L'institution statistique française emploie environ 10 000 personnes,
dont les trois quarts travaillent à l'INSEE. On peut se la représenter comme une boule
dont le cur contiendrait des organismes spécialisés dans la production
d'information, et dont la périphérie aurait des activités plus diversifiées. Au centre
de cette boule, l'I.N.S.E.E., entouré par les services statistiques des ministères. Dans
une situation un peu plus périphérique, des organismes professionnels (syndicats
patronaux, chambres de commerce) ; tout autour de la boule, des services comptables
d'entreprise, des bureaux d'étude, etc. Cette représentation est incomplète : elle
n'accorde pas de position claire aux instituts de sondage, ni, conformément à la
convention retenue au début de ce travail, aux opérations statistiques réalisées en
biologie, physique, etc. Mais elle décrit correctement la partie la plus organisée de la
production statistique. La périphérie produit l'information élémentaire, qui arrive au
centre en transitant par les zones intermédiaires ; le centre coordonne les méthodes,
regroupe les informations et diffuse vers la périphérie et l'extérieur de la boule le
résultat des synthèses.
C'est le cur de l'institution ainsi définie que nous allons
décrire. Nous serons conduit à donner une place très importante à l'évolution de
l'I.N.S.E.E., et ce chapitre se rapporte pour l'essentiel à cet organisme : ceci se
justifie par la place qu'il occupe dans l'institution statistique française.
Quand on regarde de façon très globale l'évolution de cette
institution, on voit surgir une première date charnière : 1940. Avant cette date, la
production d'information reste au stade artisanal, ou tout au plus au stade de la petite
manufacture employant quelques dizaines de personnes, usant de machines relativement
simples. A partir de 1940 se met en place, très rapidement, une organisation employant
plusieurs milliers de personnes, disposant d'un parc important de machines
mécanographiques à grande capacité. L'industrialisation de la statistique a démarré.
Deuxième date charnière : 1945. L'énorme machine mise en place sous
Vichy connaît des moments difficiles après la Libération. Son existence est mise en
question, ses moyens sont rognés.
Troisième date charnière : 1961. A cette date commence une deuxième
phase de croissance rapide qui va durer jusqu'en 1975 et sera marquée par l'introduction
de l'informatique, l'extension des travaux et le changement des conditions de travail.
Quatrième date charnière : 1975. Après l'expansion rapide, le
palier.
Reste maintenant à caractériser les phases ainsi découpées et à
expliquer les charnières ; mais avant de regarder cela dans le détail, résumons ce qui
vient d'être dit. Nous voyons page 101 l'évolution des effectifs du centre de
l'institution statistique (S.G.F. (1) avant 1941, S.N.S. (2) de 1941 à 1946, I.N.S.E.E.
à partir de 1946) : les " bosses " de la courbe correspondent aux recensements
de la population (1954, 1962, 1968, 1975) et au recensement industriel de 1962 (réalisé
en 1963), périodes pendant lesquelles des centaines d'agents supplémentaires ont été
embauchés. On remarque que la " bosse " de 1954 a été entièrement résorbée
par la suite, l'évolution des effectifs reprenant la tendance à la baisse qui a
caractérisé les années 50 ; par contre, la " bosse " de 1962 n'a été
résorbée qu'à demi, et celle de 1968 presque pas : dans la phase de croissance qui va
de 1961 à 1975, l'I.N.S.E.E. a crû principalement à l'occasion des recensements, en
conservant une partie des agents embauchés pour ces opérations.
La statistique d'avant 1940
Le premier service spécialisé dans les statistiques est le Bureau de
statistique créé au ministère de l'Intérieur en 1796. Il avait pour mission de dresser
la statistique nationale et de coordonner l'ensemble des statistiques. Il sera dispersé
en 1812. La statistique générale du royaume (qui deviendra Statistique générale de la
France en 1840) est créée en 1833, " avec l'approbation des chambres et à la
satisfaction de tous les esprits éclairés (3) ". La S.G.F. dépend d'abord du
ministère du commerce et de l'Industrie ; elle est placée en 1891 sous l'autorité du
directeur de l'Office du Travail, puis rattachée directement à la Présidence du Conseil
dans le courant des années 1920. Visiblement, les opinions sur la place qu'il convenait
de donner à ce service ont varié selon les circonstances.
