Le métier de statisticien
CHAPITRE XII
Les utilisations pratiques de la statistique
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Certains instruments ont plusieurs utilisations à la fois : une
automobile, par exemple, sert évidemment à se déplacer ; mais elle sert aussi, c'est
bien connu, à se donner et à donner aux autres une certaine idée de la place que l'on
occupe dans la société : à se rassurer, et à impressionner. Ces trois utilisations
sont inextricablement associées chaque fois que quelqu'un se sert de son automobile,
même si leur importance relative varie selon les individus et les circonstances.
Il en est de même de la statistique. Elle a d'abord une
utilisation pratique, directement reliée à l'action ou plutôt à la préparation de
l'action. Mais elle a aussi d'autres rôles - celui d'un calmant, lorsqu'elle procure à
l'utilisateur l'impression agréable de comprendre une réalité complexe, et plus encore
lorsqu'elle lui permet de passer outre à ses incertitudes concernant le futur en lui
fournissant des " prévisions " ; et aussi celui d'une arme pour impressionner
des adversaires, d'un outil de publicité ou d'intoxication.
Devant ces trois utilisations, nous ne restons ni indifférent
ni neutre. On devine bien que la première nous paraît tout à fait normale ; que nous ne
boudons pas le plaisir intellectuel ou esthétique qui est une des composantes de la
deuxième, mais que nous nous méfions de l'espèce d'euphorie qui l'accompagne ; qu'enfin
la troisième nous est totalement antipathique. Nous ne pensons pas que la technique
puisse se soustraire à l'éthique, que le savoir-faire puisse se suffire à lui-même en
dehors de toute considération de responsabilité : mais nous reviendrons sur ces points
dans le chapitre suivant. Ici, il s'agit seulement de décrire. On comprendra que, pour
les nécessités de l'exposé, nous considérions l'un après l'autre chacun des trois
aspects - dont on n'oubliera pas qu'ils sont associés, selon un dosage d'ailleurs
variable, dans toute utilisation de la statistique.
Rendons compte auparavant, pour n'y plus revenir, d'une des
utilisations les plus répandues, mais aussi les plus élémentaires de la statistique :
l'utilisation d'indices de prix divers (indice de prix à la consommation, indice du coût
de la construction, etc.), pour indexer des contrats (conventions collectives, baux,
etc.), ou l'utilisation de ratios comptables pour mesurer des performances d'entreprises.
Dans ces occasions, les indices rendent deux services bien distincts : d'une part, on les
a choisis en fonction de la mesure qu'ils donnent ; et par exemple l'intervention d'un
indice de prix dans des formules de révision de salaire est censée permettre de prendre
en compte (selon un abus de langage manifeste) l'évolution du " coût de la vie
". D'autre part, ils permettent de réduire le temps et les efforts consacrés à la
négociation : si le locataire et le bailleur se sont mis d'accord sur une formule de
révision du loyer, l'application de cette formule permettra ensuite de réviser
périodiquement celui-ci sans recourir à de nouvelles négociations. Dans bien des cas,
il semble que le deuxième service soit considéré comme le plus important : les
utilisateurs se soucient au fond assez peu de la qualité de l'indicateur, aussi longtemps
du moins que celui-ci ne leur paraît pas trop aberrant ; par contre, l'économie de temps
et de tracas que leur apporte cet arbitrage est tout à fait sensible. Le seul problème
pour chacun d'eux est de connaître assez bien le comportement des indices pour faire
choisir, lors de la signature d'un nouveau contrat, l'indexation qui lui sera en principe
la plus favorable par la suite.
La statistique, préparation à l'action
On peut, sans verser le moins du monde dans le militarisme,
reconnaître dans l'armée une institution qui a mis au point, très longtemps avant les
autres, des formes d'organisation qui se généralisèrent ensuite (que l'on ne saurait
réduire au caporalisme et aux excès de la discipline), et reconnaître dans le stratège
ou le tacticien, lorsqu'ils préparent leurs plans ou décident dans le feu du combat, les
archétypes de l'homme d'action, de décision et de responsabilité. Dans aucun domaine en
effet l'action n'est aussi urgente, la décision aussi lourde de conséquences, la
responsabilité aussi entière : chacun peut, nous semble-t-il, reconnaître cela
indépendamment des sentiments qu'il éprouve devant la violence armée ou des souvenirs
qu'il conserve du service militaire. Le fait est que les réflexions les plus profondes
sur les conditions de l'action se trouvent sous la plume d'auteurs militaires, notamment
chez Clausewitz (1). Nous sommes convaincu que l'on apprend dans ces textes, sur l'art de
diriger une entreprise, de concevoir et d'appliquer une politique économique, d'organiser
et d'animer une section syndicale, etc., plus que l'on n'en apprendrait dans des ouvrages
spécialement consacrés à la gestion.
Clausewitz a étudié l'utilisation de l'information par le
stratège. Elle pose, dit-il, un problème d'algèbre devant lequel Newton lui-même
serait resté interdit (2). L'information dont le stratège dispose est lacunaire,
contradictoire, fausse en partie ; la décision est vitale et souvent urgente. Dans ces
conditions, elle ne peut pas être le résultat d'un raisonnement explicite : elle
découle d'une synthèse lors de laquelle les divers risques sont pesés et comparés, et
qui met en uvre toute la formation théorique antérieure, toute l'expérience
acquise et toute l'information reçue. Cette synthèse a souvent la forme d'une
cristallisation soudaine et son résultat apparaît comme une évidence directe : le grand
stratège, dit Clausewitz, est généralement un homme simple, incapable d'expliquer les
voies par lesquelles il est parvenu à la décision ; sa qualité principale, c'est le
" coup d'il ", ce jugement sûr et rapide qui va droit à l'essentiel.
Mais la rapidité de l'action, l'aspect instantané de la décision ne doivent pas cacher
la longueur de la préparation nécessaire. Si la synthèse intuitive a l'apparence d'un
miracle, elle a été préparée par une longue maturation, par des exercices nombreux,
répétés, réfléchis. Il se peut que la capacité stratégique relève d'un talent
particulier : en tout cas ce talent, pour se manifester, a besoin d'une longue culture.
L'art de manier et d'interpréter l'information est un des
éléments essentiels de cette culture, peut-être le principal. Seuls, en effet, les
objets qui appartiennent à la sphère de l'expérience quotidienne immédiate - ceux que
l'on peut " toucher de ses mains " - peuvent être connus directement ; mais les
objets sur lesquels réfléchit le stratège sont de vastes agrégats, qu'il ne peut
percevoir qu'à l'aide d'instruments appropriés : rapports, comptes rendus,
comptabilités, statistiques, etc. La perception n'est plus immédiate : on conçoit
qu'elle nécessite un entraînement particulier. Comment se faire des choses une
représentation pertinente, alors qu'on ne les voit pas directement, mais seulement par le
truchement de rapports ou de documents écrits ?
Cette situation, cette difficulté ne sont pas propres au
stratège. Le simple citoyen, lorsqu'il réfléchit à la politique ou à la marche de
l'économie, se trouve exactement dans la même situation. Il se peut d'ailleurs que le
dégoût ressenti par beaucoup devant les questions politiques découle en fait d'une
sorte de " blocage " intellectuel devant l'obligation d'interpréter une
information médiatisée, et que leur prétendue indignation morale devant les murs
politiques ne soit qu'un alibi de ce blocage.
Le recoupement de plusieurs informations de nature différente
est un puissant moyen de vérification et d'interprétation. Une information isolée
n'apprend rien, et celui qui lit une statistique sans disposer d'un référentiel pour la
situer ne peut éprouver que de l'ennui. Une bonne connaissance " qualitative "
et historique du domaine que l'on étudie est nécessaire pour l'utiliser. Un exemple
simple nous permettra de préciser le sens de cette affirmation. Quelqu'un qui reçoit la
mission de réorganiser une entreprise utilisera d'abord les informations statistiques
contenues dans la comptabilité afin de se procurer une toute première approche du
problème, un " cadrage " très général. Mais on sait que la comptabilité, si
elle conserve sous une forme conventionnelle la trace des événements passés, n'en
contient nullement l'explication. Pour trouver cette explication, il faudra identifier les
parties dont les relations sont l'objet même de la vie de l'entreprise ; rechercher
comment se détermine sa stratégie, et qui sont les protagonistes qui contribuent à la
définir : direction, personnel, syndicats, banquiers, actionnaires, donneurs d'ordres,
clients, fournisseurs, sous-traitants, etc. ; quels sont les intérêts en jeu ; comment
se réalise dans les faits le dépassement des intérêts contradictoires ; quelle est
l'histoire des protagonistes, de leurs intérêts, de leurs relations. Pendant cette
analyse, le recours à la comptabilité permet de préciser des ordres de grandeur,
d'apprécier la proportion des rapports de force, de déterminer plus sûrement la
hiérarchie des problèmes : un client qui achète 30 % de la production est jugé d'abord
plus important qu'un autre qui n'en achète que 10 % ; mais il se peut qu'une information
supplémentaire conduise à considérer les choses autrement, par exemple si le gros
client est un client " captif ", ou si le petit client achète un produit à
forte valeur ajoutée. Les défauts de la comptabilité enfin seront eux-mêmes
révélateurs : ses lacunes trahissent ce que la direction de l'entreprise n'a pas voulu
savoir ; ses truquages montrent ce qu'elle a voulu déformer, soit pour tromper d'autres
protagonistes, soit (ce qui serait plus grave) pour se tromper elle-même ; ses erreurs
enfin sont rarement dues au hasard, et, même si elles s'expliquent par la simple
négligence, celle-ci est elle-même significative. Toute cette démarche associe un
raisonnement politique et historique - sur des protagonistes, des rapports de force, des
contradictions - et une information statistique à la fois située et critiquée.
