Le métier de statisticien
CHAPITRE X
La qualité d'une statistique
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Tous ceux qui, comme par exemple les commerçants, remplissent
dans la société une fonction intermédiaire risquent d'être accusés - parfois avec
raison - de profiter de leur situation pour en tirer des bénéfices hors de proportion
avec le travail qu'ils fournissent. D'une façon analogue, tous ceux dont la fonction
implique des médiations institutionnelles ou idéologiques complexes s'exposent à être
considérés - parfois avec raison - comme des parasites ou, pis encore, comme d'étranges
personnages dont les menées recèlent un danger obscur : dans cette catégorie entrent,
parmi d'autres, les philosophes, les historiens et les statisticiens.
Tous comme le philosophe et l'historien, le statisticien est en
effet bien embarrassé lorsqu'on lui pose cette question si simple : " A quoi sert ce
que tu fais ? " Le médecin, l'ingénieur peuvent montrer les conséquences directes
de leur action ; le militaire aussi, pendant les périodes troublées. Ces actions peuvent
être jugées utiles ou néfastes, selon les cas et les opinions, mais on ne peut nier que
leurs résultats ne soient manifestes. Il n'en est plus de même lorsque l'activité vise
à produire des informations ou des idées. Cette production est faite sans que l'on
puisse avoir une claire conscience de ses conséquences, ni des voies par lesquelles ces
conséquences seront provoquées. Elle met en uvre des médiations dont le
mécanisme est difficile à comprendre et même à percevoir, et dont la complication rend
possibles de subtiles tromperies.
Le praticien impliqué dans une telle activité ressent parfois
quelque effroi devant l'étendue de ses responsabilités et l'imprécision de leurs
limites : " Diffuser des chiffres, c'est comme distribuer des lames de rasoir à des
enfants ", nous a dit un statisticien éminent. Il y aurait long à dire sur cette
phrase, et notamment sur l'assimilation des utilisateurs de l'information statistique à
des enfants ; elle reflète cependant une inquiétude très répandue chez les praticiens.
Cette inquiétude, certains cherchent à s'en débarrasser en supprimant la
responsabilité ; ainsi, un autre statisticien éminent nous a dit : " Si un
cordonnier vend à quelqu'un des pantoufles de feutre, puis voit ensuite son client se
promener en pantoufles sous la pluie, il ne lui courra pas après pour lui dire qu'on ne
doit pas utiliser ainsi des pantoufles ; il laissera le client faire à sa fantaisie. De
même, nous ne sommes pas responsables de l'usage éventuellement aberrant que l'on peut
faire de nos produits. "
Nous ne partageons ni l'une ni l'autre de ces conceptions.
L'angoisse que suscite l'inconnu appelle à l'évidence un dépassement ; mais celui-ci ne
peut être opéré en niant la responsabilité du statisticien. L'information statistique
n'est pas, comme des pantoufles, un produit simple dont il suffit de disposer pour pouvoir
s'en servir bien ou mal. L'utilisation de la statistique est en elle-même un art, aussi
difficile que celui de sa production ; et le statisticien peut et doit s'occuper aussi de
cet art-là et de ceux qui le pratiquent : c'est un des aspects de son métier.
Pour comprendre à quoi sert la statistique, il est
indispensable d'éclairer les médiations par lesquelles elle agit. Toutes les
affirmations trop générales, comme ces références aux " besoins d'information
d'une société moderne ", ou ces considérations sur la " nécessité de
connaître avant d'agir ", " d'éclairer les décisions ", etc., que le
statisticien avance lorsqu'on lui demande de justifier son activité, si elles sont
irréfutables certes, n'emportent pourtant pas la conviction : elles ne font pas
comprendre comment cela marche ; tant que l'on n'a pas vu et touché les
mécanismes, les canaux par lesquels l'information passe et agit, on ne peut pas vraiment
comprendre à quoi sert la statistique ; on peut en outre toujours craindre que, malgré
la pureté des intentions affichées, elle n'exerce, par quelques détours obscurs, une
influence nuisible ; et, à moins d'être doté d'un de ces heureux caractères qui se
contentent de peu et font volontiers confiance, on peut être conduit à ne voir dans la
statistique rien d'autre qu'une agitation bureaucratique et stérile, dont le financement
ne s'expliquerait que par une aberration ou par quelque complot.