Evolution des effectifs de lINSEE de 1940 à 1978
Les effectifs étaient faibles : de dix à vingt personnes à la fin du
XIXe siècle, une centaine de personnes en 1920, cent trente-sept personnes en 1939. C'est
alors une administration minuscule : cent vingt six personnes à Paris, onze à Strasbourg
où se trouve le seul établissement régional. Les effectifs sont gonflés temporairement
au moment du recensement de population, qui est alors, de toutes les opérations
statistiques, la plus importante et la plus prestigieuse.
La S.G.F. a eu un style propre ; ce petit service, qui réalisait à
lui seul l'essentiel de la statistique française, avait, si l'on peut dire, une forte
personnalité. Il était dirigé par onze statisticiens ou statisticiens adjoints. On
devenait statisticien par ancienneté : les statisticiens adjoints étaient recrutés par
concours, et ce concours était difficile (4). Le matériel était désuet : on utilisait
encore le " classicompteur imprimeur " mis au point par Lucien March au début
du siècle pour dépouiller les recensements de population, et sur lequel travaillaient
les " dames de la S.G.F. ", personnes dont les anciens statisticiens se plaisent
à célébrer le sérieux et l'efficacité (5).
La mission de la S.G.F. était conçue en termes très idéalistes :
" Elle ne doit avoir aucun autre souci que la recherche scientifique, aucun autre but
que la découverte de la vérité. " La forme d'organisation correspondait à cette
conception : " Elle ne doit pas avoir une organisation bureaucratique, mais celle
d'un laboratoire de recherche, ou mieux d'un observatoire de faits démographiques,
économiques, sociaux, etc., doublé d'un atelier mécanique pour l'exécution des
dépouillements complexes qu'exigent les grandes enquêtes comme les recensements (6).
"
Le classicompteur imprimeur de Lucien March, ancêtre de la
mécanographie et de linformatique
Une telle conception impliquait le refus de toute imbrication entre la
statistique et une tâche administrative ; elle impliquait aussi, semble-t-il, et même si
l'on réclamait de façon rituelle " un accroissement massif des moyens ", un
certain recul devant les difficultés de gestion d'un organisme lourd (semblable par
exemple à l'office statistique du Reich, qui employait avant guerre 2 400 personnes). Il
y a en effet contradiction entre l'idéal affiché d'une " recherche de la vérité
" réalisée à toute petite échelle par des intellectuels qualifiés, et l'ampleur
du domaine étudié (" démographie, économie, social "). La modicité des
moyens obligeait bien à faire des choix ; et, lorsqu'on les faisait, on n'invoquait plus
la " recherche de la vérité " mais la " demande d'information ", qui
est quelque chose de tout différent.
Dans les textes de la S.G.F., cette " demande " est décrite
de façon relativement sommaire, alors que la technique statistique fait l'objet d'une
description détaillée. La représentation idéaliste que le statisticien se faisait de
son rôle l'empêchait de l'analyser en profondeur, et en particulier d'identifier de
façon précise pour qui et pour quoi il travaillait. La " demande " était
mentionnée un peu pour la forme, comme s'il s'agissait d'une pièce obligatoire mais
secondaire dans un dossier.
Le service comportait de fortes personnalités : Sauvy, imaginatif et
entreprenant ; Dugé de Bernonville, savant éminent paralysé par la timidité, etc. On
trouvera dans le livre de A. Sauvy une description très vivante de la vie quotidienne à
la S.G.F., et notamment des secousses qui agitèrent ce microcosme après 1936 pour des
raisons de personnes (7). L'imagination technique était vive : la S.G.F. a pensé à
nombre d'opérations dont certaines ne seront réalisées que bien plus tard : recensement
industriel ; exploitation statistique des déclarations fiscales ; coordination des
travaux (8).