Personne, sans doute, ne soutiendra que l'on doive, lorsqu'il s'agit de gérer, organiser
ou diriger une entreprise, procéder différemment. Une approche purement qualitative
identifierait rapports et enjeux mais risquerait de mal les hiérarchiser ; une approche
purement quantitative, qui prétendrait poser un diagnostic sur l'entreprise et
préconiser une organisation au vu des seules informations comptables, passerait à côté
de données politiques essentielles.
Ainsi la " prise de décision " ne découle pas
automatiquement du chiffre : elle est le fait d'un esprit cultivé et informé, nourri en
profondeur par une statistique dont il opère l'interprétation critique et qu'il situe
historiquement. On peut penser que nous traçons du stratège un portrait intellectuel à
la fois exigeant et bien flatteur ; certes le style de vie d'un responsable économique ou
politique ne lui permet guère de se livrer lui-même aux recherches approfondies que nous
avons décrites : par contre, il peut les faire exécuter par d'autres et en recueillir
les fruits. La démarche que nous avons attribuée au " décideur " n'est pas
celle d'un individu, mais celle d'une équipe - généralement animée ou dirigée par un
individu. Et cela fonctionne : nous avons pu approcher et observer quelques responsables
politiques, économiques ou syndicaux qui, même si leur formation intellectuelle avait
été médiocre, savaient utiliser les services d'excellents statisticiens et
économistes.
Il n'est sans doute pas de tâche plus intéressante, pour un
statisticien, que de travailler avec un responsable qui sache ce qu'il veut et qui sache
écouter. Le dialogue assidu avec lui permet d'entrer dans les problèmes et les
difficultés qu'il rencontre ; la connaissance des sources d'information, la maîtrise
dans leur maniement permettent d'en extraire les éléments peu nombreux, mais bien
choisis, dont le " client " a besoin. On lui taille, dans le vaste tissu omnibus
et hétéroclite que constitue l'information publiée, une information " sur mesure
" adaptée avec précision à ses besoins d'action. Ce type de relations n'existe, à
notre connaissance, qu'aux sommets des grandes entreprises, des organisations syndicales
et politiques. Et de plus, si nous connaissons quelques cas de relations réussies, ils
nous semblent assez rares. Souvent, les relations sont dévoyées et tombent dans l'une ou
l'autre des catégories pathologiques que nous décrirons plus loin.
Bien des statisticiens n'ont aucun goût pour le travail au
sommet des grands appareils institutionnels ; ils rêvent d'une " statistique aux
pieds nus " qui, au lieu de faire du " sur mesure " pour de grands patrons,
se mettrait à la disposition d'une petite municipalité, d'un comité d'entreprise, etc.,
et aiderait les habitants et les travailleurs dans l'utilisation d'une information qui,
d'habitude, sert plutôt contre eux. Ceci serait techniquement tout à fait possible ;
mais de tels développements, certainement souhaitables, supposent que soient surmontés
bien des obstacles politiques et culturels.
Que d'intermédiaires dans cette affaire ! Le " décideur
" n'a accès à l'objet social sur lequel il doit agir que par la médiation d'un
instrument, lui-même social, dont il doit apprendre à utiliser les produits : dans la
grande majorité des cas, ces produits sont préparés par des spécialistes qui les
fabriquent sur mesure, et font pour lui le travail ingrat de lire et d'interpréter
l'information statistique brute ; et le statisticien de base lui-même, celui qui produit
cette information brute, est encore un intermédiaire : car il doit tenir compte des
besoins des économistes, des journalistes, des décideurs, pour préparer une information
utilisable... Toute cette chaîne d'intermédiaires ne peut fonctionner que si des
conditions favorables au dialogue sont réunies ; et peut-être n'a-t-on pas assez
mesuré à quel point ce dialogue doit être approfondi, assidu, patient. Il ne suffit pas
d'aller voir le " client " (ou de rassembler le Conseil national de la
statistique) et de lui demander ses " besoins d'information " pour obtenir les
indications qui permettent de construire un instrument pertinent ; il faut connaître les
difficultés qu'il rencontre, savoir ce qu'il veut faire : c'est alors que l'on peut, avec
lui, mettre au jour la nature des informations qu'il lui faut. Mais souvent le "
client " lui-même refuse ce dialogue : car ce qu'il veut, ce n'est pas une
information pour agir, c'est un calmant qui apaise ses angoisses et lui permette de
somnoler doucement, protégé des exigences de l'action.
La statistique comme calmant
Le statisticien ou le comptable débutant sont souvent
stupéfaits de rencontrer autant d'indifférence envers la qualité des résultats qu'ils
fournissent. Certains utilisateurs semblent associer, de façon parfaitement incohérente,
la confiance la plus aveugle dans les chiffres qu'on leur donne et une totale méfiance
envers la statistique en général. D'autres, qui n'ont à la bouche que le "
sérieux ", la " qualité " des travaux, les exigences du " service
public ", trahissent dans leurs actes la plus grande indifférence envers ces
notions, dès qu'il s'agit de les mettre en pratique.
Comment comprendre de telles situations ? Un service statistique
est un luxe coûteux ; on ne s'offre un tel luxe que s'il comporte une certaine utilité.
Et, par ailleurs, si l'institution qui l'héberge est indifférente à la qualité de ses
travaux, c'est qu'elle ne les utilise pas en tant que travaux statistiques, car justement
une telle utilisation la rendrait exigeante en fait de qualité. Mais à quoi les
utilise-t-elle donc ?
La réponse est simple. De nombreux utilisateurs ne voient pas
en fait, dans la statistique, un instrument de connaissance dont ils vont se servir pour
prendre leurs décisions, mais un alibi pour leur paresse intellectuelle. Lorsqu'on ne
comprend rien au domaine dont on a la responsabilité, lorsqu'on est conscient de cette
insuffisance et donc vaguement mal à l'aise, il est réconfortant d'avoir dans un tiroir
un épais dossier de statistiques, que l'on ne lit pas bien sûr, mais dont on se contente
de savoir qu'un jour, peut-être, on le lira ; on n'utilise pas la statistique, mais on
est rassuré à l'idée qu'elle existe. On ne lui demande pas d'être vraiment conforme
aux canons de la qualité et du sérieux techniques, mais par contre il est très
important qu'elle en ait l'apparence, car sans cela elle ne serait plus rassurante.
On nous dira que ce tableau est poussé au noir : nous soutenons
qu'il correspond, au contraire, à une attitude très répandue, mais dont bien sûr
personne ne se vante. Nous avons vu dans le chapitre précédent les questions que l'on
pouvait se poser à propos de la qualité des comptes nationaux. Pourquoi ces questions
sont-elles considérées si souvent comme l'expression de " scrupules de techniciens
" ? Parce qu'au fond, pour beaucoup d'utilisateurs, l'essentiel est que les comptes
nationaux existent, qu'ils soient publiés, que l'on puisse en disposer. Le contenu ne
leur importe pas vraiment ; ou bien, s'il leur importe, c'est uniquement pour que les
procédures des décisions administratives et planificatrices puissent y trouver leur
aliment sans que l'on ait à se soucier de qualité des données ni de précautions à
prendre.
Certains statisticiens eux-mêmes donnent dans ce défaut. Nous
nous rappelons une conversation avec un statisticien étranger, responsable de l'indice de
la production industrielle dans son pays (3). Quand on calcule un indice de production, le
volume de certains produits ne peut être mesuré que de façon indirecte, en divisant une
valeur par un indice de prix bien choisi ; il est nécessaire de contrôler la qualité de
cet indice de prix. Mais notre interlocuteur ne parvint pas à comprendre pourquoi nous
l'interrogions sur la qualité des indices qu'il utilisait. Prenant sur son bureau la
brochure des indices de prix, il nous montra du doigt sur la couverture l'emblème de son
pays, et nous expliqua qu'il ne pouvait mettre en question la qualité de chiffres
officiels.
L'aspect calmant de la statistique est bien plus marqué encore
dans les travaux de prévision. Certains semblent ne pas pouvoir supporter l'incertitude
du futur, et raisonner ainsi : " Je n'y comprends rien, faisons un modèle. " Le
modèle n'est plus alors la mise en forme d'un raisonnement, puisqu'il s'agit d'éviter de
raisonner : il fonctionne comme une boîte noire, une pythie moderne qui remplirait son
office magique à l'aide de l'ordinateur.
