfois donner une impression d'absurdité ; on ne peut dépasser
cette impression qu'en plongeant dans l'histoire, en recherchant les conditions de la mise
en place des institutions et des instruments, l'origine de traditions qui, avant de se
scléroser, ont correspondu à des nécessités.
Joëlle Affichard a remarqué que les statisticiens français ont des
conceptions différentes de l'autonomie relative de leur profession selon le domaine dans
lequel ils travaillent (7) : les statisticiens de l'appareil productif, lorsqu'ils
décrivent l'évolution de leurs travaux, insistent sur les aspects institutionnels ou
politiques, sur les rapports de force ; par contre, les spécialistes des statistiques
sociales accordent la place principale au développement autonome des outils.
Cette différence s'explique : les statisticiens de l'appareil productif
travaillent pour la plupart dans les ministères techniques, où ils sont confrontés
directement à des problèmes institutionnels. Par ailleurs les résultats de leurs
observations sont utilisés dans des travaux d'étude et de synthèses économiques
auxquels ils ne participent pas personnellement. Par contre, la statistique sociale est
réalisée pour une grande part à l'INSEE, dans un lieu mieux protégé des conflits
institutionnels ; elle est moins dépendante de la logique des modèles et de la
comptabilité nationale, et les statisticiens sociaux ont pu effectivement bénéficier
d'une forte autonomie, fondée sur la mise en uvre d'instruments qu'ils se sont
forgés eux-mêmes.
De cette différence de situation résulte une différence de point de
vue, elle même génératrice de longs débats : convient-il d'accentuer l'autonomie
relative de la statistique, afin de garantir son indépendance et aussi de donner un
caractère cumulatif à ses progrès ? ou bien convient-il au contraire de mettre l'accent
sur les aspects historiques, politiques, institutionnels de son insertion ? La portée de
ce débat dépasse l'écart de points de vue qui lui a donné naissance ; il touche à des
questions de principe. Pour éclairer ces questions, il faut d'abord éliminer certains
malentendus.
Tout instrument statistique doit obéir conjointement à des règles
formelles, qui garantissent sa qualité technique, et à une intentionnalité qui garantit
sa pertinence pour les utilisateurs. C'est ainsi par exemple que, lors de la construction
d'une nomenclature, le respect des règles formelles oblige à produire des découpages
emboîtés, sans omissions ni doubles emplois, à désigner les éléments du découpage
par des dénominations claires, etc. Mais il faut aussi que les besoins des utilisateurs
soient pris en compte, et cela introduit d'autres contraintes, dont l'expression formelle
et générale serait impossible : seul pourrait être formalisé un protocole des
relations avec les utilisateurs.
Il est certain par ailleurs que, lorsqu'une discipline défend son
autonomie relative, elle constitue une " cité " à l'intérieur de laquelle le
langage se précise, les critères de jugement s'affinent, la mémoire collective devient
plus fidèle : alors le progrès des connaissances peut devenir cumulatif, parce que
l'organisation de la discipline empêche que les innovations et les synthèses ne soient
oubliées et donc sans cesse à refaire. On peut dire que l'autonomie relative est
condition de l'existence d'une discipline en tant que telle et que le caractère cumulatif
de ses progrès en est le signe et la conséquence.
Mais on ne peut dire, comme certains le font, que le
caractère cumulatif des progrès d'une discipline soit un critère de scientificité :
c'est une condition nécessaire, mais non suffisante. Il serait certes impossible qu'une
science se construisît si les progrès n'étaient pas cumulatifs : mais il existe des
disciplines dont les progrès sont cumulatifs, sans pour autant que l'on puisse les
qualifier de " sciences " : dans tous les métiers qui demandent un savoir-faire
particulier c'est-à-dire dans la plupart des activités techniques - le niveau le plus
élevé ne peut être atteint que si les conditions d'un progrès cumulatif sont réunies
: pourtant on ne qualifiera pas de " science " le savoir-faire de l'ébéniste,
ni l'art du musicien, même lorsqu'ils parviennent aux réalisations les plus élaborées.
D'ailleurs, un délire peut très bien être cumulatif ; tant que les
crédits et les postes budgétaires sont disponibles, une discipline peut exister,
prospérer, " cumuler " ses progrès ; puis elle s'effondrera le jour où les
crédits lui seront retirés, si elle ne se situe pas sur le front de taille de la
science, si elle ne répond pas aux questions fondamentales qui caractérisent chaque
époque historique.
Aider à poser ces questions dans le domaine des sciences sociales, leur
fournir à la fois les concepts dont elles ont besoin, et les observations qui permettent
de les préciser : on pourrait caractériser ainsi la mission de la statistique. Même si
l'on reconnaît la nécessité de l'autonomie relative, on est conduit à lui opposer
dialectiquement l'exigence d'une insertion historique ; c'est par la gestion délicate du
compromis entre ces deux exigences que le statisticien peut faire une uvre à la
fois rigoureuse et pertinente.
Les réflexions qui précèdent expliquent le plan de cet ouvrage. Nous
planterons d'abord le décor et présenterons les étapes du travail statistique : ce sera
ce que nous appelons l'" approche pratique ". Puis nous chercherons, dans une
approche historique, à montrer comment ce travail a évolué. Enfin, nous parlerons des
utilisations actuelles de la statistique, et des problèmes qu'elles posent.
Pendant une quinzaine d'années, nos réflexions ont été orientées par
cette question : " Que signifie le travail statistique ? ", car nous cherchions
à comprendre notre pratique professionnelle. Cette préoccupation a servi de fil
conducteur à nos lectures, à nos discussions ; de sorte que l'on trouvera sans doute ici
la trace de bien des textes philosophiques ou sociologiques dont nous avons, chemin
faisant, recueilli tels éléments qui nous permettaient de mieux comprendre notre sujet.
On se demandera peut-être si ce livre n'est pas un plaidoyer en faveur
d'une profession qui chercherait à améliorer son statut social. Ce n'est pas dans cet
esprit qu'il a été écrit, mais il est vrai que quand on parle de son propre métier on
risque toujours d'en faire involontairement l'apologie. Nous avons pensé limiter ce
risque en rédigeant d'une façon aussi simple et claire que possible, et en produisant un
texte vulnérable (Karl Popper dirait " falsifiable "), dépourvu des
protections du jargon technique, sur lequel le lecteur pourra exercer toute la vigilance
de son esprit critique.