La faiblesse relative de l'appareil statistique avant 1940 se traduit
naturellement par des lacunes dans l'information ; nous reviendrons sur ces lacunes dans
un chapitre suivant. Cette faiblesse s'explique : les conceptions des hauts fonctionnaires
de cette époque étaient rigoureusement libérales ; l'idée que l'Etat pût intervenir
avec quelque utilité dans le domaine économique était rejetée avec force (9). Ni Marx,
ni Keynes n'étaient lus (Keynes ne sera traduit en français qu'en 1942 ; quant à Marx,
il était soit ignoré, soit profondément méprisé par les économistes). Dans le
domaine des entreprises, les statistiques les plus détaillées (et les plus suivies)
concernaient les prix et les cours de bourse : l'attention portait plutôt sur la "
marche des affaires ", sur les résultats financiers de l'activité économique, que
sur cette activité elle-même.
La crise de 1930 déconcerta les esprits, car elle sortait de tous les
schémas usuels. Elle déclencha une réflexion bouillonnante et prépara, sur le plan
idéologique, les changements du régime de Vichy et de l'après-guerre, qui donneront un
cadre nouveau à la production statistique. L'idée de plan est, à cette époque, à la
fois " de gauche " et " de droite " : elle est étudiée par la C.G.T.
et par les admirateurs du Dr Schacht, organisateur de l'économie planifiée
nationale-socialiste. Des groupes de discussion (" X-Crise ", " Esprit
"), rassemblent ceux qui cherchent des solutions nouvelles ; ouverts en principe, ils
accueillent en fait plutôt des membres de l'élite intellectuelle.
La statistique du régime de Vichy
Pour expliquer ce qui va se passer en matière de statistique sous le
régime de Vichy, il faut élargir le champ de notre description. On ne saurait comprendre
en effet la brusque croissance de l'appareil statistique si l'on ne voit pas que Vichy a
été l'époque de la naissance de la technocratie française, et si l'on ne
précise pas ce que l'on entend sous ce terme de technocratie. Ceci va nous engager dans
une digression un peu longue peut-être, mais nécessaire.
Le mot de technocratie apparaît en anglais en 1919, en français en
1934. Il est forgé à partir de deux racines grecques :
) dont la légitimité est fondée sur une compétence
technique attestée par exemple par un diplôme : mais lorsqu'il décide en homme
politique, le " technocrate " cesse d'être un technicien pour agir en
aristocrate. La technocratie ne peut donc être qu'un mensonge, et doit être expliquée
comme telle ; on le vérifie lorsqu'on remonte aux premières formulations de l'idéal
technocratique.