Nous en avons fait l'expérience lorsqu'une mission régionale
nous demanda de confectionner des projections de population par canton sur une durée de
vingt ans. Cette demande était absurde : dans un canton, un phénomène imprévisible
quelques mois à l'avance comme la fermeture ou la création d'une entreprise peut
entraîner des migrations importantes, et déterminer à lui seul l'évolution de la
population ; les projections risquent donc d'être, dans une large mesure, la prolongation
dans le futur d'aléas passés. Nous refusâmes, en expliquant pourquoi ; mais la mission
nous enjoignit de passer outre à nos " scrupules de technicien ". La petite
brochure ronéotypée des projections fut un véritable succès d'édition. Nous
assistâmes peu après à une réunion de la Commission administrative ; ces projections
étaient utilisées par les préfets, le recteur, comme si elles étaient des indications
certaines ; elles servaient à déterminer des implantations de C.E.S., d'hôpitaux, de
routes, etc. Ces chiffres qui ne valaient rien jouaient leur rôle " officiel ".
Un arbitrage " technique ", " objectif " et mécanique permettait aux
responsables à la fois de se partager une enveloppe de crédits avec un minimum de
discussions et de " barouds d'honneur ", et de justifier auprès de leurs
administrés la modicité éventuelle de la part qu'ils auraient obtenue. Evidemment, il
leur aurait été beaucoup plus difficile de se mettre d'accord sur une analyse un tant
soit peu compréhensive de la région, de son évolution, et des incertitudes qu'elle
comportait. La décision était rendue plus facile : mais elle risquait de donner jour à
des monstres administratifs, risque qui est toujours présent lorsqu'on renonce à
réfléchir pour s'en remettre à une décision mécanique.
On peut expliquer de telles situations par l'inculture des
responsables, ou par leur désir de sauver la face dans une époque de crise qui les
déconcerte. Mais il nous semble que le phénomène est plus profond ; et nous avancerons,
à titre d'hypothèse, une explication qui nous paraît éclairante en ce qui concerne la
société française : au stade actuel de la concentration économique,
l'implantation et l'équipement des unités de production, la formation des personnels,
sont des opérations de longue haleine qui réclament des investissements importants, des
marchés assurés, etc. Il est donc nécessaire de les planifier sur dix, quinze, vingt
ans. Cette planification demande que l'on fasse des choix stratégiques car, après
s'être engagé dans une voie, il est très difficile d'en sortir. Elle nécessite aussi
une concentration croissante du pouvoir de décision. Confrontés à cette exigence, les
grands patrons de l'économie utilisent les conseils d'économistes d'excellente qualité.
Mais l'ampleur des décisions à prendre, la longueur des périodes à envisager excèdent
la portée du raisonnement économique possible (4). La situation du grand patron est
celle d'un joueur contraint, pour poursuivre la partie, à jouer de plus en plus gros dans
des situations de plus en plus incertaines. Certes, le jeu comporte des émotions qui
peuvent n'être pas désagréables pour le joueur lorsqu'il a la sensation de défier et
de forcer le destin. Mais il lui est difficile de garder les pieds sur terre. Dans le
meilleur des cas, il essaiera de se prémunir contre les incertitudes du futur en
réclamant des prévisions, des ordres de grandeur, dont il saura bien qu'ils sont douteux
mais sur lesquels il sera contraint de tabler, finalement, comme s'ils étaient rigoureux
: et toutes ses prudences n'empêcheront pas les surprises. Dans le pire des cas, il
s'abandonnera à une vision tout à fait fantastique des choses, et n'acceptera que les
informations conformes à cette vision.
Par une sorte d'entraînement la méthode de travail du
capitalisme détermine celle de l'administration ; les connaissances nécessaires pour la
planification d'Etat - qui n'a jamais été, depuis la Libération, que l'expression de la
partie la plus " moderne " des milieux patronaux - sont rassemblés sur le même
mode délirant. L'affolement de l'investissement, qui provoque le gaspillage des "
mises " jetées et perdues sur le tapis vert, entraîne conjointement l'inflation
monétaire et l'inflation de l'information, à la fois pléthorique et avariée.
Mais il y a plus grave encore : dans une situation de crise
économique et politique, notamment lorsque des échéances électorales approchent,
certains responsables font feu de tout bois ; ils n'hésitent pas à compromettre
l'appareil statistique dans leurs manuvres partisanes : c'est la guerre
psychologique à coups de statistiques.
La statistique comme moyen d'intoxication
Dans le combat politique, chacun intoxique : l'opposition comme
la majorité. Mais les manuvres n'ont pas la même portée selon qu'elles sont
opérées par l'une ou par l'autre. Lorsqu'il assure la responsabilité de l'exécutif, un
dirigeant politique dispose de moyens d'information et d'études plus vastes que s'il
était dans l'opposition ; sa parole a donc davantage de poids, d'autant plus qu'il a les
moyens de faire passer ses projets dans les faits. Sa responsabilité concerne non son
seul parti, mais toute la nation.
Chacun considère qu'un vol commis par un représentant de
l'autorité dans l'exercice de ses fonctions est plus grave qu'un vol ordinaire ; de
même, nous considérons que les manuvres d'intoxication réalisées par ou pour le
pouvoir sont plus graves que les autres, car elles engagent une responsabilité plus
large. Ceci explique le choix des exemples que nous donnons.
Il y a des degrés dans la volonté d'intoxiquer. Au degré
zéro, la plus innocente des statistiques peut déjà impressionner ; le chiffre intimide
l'esprit critique, fait taire ceux qui se sentent mal à l'aise devant lui - et ils sont
nombreux. Si l'on avait vraiment le respect de l'interlocuteur, on n'avancerait des
statistiques dans la discussion et dans l'explication qu'avec une infinie délicatesse ;
on comprend, même si finalement on les désapprouve, certaines révoltes devant " le
chiffre ".
L'orientation de l'appareil statistique, le choix de ce qui sera
observé et de ce qui ne le sera pas sont déjà moins innocents. Le mécanisme de ces
choix comporte plusieurs étapes : d'abord le statisticien propose ; puis de nombreuses
instances donnent leurs avis ; finalement le Budget décide. Celui qui tient les cordons
de la bourse a, sous prétexte de limiter les gaspillages, la possibilité de permettre
ceci et d'empêcher cela. Et il est bien possible que, parmi les raisons qui font
considérer à un responsable que telle opération est nécessaire et telle autre inutile,
figure un certain reflet de ses origines sociales, de son idéologie personnelle et de
celle de sa caste. Quand on sait à quel point le recrutement de la haute administration
est " typé (5) " socialement, on imagine dans quel sens iront les choix. Quant
au statisticien, il travaille selon les crédits qu'il a finalement reçus ; en bon
fonctionnaire, il fonctionne, même s'il pense confusément que l'on aurait dû faire
autre chose que ce qui a été décidé.
Montons d'un degré encore. Les modèles de prévision
accréditent dans le public l'idée que la science est vraiment arrivée à tout
connaître et à tout prévoir, et intimident la critique : comment répondre, lorsqu'on
n'est pas d'accord avec un technocrate, si l'on maîtrise les chiffres moins bien que lui,
si l'on n'est pas capable comme lui d'aligner de longues séries d'équations ? L'usage
des modèles a souvent comme conséquence de stériliser la discussion, de la transformer
en échange de considérations techniques entre experts des méthodes économétriques :
alors le débat véritable, qui porterait sur les hypothèses économiques, ne peut pas
avoir lieu. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur les hypothèses qui sous-tendent les
modèles : tout un aspect de l'économie, celui qui comporte la gestion des rapports de
force, leur échappe car leur formalisme est fondé exclusivement sur des considérations
de prix et de quantité, et non de structures organisationnelles. Impossible de modéliser
la lutte des classes... Dans toutes les occasions où le modèle sort de son rôle
technique, et occupe tout le terrain de la discussion, les questions de rapports de forces
sont pratiquement éliminées. Il se peut que, dans certains cas, les modèles aient été
mis en avant justement pour éliminer ces questions.
Outre les difficultés statistiques et techniques de la
construction des modèles, les techniciens de l'administration rencontrent un autre
écueil, bien plus grave : le " volontarisme " du pouvoir politique. Celui-ci se
fait fort d'obtenir, par une action " volontaire ", que tel ou tel paramètre
économique important - la croissance du P.I.B., la hausse des prix, la balance
commerciale, le niveau du chômage, s'établissent dans le futur à un niveau déterminé.
Ce niveau devient alors, dans les calculs des techniciens, une norme qu'ils doivent
impérativement respecter et en fonction de laquelle ils doivent déterminer les autres
variables. On pourrait comprendre que le pouvoir demandât de fixer à un niveau
déterminé les paramètres sur lesquels il a la volonté réelle et les moyens d'agir ;
mais, confondant technique et action psychologique, il tend à fixer de façon volontaire
la plupart des paramètres politiquement importants, même ceux qui sont en pratique hors
de sa portée, en les situant, de surcroît, à des niveaux grossièrement
invraisemblables. Les techniciens, parfaitement conscients, font morosement tourner leurs
équations. Ils savent que, lorsque le pouvoir aura été démenti par les faits - ce qui
ne peut manquer d'arriver -, il les accusera d'incompétence ; ils savent que les
techniciens des autres services d'études économiques se plaignent du manque de
vraisemblance des budgets économiques (6).