Eclairer les médiations que la statistique met en uvre :
tel est donc le procédé par lequel nous essaierons de la comprendre dans son
utilisation, après l'avoir examinée dans sa production et dans son histoire. Programme
exigeant que toute tendance à l'érudition et à l'exhaustivité conduirait
immanquablement à l'échec. Nous conserverons la même démarche que dans les parties
précédentes, procédant plutôt par exemples et coups de sonde que par un examen complet
qui épuiserait à la fois le sujet et le lecteur (1).
Nous serons placé sur la voie en cherchant la réponse à la
question suivante : qu'est-ce qui fait qu'une statistique est considérée comme "
bonne " ou " mauvaise " ? Qu'est-ce qu'une statistique " de bonne
qualité " ? Ici se tranche en effet une question essentielle qui, à travers toutes
les médiations, relie la statistique à son but. En approfondissant cette question, nous
serons conduits à préciser ce que nous avons entendu par " pertinence " dans
la première partie.
Qu'est-ce que la " qualité " d'une statistique ? A
cette question, le statisticien répondra souvent d'une façon passablement naïve : il se
référera à une conception de la qualité que nous nommerons " asymptotique ".
La réalité est considérée comme une asymptote que les mesures doivent approcher au
mieux. Plus la mesure est proche de la réalité, plus la qualité de la mesure est
élevée. Mais la pratique professionnelle du statisticien est, comme il arrive souvent,
plus subtile que son propos ne le laisserait penser. En effet, poussée à l'extrême, la
recherche d'une mesure qui corresponde exactement à la réalité tombe tout simplement
dans le ridicule, car elle sort des limites du raisonnable : mesurer le P.I.B. à un
centime près, la population française à un individu près, de telles exigences feraient
hausser les épaules à n'importe quel statisticien. A partir d'un certain seuil, la
baisse de l'écart entre la réalité et la mesure lui paraît non seulement inutile - car
elle exigerait de gros efforts pour un gain éventuel très faible en signification - mais
même nuisible lorsque la précision de la mesure peut provoquer des illusions sur la
nature et la stabilité de l'objet étudié.
Le seuil au-delà duquel il devient inutile ou nuisible
d'essayer d'approcher davantage l'asymptote est apprécié en pratique par le statisticien
de façon intuitive. Le métier, l'expérience jouent ici un rôle important, car ce seuil
ne peut guère être situé selon des critères logiques formalisés. C'est cette
intuition qui permet, par exemple, d'estimer le temps de travail raisonnablement
nécessaire pour traiter une enquête, et donc d'apprécier les moyens nécessaires pour
une opération donnée (ou les opérations possibles pour des moyens donnés). Si l'on
poursuivait l'idéal de " qualité " asymptotique, on ne trouverait jamais de
borne raisonnable à l'intensité du travail ; toute la population (et plus encore)
pourrait être occupée à une seule enquête sans que le maniaque de la " qualité
" puisse être satisfait ; et s'il travaille dans une enveloppe donnée de moyens, le
statisticien ne pourrait être qu'un homme frustré poursuivant sans fin un idéal de
perfection, dépourvu de tout critère lui permettant de répartir ses efforts à
l'intérieur de ses propres travaux.