L'" inventeur " de la technocratie est sans doute Saint-Simon
(1760-1825), et la formulation de ce système politique est précisée par Auguste Comte
(1798-1857). Pour Saint-Simon, la société doit être fondée sur le pouvoir des prêtres
et des chefs ; comme la religion et le pouvoir politique détruits par la Révolution ne
revivront plus, il faut trouver dans les sciences et l'industrie un fondement à la
religion et au pouvoir nouveaux. " Les nouveaux chefs seront les dirigeants de
l'industrie, dont l'autorité se justifiera aux yeux de tous par le service éminent
qu'ils rendront au peuple en lui donnant le bien-être ; les nouveaux prêtres seront les
savants qui détiendront les plus hauts secrets de l'univers (11). "
La grande idée d'Auguste Comte est que l'ordre social implique
l'existence d'un pouvoir temporel qui maintienne dans la subordination ceux qui doivent
obéir, et d'un pouvoir spirituel qui apprenne aux subordonnés à accepter leur position
et à aimer ceux qui les commandent. " Le pouvoir temporel appartient aux chefs de
l'industrie et aux banquiers, qui sur le plan pratique ont fait la preuve de leur
compétence. Le pouvoir spirituel doit appartenir aux savants. Cependant la raison ne peut
pas être le lien qui unit les hommes au sein de la société : les masses ne peuvent pas
participer à la science des savants, elles doivent seulement admirer l'élite
intellectuelle et obéir aux chefs temporels. "
" Une soumission habituelle, toujours ennoblie par le respect et
souvent émanée de l'attachement, constitue la condition fondamentale de l'office social
et de la dignité personnelle des prolétaires. Pourvu qu'on leur procure une forte
sécurité, leur félicité doit surpasser celle de leurs chefs ; car en concourant
surtout au but commun ils participent mieux à l'existence domestique, convenablement
liée à la vie civique. "
On voit qu'à cette époque la bourgeoisie s'exprimait sans détours,
alors qu'aujourd'hui le mépris du peuple porte un masque démocratique. Sur le plan
logique, Auguste Comte ne semble pas avoir perçu que la transformation de la science en
religion à l'usage des masses ne peut se faire qu'au prix d'une dénaturation de la
science, car elle conduit à présenter celle-ci sous une forme catégorique et dogmatique
(et non sous la forme hypothétique qui permettrait la discussion et la critique).
Parmi les savants qui devaient détenir le pouvoir spirituel, le
premier rang devait revenir aux sociologues (12) qui, connaissant les lois du monde
social, seraient capables de susciter chez tous les individus le respect et l'amour de
l'ordre - un ordre que Comte, qui abhorrait les révolutions, imaginait stable et même
figé, puisqu'il pensait que les professions devaient devenir héréditaires. Le "
sociologue " de Comte est une préfiguration du technocrate d'aujourd'hui.
Pendant longtemps, ces projets n'ont pas donné lieu à une
réalisation politique de grande ampleur. Le pouvoir politique de la IIIe République ne
se donne pas l'allure technocratique : il ne viendrait pas à l'idée d'un gouvernant
d'alors de se prévaloir de sa compétence en matière de gestion ou d'économie, car la
doctrine libérale dominante proscrit toute intervention organisée du pouvoir politique
dans l'économie ; cela n'empêche pas d'ailleurs que les pouvoirs exercés par
l'administration augmentent, au grand dam des théoriciens libéraux. Cependant, durant la
grande crise des années 30, le fossé se creuse entre le système politique parlementaire
et les " experts ", publics ou privés, qui déplorent son inefficacité : il a
fallu plus de deux cents projets de loi entre 1871 et 1901 pour que l'impôt sur le revenu
fût voté, le 15 juillet 1914 ; vingt-quatre projets sur la retraite des vieux
travailleurs ont échoué entre 1936 et 1939 ; le statut des fonctionnaires est resté
bloqué pendant des décennies ; on ne parvient pas à réaliser l'unification des
transports parisiens, qui relève du simple bon sens ; les changements de gouvernement,
beaucoup trop fréquents, empêchent de mener à bien des projets de quelque ampleur et
obligent les techniciens à subir dans leur travail les aléas et contrecoups d'intrigues
de basse politique. Ils en sont exaspérés ; le dégoût envers la politique,
l'exaltation des valeurs techniques de l'efficacité et de la rapidité (et aussi de la
clarté d'esprit et de l'honnêteté) ont marqué ceux qui firent leurs premières armes
de technicien et d'organisateur durant les années 30. Ce réflexe acquis en fera des
technocrates résolus, et aussi des hommes excessivement naïfs sur le plan politique.