L'estimation du taux de croissance du P.I.B. pour l'année 1975
a donné occasion à des discussions caractéristiques. Il avait été évalué à + 2,2 %
au début de 1975. Le temps passant, et la crise s'accentuant, l'évaluation baissa :
d'abord + 1,7 %, puis + 1,4 %. Ce dernier taux fut présenté vers le milieu de l'année
au directeur de cabinet du ministère des Finances ; la conviction intime des techniciens
était que le taux finalement réalisé serait négatif : mais ils avaient reçu la
consigne de " tirer " leur estimation le plus possible vers le haut. Le
directeur de cabinet eut une phrase digne de M. Prudhomme : " Je refuse ce taux de
croissance qui est une atteinte au moral de la nation ! " Il obligea les techniciens
à refaire leurs calculs de façon à atteindre un taux de + 2,1 %, ce qu'ils firent, la
mort dans l'âme. La publication du taux provoqua dans la presse des commentaires
ironiques et excédés. Lorsque, au début de 1976, on parla pour 1975 d'un taux de - 2,5
à - 3,5 %, l'attention du public fut attirée, et avec quelle insistance, sur une "
reprise " que l'on présentait comme durable et certaine - et qui ne dura guère.
Les excès du volontarisme sont évidents lorsqu'on confronte
prévisions et réalisations. Dans une étude réalisée par les techniciens de la
prévision, et qui les honore (7), on peut voir que les prévisions de la croissance des
prix à la consommation ont été systématiquement optimistes : l'erreur moyenne de
prévision est de - 1,6 %.
Enfin nous entrons dans le domaine des astuces les plus
grossières. On ne truquera pas les résultats numériques d'une enquête : à notre
connaissance, cela ne s'est jamais fait dans les services statistiques officiels français
(8) ; mais on les présentera sous le jour qui convient le mieux, ou on ne les présentera
pas, ou bien on manipulera l'organisation d'un service administratif pour modifier les
statistiques qui découlent de sa gestion.
La façon dont on diffuse une information est décisive. Les
publications proprement statistiques ont un tirage assez faible (quelques milliers
d'exemplaires au plus) et leur diffusion est limitée de facto à un cercle
restreint d'utilisateurs directs. Si une information est reprise dans la presse, sa
diffusion est multipliée : elle touchera des centaines de milliers de personnes. Si elle
est reprise à la télévision, elle est reçue par des millions de téléspectateurs. Les
" filtres " à la diffusion jouent donc un rôle essentiel. Formellement, et
hypocritement, on peut dire qu'en France les citoyens savent tout sur la statistique,
puisque l'I.N.S.E.E. publie tous les chiffres. Mais le public recevra ce que les média
lui transmettent, et ils font un choix extrêmement orienté. Intellectuellement, il n'y a
pas de différence sans doute entre une diffusion technique et une diffusion de masse ;
politiquement, il y a une énorme différence : les dirigeants le savent bien. Lorsqu'il
s'agit d'indicateurs auxquels le public est sensible, les réactions des cabinets, en cas
de variation brusque, sont proches de l'affolement.
Ils évoquent souvent le " sens des responsabilités "
lorsqu'ils empêchent la diffusion d'une information susceptible, selon eux, de semer la
panique ou tout au moins de provoquer un effet d'annonce pervers. Il nous a très souvent
semblé que leur discrétion était excessive, et qu'ils sous-estimaient le jugement du
public. En diffusant une information aseptisée et complaisante, dont peu sont
complètement dupes, ils se déconsidèrent à la longue ; et, qui pis est, ils créent
dans le public une attitude sans issue de scepticisme et de démission devant la
réflexion économique et sociale.
Considérons par exemple l'indice de la production industrielle
après quelques oscillations de mauvais augure, l'indice chuta de façon vertigineuse en
septembre 1974 et continua ensuite à décroître. On n'avait jamais vu un phénomène
pareil depuis la Libération.
Cette courbe était publiée, bien sûr, et elle était
reproduite par les journaux qui parlent d'économie ; mais les millions de
téléspectateurs ne l'ont pas vue. Par contre, un an plus tard, on leur montra celle-ci :
C'est donc au moment où la courbe remontait que la grande
masse des Français put savoir qu'elle avait auparavant descendu. Au début de 1976, le
président de la République déclarait : " La reprise est là, elle est certaine
", et exprimait la pitié que lui inspiraient ceux qui avaient parlé de crise. Voici
à titre d'information ce qu'il est advenu de cette reprise (10) :
La statistique des demandes d'emploi en fin de mois a donné
occasion à des présentations encore plus sollicitées. En 1971, alors que le chômage
croissait très rapidement, nous vîmes un soir le ministre du Travail à la télévision
; derrière lui se trouvait un tableau portant une courbe dessinée ainsi :
Le ministre expliquait que le chômage décroissait. Il fallait
comprendre, bien sûr, qu'il commentait le petit bout descendant de courbe situé en haut
et à droite du graphique. Le lendemain, nous vérifiâmes auprès des techniciens : non,
le chômage n'avait pas diminué, nous répondit-on ; mais on avait changé les
coefficients de correction des variations saisonnières... tout s'expliquait. On avait
téléphoné au cabinet du ministre du Travail le dernier résultat, calculé avec les
nouveaux coefficients, et voici le scénario (très plausible) de ce qui s'en suivit : le
correspondant place le nouveau point sur son graphique, établi avec les anciens
coefficients : il constate une baisse qui n'est que le résultat d'un accident de calcul,
et sans vérifier bondit chez le ministre : " Le chômage baisse ! " ; sans
vérifier non plus, le ministre bondit, avec le graphique, à la télévision. Est-il
utile de dire qu'il n'y eut pas de rectificatif lors de l'émission du lendemain, ni les
jours suivants ?
Toujours à propos de la statistique des demandes d'emploi en
fin de mois, le choix de la série brute ou de la série corrigée des variations
saisonnières est lui-même... saisonnier. Durant la première moitié de l'année, la
série brute a coutume de baisser : on vous parlera alors bien volontiers des chiffres
bruts. Par contre, à partir de septembre, l'afflux des jeunes fait gonfler les données
brutes plus vite que les données C.V.S. : ces dernières semblent alors bien plus
significatives aux commentateurs.
Au début de 1978, juste avant les élections législatives, la
statistique des demandes d'emploi fut victime d'un véritable attentat que nous avons
déjà évoqué ailleurs : en modifiant la condition de gestion de l'A.N.P.E., on
dénatura la statistique. Déjà en fin 1977, le pacte pour l'emploi des jeunes avait fait
baisser le nombre des demandeurs d'emploi, sans que l'on soit bien assuré que les jeunes
en stage puissent être vraiment considérés comme des personnes ayant un emploi (11).
Comment mentir avec des statistiques est le titre d'un bon
petit livre américain, plein d'humour, qui contient des procédés assez habiles (12).
Nous éprouvons un sentiment de honte lorsque nous voyons un dirigeant politique français
s'abaisser à les utiliser. Le procédé est parfois rudimentaire : on joue sur les
corrections de variations saisonnières, on ne parle que de ce qui est favorable à la
thèse que l'on défend, ou même on ment carrément. Voici, à l'intention du lecteur,
une astuce simple et efficace. Malgré toutes ses ondulations, il est clair que la courbe
ci-dessous a tendance à descendre :
Voulez-vous faire croire qu'elle monte ? Il vous suffit de
prendre un point bas au début, et un point haut vers la fin ; puis de dire par exemple,
d'un ton péremptoire, " la croissance entre janvier et décembre a été de x %
" : ce sera vrai, et vous donnerez une impression fausse.
Dans la brochure : Pour comprendre l'indice des prix
(1977), l'I.N.S.E.E. a donné une description claire des conventions qui règlent le
calcul de l'indice. Mais l'objectif visé par l'indice n'est pas explicité. On comprend,
à la lecture des conventions (et à la condition d'être bien au courant de
l'organisation statistique) que l'indice sert, dans le cadre de la comptabilité
nationale, à mesurer l'évolution en volume de la consommation des ménages (on part de
données " en valeur " et on obtient des données " en volume " en
divisant par un indice de prix) et à apprécier les variations des prix relatifs des
divers produits. C'est de ces objectifs que découlent les conventions, et aussi les
limites de l'instrument. Au lieu de dire cela bien clairement au début de sa brochure,
l'I.N.S.E.E. parle d'" un effort sérieux en vue de la connaissance objective de la
réalité ", ce qui ne veut rien dire.
En fait, la définition de la " consommation des ménages
" implique en elle-même certaines restrictions car cette notion est étroitement
délimitée dans la comptabilité nationale. De plus, certains prix considérés comme
difficiles à observer sont exclus du champ de l'indice. Au total, ceci conduit à
éliminer les impôts directs, les cotisations de sécurité sociale, les intérêts
payés pour les dettes, les primes d'assurance, ainsi que les achats de valeurs
mobilières et les frais de garde des enfants. Par exemple, si les cotisations sociales
augmentent, l'I.N.S.E.E. dira qu'il s'agit d'une augmentation d'un " prélèvement
sur les ressources ", mais non d'une augmentation de prix. Par ailleurs les
conventions de calcul comportent ce qu'on appelle " l'effet qualité " : le
remplacement sur le marché d'un modèle ancien par un modèle plus perfectionné et plus
cher ne se traduit pas entièrement dans l'indice. Une partie de la hausse est
considérée comme un " effet qualité ". Par contre, lorsque la qualité des
produits baisse, il est fréquent qu'on l'ignore, et le maintien des prix n'est pas
assimilé à une hausse. L'effet qualité joue alors à sens unique (13). Finalement,
comme le dit l'I.N.S.E.E. lui-même, ces restrictions font que l'indice des prix n'est pas
un indice du coût de la vie (14).