Loin d'être guidé dans ses travaux simplement par la
conception asymptotique - qui le mènerait dans une impasse -, le statisticien opère en
fait des choix. et règle son effort en fonction de l'idée qu'il se fait de l'utilité
relative de ses travaux, de leurs conséquences pratiques. Mais ici se présente une
difficulté. L'usage qui est fait des résultats statistiques est très rarement un usage
directement pratique, immédiatement relié à une action (2). Le plus souvent, on attend
d'abord de la statistique qu'elle procure une connaissance des choses (le mot de
connaissance étant pris ici dans son sens le plus élémentaire, celui de perception
brute). Cette perception demande, comme toute perception d'ailleurs, à être d'abord critiquée,
car elle est produite à l'aide d'instruments complexes dont la définition requiert
un grand nombre de conventions qui ont des conséquences sur la perception elle-même ; et
elle doit aussi être dépassée : en elle-même la perception n'explique
rien, elle ne fait que désigner des objets à l'esprit, que l'inciter à s'interroger ;
elle demande à être insérée dans des schémas explicatifs qu'elle nourrit, mais qui
réclament aussi une réflexion proprement théorique. La statistique n'a d'influence
possible sur l'action, sur la pratique, qu'après avoir transité par une médiation
théorique, qui peut être parfois implicite mais est toujours présente.
En définitive, la qualité d'une statistique peut être
appréciée par la pertinence, l'exactitude et la clarté du raisonnement qu'elle
permet. L'exigence pratique d'adéquation à l'action (la pertinence) porte en fait
directement sur le raisonnement et indirectement sur la statistique qui n'a de relation
avec l'action que par la médiation du raisonnement.
Le point sur lequel le statisticien doit concentrer son
attention, parce que finalement c'est là que son travail est jugé, c'est l'articulation
entre son instrument et les raisonnements qu'il alimente, la relation entre l'observation
et la théorie. C'est, à travers cette relation, dans ses utilisations finales (études,
gestion, décisions) que la statistique trouve sa fin et sa sanction. Cette relation nous
permet de donner un contenu scientifique à la démarche du statisticien comme à celle de
l'économiste (ou du sociologue, etc.) ; l'histoire nous montre en effet, pour tous les
domaines de la connaissance, que c'est seulement lorsque la relation entre l'instrument
d'observation et la construction théorique a été placée au centre des préoccupations
que l'on a pu dépasser ces deux écueils : l'observation maniaque et stérile,
l'abstraction (3) évoluant dans le vide sous la seule influence (cachée) des idéologies
et des préjugés ; et que l'on a pu engager une démarche proprement scientifique.
Nous nous guiderons sur le fil ainsi tiré. D'abord, nous
suivrons la statistique dans les étapes de son utilisation théorique - de la description
à l'explication ; des enquêtes aux comptes nationaux et aux modèles. Puis nous
reviendrons sur le rôle qu'elle joue dans la société, rôle parfois paradoxal et
ambigu. Bien sûr les deux aspects ne se séparent pas concrètement : mais il est commode
et, pensons-nous, plus clair de procéder ainsi.
1. Que l'on se rappelle l'image employée par Nietzsche - "
On croit voir deux voyageurs au bord d'un torrent sauvage qui roule des pierres avec lui :
le premier saute d'un pied léger, utilisant les pierres en progressant de l'une à
l'autre, bien qu'elles s'effondrent brusquement derrière lui ; l'autre reste sur la rive,
cherchant en vain une aide ; il lui faut d'abord construire les fondations qui
supporteront son pas lourd et prudent. Parfois cela n'est pas possible ; aucun dieu ne
l'aidera alors à franchir le torrent. " (" La philosophie à l'époque
tragique des Grecs ").
2. Le cas le plus clair d'un tel usage est celui des indices de prix utilisés
à des fins d'indexation.
3. Il semble que ceux qui avaient été séduits par les
beautés et la rigueur au moins apparente de l'économie purement mathématique aient
éprouvé des déceptions, et qu'ils accordent depuis quelques années plus d'attention à
la statistique obstacle certes, mais aussi support pour le raisonnement. Que l'on se
rappelle la belle image de Kant : " La colombe légère qui, dans son libre vol, fend
l'air dont elle sent la résistance, pourrait s'imaginer qu'elle volerait bien mieux
encore dans le vide " (" Critique de la raison pure ", introduction).