Ajoutons que ce n'est pas non plus vraiment un indice mensuel.
En effet, pour obtenir une courbe qui reflète les " tendances " et soit donc
peu sensible aux " accidents ", les techniciens utilisent divers procédés de
" lissage " (moyennes mobiles, échelonnement des observations) qui ont pour
effet d'étaler l'effet d'un accident sur plusieurs mois. C 'est ce qui s'est passé par
exemple en janvier 1977 : la hausse des prix des légumes frais était pour
l'I.N.S.E.E. de 18 % entre décembre et janvier. Répercutée directement, elle aurait
conduit à une hausse de l'indice d'ensemble de 0,6 %. Mais le lissage de la série a
conduit à étaler sur douze mois cette hausse ; l'indice d'ensemble de janvier obtenu
après lissage n'augmentait plus que de 0,3 %.
On peut craindre en outre que certains " effets pervers
" ne tendent à minorer l'indice, malgré tout le sérieux des techniciens : le
ministre s'étonne et demande des informations quand l'indice augmente " trop ".
L'administrateur en fait de même pour une série, le contrôleur en fait autant pour un
relevé... Tout au long de la chaîne hiérarchique, les aléas " à la hausse "
sont surveillés et corrigés : les aléas " à la baisse " (ou à la
stagnation) le sont sans doute moins. Ceci peut conduire à la longue à un "
tassement " de l'indice. Cette influence est difficile à éliminer complètement.
Elle est insidieuse et justifie à elle seule que la fabrication de l'indice soit
contrôlée avec soin.
Lorsqu'il y a vraiment le feu - et lorsque les techniciens sont
assez naïfs pour lui en donner l'occasion -, le gouvernement n'hésite pas à intervenir
directement pour tripoter l'indice. C'est ce qui s'est passé lors de " l'affaire du
compteur bleu " pour l'indice de janvier 1976. L'I.N.S.E.E. avait commis l'erreur de
laisser dans l'indice une série parfaitement " plate " - et donc peu
représentative -, le prix du branchement du compteur bleu. Lorsque l'E.D.F. décida de
modifier ce tarif, cette décision fit à elle seule monter l'indice de 0,5 % : l'indice
de janvier 1976 aurait donc augmenté au total de 1,5 %, ce qui est énorme. Le ministre
fut prévenu et l'I.N.S.E.E. fit alors une deuxième erreur : il indiqua au ministre d'où
provenait la hausse. Celui-ci eut tôt fait de faire revenir l'E.D.F. sur sa décision,
comptant ainsi ramener la hausse de l'indice à 1 % ; les statisticiens limitèrent
(faiblement) les dégâts en ôtant la série incriminée du calcul de l'indice, ce qui
ramena la hausse à 1, 1 %. Le directeur de l'I.N.S.E.E. publia une note interne,
largement diffusée, dans laquelle il dénonçait en termes à peine voilés la
manipulation du ministre. C'était certes faire preuve d'un certain courage, mais le mal
était fait...
Que penser de l'utilisation d'un tel indice pour déterminer
l'évolution des salaires ? Nous faisons nôtre la position prise en octobre 1972 par M.
Ripert, directeur général de l'I.N.S.E.E., devant le Conseil économique et social :
" Il ne serait pas convenable, ni intellectuellement, ni moralement, que le partage
des revenus en France soit étroitement commandé, dirigé, régenté par les résultats
des calculs des statisticiens. " Cet indice ne peut pas servir de norme de
référence à des hausses de salaires : aucun indice ne pourrait fournir une telle norme
; par contre, il peut figurer dans la panoplie des informations diverses utilisées lors
des négociations salariales, à côté d'autres statistiques portant sur la
productivité, la dispersion des revenus, les projets d'investissements, les profits, etc.
Mais comment faire de l'indice des prix un instrument utilisable
dans le cadre d'une négociation ? D'abord en admettant, puisqu'il est conventionnel comme
tout instrument statistique, que les conventions qui le fondent soient elles-mêmes
négociées (avec l'assistance des statisticiens, qui veilleraient à ce que les choix se
fassent à l'intérieur de l'ensemble des solutions techniquement correctes) ; puis que
l'application de ces conventions soit contrôlée par une commission de surveillance, qui
permettrait aux techniciens d'être libres dans leur travail et de résister à toutes les
pressions d'où qu'elles viennent.
L'utilisation de l'information dans les entreprises (15).
Pour une part essentielle, la mise en relation de l'information
et de l'action se fait dans les entreprises. Nous allons retrouver, en examinant cette
relation, des faits analogues à ceux que nous avons déjà rencontrés.
Mais il faut introduire une distinction. Sous le vocable
d'" entreprise ", on réunit deux êtres différents à tous les égards. La
P.M.E. est dirigée par un individu (éventuellement assisté par une petite équipe de
collaborateurs) qui accomplit un travail d'homme-orchestre, étant à la fois celui qui
dirige au jour le jour, celui qui décide de la stratégie d'investissement et de
production, etc. On estime généralement que cette forme d'organisation, simple mais
très exigeante pour le " patron ", n'est tenable dans l'industrie que jusqu'à
un effectif de 500 salariés environ (le seuil serait beaucoup plus bas dans le commerce
ou les services). Au-delà, l'entreprise doit adopter plus ou moins complètement des
formes d'organisation qui caractérisent la grande entreprise.
Dans la grande entreprise, les tâches d'administration et de
conception sont partagées entre des services spécialisés, le rôle de la direction
étant de veiller à l'organisation et aux conditions de fonctionnement de ces services,
de les coordonner, et de définir une orientation stratégique qui à la fois assure la
synthèse des travaux des services et leur confère un sens en les plaçant dans une
perspective d'évolution. A la limite, on retrouve au sommet des grandes entreprises un
style d'homme et de comportement analogue à celui que l'on trouve au sommet des
administrations - ce talent diplomatique nécessaire pour passer des compromis féconds,
cette autorité " naturelle " que confèrent la maîtrise d'un certain langage
et les relations acquises dans un certain milieu.
Ce clivage du monde des entreprises se retrouve aussi sur le
plan de l'information économique. Il y a loin entre le patron surmené d'une P.M.E., qui
lit éventuellement (et toujours en diagonale) quelques publications techniques et
économiques, qui suit sa comptabilité d'assez loin (elle est tenue par un expert
comptable extérieur à l'entreprise), qui n'a qu'une idée assez approximative de ses
prix de revient, dont l'horizon dans le temps se limite à quelques semaines ou quelques
mois (la portée de son carnet de commandes), et l'équipe de direction d'une grande
entreprise ou d'un grand groupe, bénéficiaire de contacts assidus avec le sommet de
l'appareil administratif et des autres grandes entreprises, assistée par un appareil
comptable et un appareil de gestion perfectionnés, dotée d'un service d'études
économiques qui sache trier, dans la masse publiée, ce qui est vraiment significatif
pour l'entreprise, et en tirer les éléments nécessaires pour la réflexion
stratégique.
La P.M.E.
On rencontre encore assez souvent de ces patrons de P.M.E. pour
qui la comptabilité reste mystérieuse, et qui n'ont qu'une idée très imprécise de la
relation entre leurs prix de vente et leurs prix de revient. Ainsi, un industriel de la
chaussure, à qui nous demandions ce qu'il pensait du risque de faillite, nous répondit :
" Les entreprises sont comme des poires dans un poirier ; de temps en temps à autre
une main s'approche et cueille quelques poires. Chacun attend son tour sans savoir quand
il arrivera ". Mais, à l'opposé de ce fatalisme, nous connaissons aussi une petite
entreprise de matériaux de construction qui a construit tout un système de comptabilité
de gestion, comportant notamment des nomenclatures de clients et de produits très
étudiées en vue de la politique commerciale. Entre ces deux extrêmes, nous placerons
une entreprise d'électronique gérée intuitivement, qui procède par acte de foi en
pariant sur des produits nouveaux, et qui compense tant bien que mal des pertes non
prévues par des bénéfices imprévisibles. Citons aussi cette entreprise des industries
alimentaires qui, à l'occasion d'une étude de gestion, découvrit que son " produit
pilote ", dont elle était très fière et dont elle cherchait à étendre la
diffusion, était vendu à perte depuis plusieurs années... La P.M.E. est très
diverse, parfois remarquable par une gestion à la fois simple et efficace, souvent
irritante par un certain manque de réflexion.
L'horizon économique de la P.M.E. est généralement court, et
n'excède pas les quelques semaines ou quelques mois couverts par les commandes
enregistrées. Dans les cas - fréquents - où la P.M.E. travaille en sous-traitance pour
un très gros client, elle est en fait un " fournisseur captif " de son donneur
d'ordre et ne dispose que d'une autonomie de décision réduite. Si, par contre, elle
dispose d'une possibilité réelle d'accès et d'intervention sur un marché, elle
utilisera pour déterminer sa politique toute une gamme d'informations - depuis
l'information orale que l'on recueille lors des réunions ou contacts à la chambre de
commerce, à l'union patronale locale, dans l'organisation professionnelle, jusqu'aux
informations télévisées en passant par la lecture rapide de quelques journaux et revues
économiques ou techniques. Les conditions de la production de cette information lui
donnent un caractère de masse, en raison des nombreux " bouclages " et
redondances qu'elle contient. Elle est susceptible de déclencher des phénomènes de
psychologie collective de grande ampleur, notamment en ce qui concerne l'investissement,
très sensible à des effets de mode.
Les P.M.E. ont du mal à dominer la masse des informations
qu'elles reçoivent, à en faire un tri pour conserver le meilleur. Certaines structures
collectives et très souples de discussion et d'information, organisées par des chambres
de commerce, des organismes patronaux ou des cabinets de gestion, visent à surmonter
cette difficulté ; elles revêtent les formes les plus diverses : réunion périodique,
envoi de fiches personnalisées, etc. Il semble d'ailleurs que l'on retrouve toujours les
mêmes entreprises dans toutes ces opérations (ce sont les mêmes qui fréquentent les
sessions de formation, séminaires de discussion, etc.), d'autres entreprises restant par
contre obstinément fermées à l'information extérieure. Il est difficile de savoir,
dans certains cas, si l'" ouverture " est signe d'un effort réel pour
améliorer la gestion, ou bien au contraire une forme studieuse de la fuite devant les
soucis de l'entreprise et de la recherche de contacts sociaux agréables.
La grande entreprise
NB : ce paragraphe du "Métier de statisticien" peut
être utilement complété en consultant l'étude sur le système de pilotage de l'entreprise. rédigée en
1996.
L'information interne de la grande entreprise repose
essentiellement sur le système comptable sous ses diverses formes ; elle sert à la fois
à fournir aux partenaires extérieurs les informations qu'ils réclament (fisc,
actionnaires, banquiers, administrations diverses, statisticiens ... ), à établir
certaines décisions (calculs des prix de revient), enfin à assurer le contrôle de
gestion (mesure des performances, ratios de rentabilité, etc.). Le plus souvent,
l'information circule du bas vers le haut de la pyramide hiérarchique, et prend la forme
de comptes rendus adressés à une autorité et présentés sous la forme réclamée par
cette autorité. Les échanges horizontaux d'information entre unités de niveaux
comparables ne sont généralement par organisés, de sorte qu'une unité ne peut se
situer qu'en utilisant une information qui redescend d'" en haut " et qui est
fortement modelée par les normes et jugements de valeur de la hiérarchie. Un tel
système risque de ne pas répondre aux nécessités techniques : ainsi, dans une mine de
charbon, la " variable " pertinente pour l'ingénieur de fosse est le tonnage
extrait ; pour le directeur de l'exploitation, ce sera le tonnage commercialisable (après
exclusion des déchets, etc.) ; pour le directeur de l'entreprise, ce sera la valeur de
la production, somme des tonnages pondérés par les prix unitaires de chaque qualité
de charbon ; pour le planificateur, ce sera la quantité d'énergie produite, somme
des tonnages pondérés par des coefficients énergétiques. A chaque niveau de la chaîne
des décisions, la variable pertinente diffère du simple cumul des observations
effectuées aux niveaux inférieurs. Il en découle deux conséquences. D'abord, la
conception la plus simple des systèmes d'information hiérarchique, d'après laquelle
l'information est obtenue, pour chaque niveau, par sommation des variables observées aux
niveaux inférieurs, peut conduire - et conduit en général - à des déboires :
l'information nécessaire à un niveau donné ne peut être définie que par une
réflexion spécifique, et s'obtiendra à partir des informations des niveaux inférieurs
à l'aide d'une transformation qui en change profondément la nature. Ensuite, une
conception excessivement normative de l'information, fréquemment jointe à une attitude
autoritaire de la direction, peut conduire à n'accepter comme pertinente à chaque
niveau que l'information qui convient au niveau le plus élevé : la gestion des
niveaux subordonnés est faite alors sur des indications partiellement ou totalement
inadaptées aux questions qu'elle rencontre réellement.
En définitive, que demandent les responsables d'une entreprise
à l'information interne ? Qu'elle leur procure une connaissance simplifiée, mais
correctement adaptée aux décisions qu'ils ont à prendre, de certains aspects importants
de l'activité de l'entreprise, aspects qu'ils connaissent mal car la division des tâches
les éloigne de leur expérience pratique. On comprend bien qu'un artisan, à la fois
P.D.G., vendeur, producteur, etc., et faisant lui-même l'expérience directe et la
synthèse de tous les aspects de la marche de son entreprise, assure spontanément la
coordination de ses diverses activités sans avoir besoin de se faire à lui-même des
rapports écrits ni de se réunir avec lui-même, alors que la structure plus complexe de
la grande entreprise nécessitera, pour surmonter les barrières mentales associées dans
les têtes aux barrières concrètes de la division du travail, des flux d'information qui
suppléent aux lacunes de l'expérience directe.
Mais cette organisation de l'information, qui vient redoubler et
traverser l'organigramme, a souvent pris un caractère pathologique, à tel point que l'on
peut parler d'une " maladie de l'information " dans certaines entreprises. Cela
provient, pour une part, d'erreurs de jeunesse, dues à l'inexpérience dans l'usage de
l'informatique, et qui seront sans doute aisément corrigées. Pour une part aussi, cela
provient de certaines conceptions philosophiques bien enracinées dans notre société sur
le caractère univoque de la vérité, sur la neutralité de la connaissance, etc. Ces
conceptions empêchent que soient résolus ou même formulés les problèmes liés à la
production de l'information : si la vérité est une, il ne peut y avoir qu'une seule
" vraie " mesure d'un fait : la nécessité de plusieurs approches distinctes
d'un fait, adaptées aux besoins des divers intervenants concernés par ce fait, sera
niée. Et, comme de juste, la " vérité " qui s'imposera sera le plus souvent
celle qui convient au sommet de la hiérarchie, qui peut très bien ne pas convenir aux
niveaux subalternes. Il y a là une difficulté bien plus sérieuse que la précédente.
Enfin - et c'est sans doute le plus grand obstacle -, on tolère mal que l'information
puisse remettre en question le découpage des responsabilités et des pouvoirs.
Pour prendre un exemple extrême, il paraît inimaginable à la
plupart des dirigeants d'entreprise que les ouvriers puissent avoir les moyens réels de
connaître et discuter les orientations stratégiques, et de contrôler la qualité de la
gestion.
Une des manifestations de cette maladie de l'information, c'est
d'abord son inflation : en réponse aux demandes d'une direction inquiète à l'excès,
des tonnes de listings sont produites pour les " tableaux de bord ", "
comptes rendus ", " esquisses prévisionnelles ", " budgets
détaillés ", etc. Outre cet engorgement quantitatif, la structure même de
l'information produite est souvent l'origine d'" effets pervers ". En effet,
" chaque collaborateur d'une entreprise règle son comportement en fonction des
informations qu'il reçoit et des informations qu'il produit, en particulier celles qui
sont de nature à attirer sur lui des jugements favorables ou défavorables (16) " ; la
pratique de la gestion montre qu'une conduite des individus ou des services parfaitement
rationnelle et explicable en regard de la règle énoncée ci-dessus peut conduire, si
l'information a été définie maladroitement, à des résultats très surprenants sur le
plan économique.
Pour étayer ce qui précède, citons des exemples paradoxaux
fournis par C. Riveline :
" Certains sièges miniers ont été fermés pour
résultats déficitaires en abandonnant une partie des plus belles ressources au fond,
alors que de mauvaises ressources ont été exploitées jusqu'à la dernière tonne. [ ...
] Le tonnage horaire que l'on peut produire dans les bonnes parties d'un gisement est
très sûr alors qu'il est aléatoire dans les mauvaises. Comme le chef de siège
souhaitait assurer une production régulière, il n'exploitait les ressources faciles que
pour compléter les aléas des mauvaises, qui se sont trouvées ainsi épuisées les
premières, au prix d'une détérioration des résultats financiers.
" Pourquoi le chef de siège était-il attaché à la
régularité de la production au point de la payer si cher ? Cela tenait sans doute à ce
qu'il surveillait attentivement le prix de revient de la tonne extraite. Or, les dépenses
d'un siège minier sont à peu près constantes, de sorte que les variations de tonnage
quotidien se répercutent fidèlement sur le prix de revient de la tonne. Il était donc
logique, pour celui qui pensait être jugé de façon fréquente sur ce paramètre, de
réduire au minimum ses oscillations [ ... ].
" Un autre exemple de comportement logique et
inadapté s'est rencontré dans l'industrie mécanique. On a constaté que pour une
fabrication de pièces en métal moulé, la tenue des délais de livraison était mauvaise
L'essentiel de l'irrégularité provenait des opérations de finition Les ouvriers
recevaient tous une prime de rendement calculée sur le tonnage de métal traité, de
sorte que ceux qui étaient chargés de la finition, placés devant plusieurs lots de
pièces, commençaient par les plus lourdes, quelle que fût leur priorité commerciale.
"
De tels exemples peuvent être multipliés. Dans une grande
entreprise automobile, les personnes responsables des achats sont jugées sur l'écart
entre l'évolution du prix moyen des achats et une norme fixée au budget. Elles
répartissent les achats entre divers fournisseurs, dont les prix sont très différents,
selon un dosage qui leur permet de retomber en fin d'année sur cette norme quelles que
soient les variations de prix intervenues chez les fournisseurs : ainsi l'on est loin
d'acheter au fournisseur le moins cher. On trouvera de nombreux exemples dans des
publications du centre de gestion de l'Ecole des mines (17).
Toute organisation rationnelle de la production et de la
circulation de l'information interne bute sur des obstacles, car (sauf dans des cas très
simples, que l'on trouvera peut-être dans des manuels de gestion mais presque jamais dans
la pratique) une unité de production de biens industriels est un tout organique complet
et concret, dans lequel se réalise la synthèse dialectique de plusieurs déterminations
abstraites (économique, technique, sociologique, physiologique, etc.) de sorte que son
approche rationnelle est extrêmement difficile.
Alors de deux choses l'une : ou bien l'organisateur se simplifie
la tâche en décidant de ne voir dans cet organisme que le jeu d'une seule détermination
(par exemple économique) : il pourra alors construire une structure de décision et
d'information correcte dans le cadre de la rationalité économique, mais qui sera mise en
échec dans la pratique par le jeu des autres déterminations. Ou bien l'organisateur
prend en compte autant qu'il le peut les diverses déterminations à l'uvre, en
reconstruisant chacune d'elles à l'aide de l'un de ces " modèle irréalistes "
dont parle D. Fixari (18), et en poussant cette démarche rationnelle le plus loin
possible ; mais, en général, il ne pourra pas reconstruire de façon entièrement
rationnelle l'objet concret avec toutes ses déterminations et leurs dialectiques ; à
partir d'un certain stade, il devra quitter la démarche rationnelle avec ses définitions
claires et peu nombreuses, ses relations explicites, sa commodité pour la communication.
Il devra utiliser une démarche de type intuitif, seule possible pour opérer la synthèse
d'éléments qui ne se laissent ni découper et regrouper simplement, ni même dénombrer.
On arrive alors à une de ces structures où l'information se relie organiquement à la
production, et qui sont si choquantes aux yeux de ceux qui ne parviennent à penser que
dans un cadre formellement rationnel (19). (Il est évidemment difficile de discerner à
première vue ce qui est empirisme intelligent et ce qui est désordre ou négligence
(20).)
Dans la pratique, la situation la plus fréquente semble
celle-ci un système de contrôle de gestion " rationnel ", mais compliqué et
onéreux, fonctionne avec l'appui de la direction qui l'utilise et pour être informée et
pour renforcer son pouvoir ; les agents de l'entreprise réagissent à ce système, à la
fois en s'adaptant aux normes de jugement dont il est porteur (critères de rentabilité,
de performance, etc.), et en bricolant avec des moyens de fortune l'information dont ils
ont besoin. Les agents de l'entreprise se comportent donc, devant les systèmes
d'information, comme ces paysans transplantés en ville dans de grandes cités et qui
utilisent d'une façon très surprenante les structures de l'urbanisme et de
l'architecture modernes pour recomposer un style de vie plus compatible avec leur culture
propre. Le résultat, même sympathique, est rarement harmonieux car l'architecture ne
permet qu'un jeu limité d'initiatives : la rationalité qui l'a inspirée montre toute
son étroitesse, au point de donner un sentiment d'oppression. Il en est souvent de même
des systèmes de gestion et d'information interne des entreprises.
L'information externe : les dirigeants des grandes
entreprises françaises sont bien convaincus de l'importance de l'information interne, au
point d'ailleurs de pousser à certains excès. Par contre, leur relation avec
l'information externe est moins bonne ; plus exactement, la relation entre les dirigeants
d'entreprise et les économistes d'entreprise, qui sont les intermédiaires permettant aux
dirigeants d'accéder à l'information externe, pose un problème. Pour le faire mieux
percevoir, nous allons décrire la situation aux Etats-Unis et en Allemagne fédérale.
Aux Etats-Unis, la fonction économique est bien intégrée dans
l'entreprise ; 65 à 70 % des sociétés américaines qui font plus de 20 millions de
dollars de chiffre d'affaires ont une démarche de planification stratégique. Toute
société d'une certaine importance emploie au moins un économiste, et une grande
société en emploie toute une équipe. Ces économistes sont intégrés à l'état-major
de l'entreprise et participent effectivement à la préparation des décisions qu'ils
éclairent par des travaux prévisionnels (de même, au niveau national, les économistes
américains participent à des instances de réflexion ou de consultation qui orientent
les décisions politiques). Ces équipes d'économistes d'entreprise sont en relation avec
des bureaux d'études extérieurs : il en découle que le marché des études économiques
prévisionnelles est beaucoup plus développé qu'en France. Ils constituent aussi un
public nombreux et exigeant pour les revues économiques : celles-ci, assurées d'un
marché important, disposent de moyens qui leur permettent de réaliser des études
approfondies et d'atteindre un haut niveau de qualité (Financial Times, Fortune,
Newsweek). On peut, certes, s'interroger avec Galbraith sur le rôle de la "
techno-structure " à laquelle appartiennent ces économistes, sur la façon dont, en
appliquant à la lettre l'enseignement qu'ils ont reçu, ils en viennent à donner vie à
des concepts et à des comportements artificiels inventés par des universitaires, sur le
" consensus " intellectuel et sur le conformisme que suppose cette organisation.
Mais ces questions ne peuvent être posées que si l'on a d'abord apprécié ce
qu'apportent l'expérience et la compétence de ces économistes d'entreprise.
En Allemagne fédérale, la situation est très différente. Les
entreprises sont convaincues de l'importance de l'information statistique rétrospective
à un niveau très fin. Elles observent les parts de marché, les prix unitaires, etc.,
dans un grand détail, notamment avec l'aide de leurs organisations professionnelles qui
sont d'un niveau moyen supérieur à celui des organisations françaises. Par contre, en
ce qui concerne les prévisions, les travaux sont pratiquement inexistants si on les
compare à ce qui se fait aux Etats-Unis : à court terme, les entreprises se fondent sur
une appréciation assez vague des tendances, du climat des affaires, etc. : au-delà d'un
délai d'un an, il n'y a plus de prévisions. Il s'agit là d'un choix tout à fait
délibéré et volontaire, et non d'une incapacité : la philosophie de la "
Marktwirtschaft " implique une grande méfiance envers les prévisions qui, même de
bonne qualité, risquent de fausser le marché en induisant une réaction psychologique
collective. Selon cette optique, il faut absolument éviter l'" Investitionslenkung
", l'orientation de l'investissement. On cite, comme exemple d'effet pervers dû à
la prévision, les conséquences de la publication d'une étude du syndicat professionnel
de la machine-outil (V.D.M.A.) sur les besoins des entreprises en biens d'équipements :
influencées par cette étude, toutes les entreprises de la machine-outil ont investi plus
qu'il n'aurait fallu, et il en est résulté une surcapacité de production.
Il semble que l'expérience des économiste d'entreprise
américains leur permette d'éviter ce genre de bévue, et donc d'utiliser à bon escient
des études prévisionnelles. Qu'ils soient Français ou Allemands, les économistes
d'entreprise jouent un rôle comparable ; mais les économistes allemands disposent d'une
information rétrospective de meilleure qualité.
De quelle information disposent les économistes d'entreprise
française ? En ce qui concerne la description rétrospective globale, la documentation
macroéconomique existante est considérée comme très abondante : ce qui manque, ce
n'est pas tant l'information elle-même que les moyens de la traiter. Par contre, en ce
qui concerne les données détaillées, le système des enquêtes de branche est
critiqué. Les travaux de prévision réalisés par l'administration sont eux aussi
critiqués pour deux raisons : d'abord ils sont volontaristes et normatifs en ce qui
concerne des variables essentielles, et donc peu vraisemblables ; ensuite ils sont trop
macroéconomiques et les efforts pour leur relier des données détaillées sont jugés
insuffisants - même s'il est reconnu que la production de prévisions détaillées ne
peut pas être considérée comme une tâche de l'administration (21). .
L'évolution de la relation des grandes entreprises avec
l'information économique externe passera, semble-t-il, par le changement de la position
des économistes au sein des entreprises. Ils sont actuellement, sauf exception, hors de
la sphère stratégique et confinés dans un rôle d'experts dont les travaux servent pour
une bonne part d'alibi technique à des décisions prises sans eux. Si les économistes
étaient davantage associés aux décisions, ils pourraient d'une part affiner leur propre
démarche par une meilleure prise en compte des aspects non économiques de la stratégie,
et d'autre part introduire à l'intérieur de la stratégie elle-même une meilleure prise
en compte des questions proprement économiques. Tout ceci induirait et demanderait à la
fois des changements profonds, et dans la démarche des économistes et dans le mode de
direction des entreprises. Cette évolution ne peut se faire que très lentement (22).
La crise économique actuelle a eu des effets contradictoires
sur la relation entre les entreprises et l'information. D'une part, en augmentant les
difficultés rencontrées à court terme par certaines grandes entreprises (et inversement
en procurant à d'autres de nombreuses " opportunités " également à court
terme), elle a tendance à renforcer l'aspect tactique, manuvrier et politique de la
direction, au détriment de l'aspect économique. D'autre part, les inquiétudes profondes
qu'elle fait naître sur l'avenir de notre économie et même de notre société à moyen
ou long terme sont susceptibles de relancer une réflexion économique approfondie.
Au total, et qu'il s'agisse des grandes entreprises ou des
petites entreprises, le contact entre la direction de l'entreprise et l'information
économique externe semble ne pouvoir se faire et se développer qu'à l'aide de
médiations diverses ; ici les organismes comme les organisations patronales ou les
chambres de commerce, là une structure interne à l'entreprise mais spécifique comme le
service d'études économiques, et enfin, pour tous, la presse économique. La nécessité
de telles médiations peut s'expliquer par des considérations à la fois techniques et
logiques : la direction d'une entreprise et l'exercice d'une compétence économique sont
deux activités qui comportent chacune son rythme propre, et qui réclament des
dispositions psychologiques différentes ; si leur collaboration semble indispensable,
elle ne peut guère être réalisée totalement au sein du même individu.
-
Et aussi chez ce militaire d'un type assez particulier que fut T.E. Lawrence : le
chapitre XXXIII des Sept piliers de la sagesse est un modèle de réflexion
stratégique. L'existence d'un livre comme L'action, de Maurice Blondel, peut
certes sembler contredire notre propos : mais ce livre fait figure d'exception parmi les
textes philosophiques.
-
Clausewitz cite en fait ici Napoléon, qu'il considérait (sans pour autant
éprouver envers lui la moindre sympathie) comme l'archétype du stratège.
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Signalons qu'il s'agissait d'un pays très hautement développé.
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Cf. les déclarations de Jacques Ferry, in A. Harris, A. de Sedouy,
Les Patrons, Paris, Seuil, 1977
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Cf. E. N. Suleiman, Les hauts fonctionnaires et la politique, Seuil, 1976.
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La moitié environ des fonctionnaires de la direction de la Prévision ont signé
en 1977 une lettre envoyée au Premier ministre par les sections syndicales C.G.T. et
C.F.D.T. ; cette lettre contient le passage suivant : " Taux d'inflation, chômage,
déficit des finances publiques et commerce extérieur nous sont imposés par les
instances gouvernementales, quitte à ce que l'on se retourne contre les experts qui se
sont trompés " (Le Monde, 13 octobre 1977).
-
J. Boulle, J. Bouysset, H. Perker, Les budgets économiques et leur
réalisation, S.E.F. collection orange n° 18 1975.
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On peut regretter que les organisations syndicales aient lancé, pour critiquer
l'indice des prix de l'I.N.S.E.E., le slogan " Indice I.N.S.E.E., indice truqué
". L'image du statisticien " truquant ses chiffres ", que ce slogan
évoque, ne correspond à aucune réalité. Par contre, il y a beaucoup à dire sur les utilisations
de l'indice : nous y revenons plus loin.
-
Ce graphique, ainsi que la plupart des suivants, provient de Tendances de la
conjoncture, I.N.S.E.E.
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Cette " reprise " de début 1976 a fait dire bien des choses étranges.
A la réunion de la commission des comptes de la nation du début 1976, l'un des
participants demanda au ministre des Finances s'il jugeait réaliste le taux de croissance
de 6 % par an prévu par le VIIe Plan. Le ministre répondit : " Je n'ai aucune
inquiétude pour les cinq années qui viennent, car la croissance du premier trimestre
1976 est vive. " Qui lui avait donc appris comment extrapoler sur cinq ans une
information portant sur trois mois ? L'explication la plus charitable est sans doute que
le ministre avait l'intention de se moquer de son interlocuteur.
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Voir la brochure Chômage : de la manipulation des chiffres au bluff sur l'emploi,
rédigée par les sections C.G.T. et C.F.D.T. des Affaires sociales, de l'A.N.P.E., du
ministère du Travail, du Plan, de l'I.N.S.E.E. et de la Centrale du ministère des
Finances (1978). Voir aussi le n° 25 (20 février 1978) des Informations Rapides de
l'I.N.S.E.E., série E.
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Le graphique que nous venons de citer est un exemple des pièges que l'on peut
tendre : réalisé en " ordonnées logarithmiques ", il a l'avantage de
représenter directement des taux de croissance, mais l'inconvénient de minimiser
l'ampleur de la croissance pour le lecteur non averti. Il faut être attentif à
l'échelle située à droite du graphique...
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En effet, si la qualité d'un produit augmente, on peut compter sur le fabricant
pour le faire savoir ; par contre, il ne donnera aucune publicité aux baisses de qualité
qui, si elles ne changent pas l'aspect extérieur du produit, risquent de passer
inaperçues.
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Cf. la brochure citée plus haut, p. 19 et 21. L'indice C.G.T. non plus,
d'ailleurs : la notion d'indice du " coût de la vie " est purement théorique
et ne se prête pas au calcul.
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Certaines des informations utilisées dans ce paragraphe nous ont été
communiquées par des dirigeants et économistes d'entreprises. Nous avons pu aussi
utiliser une étude (non publiée) réalisée par M. Roux-Vaillard. Enfin, le colloque
A.F.E.D.E.-E.N.S.A.E. de 1978 nous a permis de contrôler et compléter notre information.
-
C. Riveline, L'évaluation des coûts, Annales des Mines, juin 1973.
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On consultera notamment avec profit les publications suivantes : Le marin et
le financier, Groupe de réflexion sur l'économie maritime, septembre 1975 ; Etude
sur l'organisation de la force de vente des produits Nestlé, Centre de Gestion
scientifique de l'Ecole des mines, septembre 1972 ; B.I.D.U.L.E., 01 -Informatique, décembre
1976-janvier 1977 ; Un cas clinique de gestion scientifique : l'expédition des
voitures Peugeot, C. G. S., décembre 1974 ; L'emploi des prix de revient dans la
gestion de chèques postaux, C.G.S. juin 1976 ; L'emploi des prix de revient dans
la gestion : l'exemple d'une flotte de navires réfrigérés, C. G. S., janvier 1975.
Par ailleurs, on trouvera dans J. Pouget, " Sur l'histoire d'un groupe de chercheurs
opérant l'application des mathématiques dans une grande entreprise ", in
Incidence des rapports sociaux sur le développement scientifique, Cordes 1976, le
récit d'une application des mathématiques à la gestion de l'E.D.F.
-
D. Fixari, Les modèles irréalistes, (Annales des Mines, avril 1977).
-
L'illustre Galuchat était justement célèbre pour ses travaux sur les chaînes
de montage. L'usine organisée suivant ses principes avait été fréquemment imitée, et
était encore visitée par maintes délégations françaises et étrangères. La vente des
systèmes de tapis roulants dits " chaînes Galuchat " avait rapporté gros à
l'entreprise. Cependant, ses idées sur la gestion étaient singulières. Par exemple, il
avait des paramètres de contrôle personnels, faisait faire de temps en temps quelques
mesures, griffonnait parfois des règles de trois sur de petits bouts de papier "(B.LD.U.L.E.,
01-Informatique, décembre 76-janvier 77).
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" Une grande difficulté de la recherche sur la gestion des entreprises
consiste à ne pas se laisser aveugler par des symptômes apparemment pathologiques, qui
peuvent en fait avoir pour raison d'être une ingénieuse adaptation à l'environnement.
Telle entreprise moyenne ou petite paraît ignorer l'usage de la comptabilité, même
officieuse, toute l'information utile étant traitée de tête, semble-t-il, par le
patron. Mais, à la réflexion, il est peut-être douteux que les avantages procurés par
une meilleure connaissance des chiffres paieraient les deux employés nécessaire à leur
collecte et à leur élaboration. En outre, le secret des affaires, qui peut avoir des
avantages, serait moins bien gardé. Tel service de réparations d'une grande entreprise
n'intervient dans les ateliers qu'au prix d'une laborieuse procédure administrative qui
paraît disproportionnée avec l'importance de ses interventions. On découvre qu'en fait
la lourdeur de cette procédure présente l'avantage d'encourager les responsables de
l'entretien de chaque atelier à prévoir des défaillances et à y remédier par leurs
propres moyens " (C. Riveline, op. cit.)
-
Des travaux de " projections glissantes détaillées ", réalisés par
le B.I.P.E. et l'I.N.S.E.E. visent à répondre à cette demande.
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Il s'agit là d'un problème que les économistes d'entreprises ressentent
eux-mêmes très vivement : M. Develle, F.H. Scott, P. Gordon Potts, " L'économiste
d'entreprise et Business Week ", Cahiers de l'A.F.E.D.E., n° 7, juin 1978.