L'idée d'un système politique confiant le pouvoir aux " gens
capables " se répand alors. Elle anime en particulier l'Action, française qui,
ébranlée par sa condamnation par l'Église en 1926, reprend au début des années 30 une
grande influence. Les thèses de l'homme qui inspire le mouvement depuis le début du
siècle, Charles Maurras, ont été influencées par Auguste Comte. D'après Maurras, la
spécialisation des tâches est nécessaire pour des raisons d'efficacité ; chaque tâche
exige une formation approfondie, qui doit se faire au sein même de la famille : il
reprend donc l'idée d'une hérédité des professions. Sur le plan politique, cette idée
conduit à la monarchie héréditaire : le futur monarque est préparé à sa fonction au
sein de la famille royale. A l'autre extrémité de l'échelle, selon Maurras, " il
faut des serfs pour faire les besognes serviles ". Ce système inspire notamment
l'" Estado novo " de Salazar.
Sur le terrain idéologique ainsi préparé, la défaite française de
1940, la venue au pouvoir du maréchal Pétain, la mise en sommeil du parlement, vont
donner naissance au système de la " Révolution nationale " et à la
technocratie française. Malgré le langage traditionaliste de Vichy (le retour à la
terre ... ), la direction des affaires est confiée à des techniciens compétents qui,
débarrassés des entraves du système parlementaire, vont pouvoir donner la mesure de
leur efficacité (13). Ces technocrates (Bichelonne, Pucheu, etc.) ont des idées
politiques soit rudimentaires, soit réactionnaires. Par " réalisme " ou par
souci d'efficacité, ils se compromirent parfois profondément avec l'occupant.
C'est dans l'organisation de l'économie sous l'occupation que l'on
trouve l'expression la plus claire et la plus franche de la technocratie française ; on
peut la définir à la fois par sa nature et par ses buts : alliance du patronat le
plus moderne et des grands commis de l'Etat, elle se donne pour objectif à la fois de
rationaliser les structures de l'économie par la modernisation et la concentration des
moyens et d'empêcher la révolution sociale ; il est aisé de voir que ces
deux objectifs doivent être atteints ensemble, le succès de l'une des deux opérations
étant condition du succès de l'autre. Il y avait là un projet d'une grande cohérence,
et qui sera conduit avec persévérance, par-delà le choc de la Libération, jusqu'à nos
jours ; il sera renforcé par une foule de dispositions de détail extrêmement bien
ajustées : l'organisation des concours et des classements aboutit à une
sur-représentation des rejetons de l'aristocratie économique parisienne dans les grands
corps de l'Etat (14) ; un réseau de relations et d'informations réunit les hauts
responsables de l'Etat et du secteur privé, certains hommes passant alternativement de
l'un à l'autre par voie de " pantouflage " et de nomination. Bien sûr,
l'organisation d'ensemble de ce système n'a pas été " pensée " par un
maître d'orchestre occulte ; les technocrates eux-mêmes n'ont eu au départ que quelques
idées directrices auxquelles ils adhéraient par une sorte d'acte de foi : mais "
cela a marché ", cela s'est ajusté, la partie a été gagnée au moins pour
quelques décennies lorsque les ménages ont accédé, vers le milieu des années 50, à
des biens d'équipement mécaniques (réfrigérateur, automobile, machine à laver, etc.)
dont le prix de revient avait fortement baissé, et qui leur apportaient un changement
effectif dans les modes de vie et le sentiment collectif d'une réussite sociale.
Revenons-en à la période de l'Occupation et à la statistique. Les
difficultés dues à la pénurie et à la mise en coupe réglée de l'économie par
l'occupant ne firent qu'aiguillonner les technocrates dans le " culte de la prouesse
" qu'ils tenaient de leur formation. Lehideux entendait rationaliser l'entreprise
française et organiser l'industrie européenne pour qu'elle pût relever après guerre le
" défi américain "(!); il fait promulguer une loi autorisant à fermer les
entreprises marginales. Bichelonne pensait que les leçons d'organisation prises à la
dure école de la pénurie pourraient être profitables une fois l'abondance revenue. Nous
reviendrons au chapitre VIII sur leur politique industrielle, et sur l'instrument
statistique qui fut créé dans le cadre de cette politique.
Au cur même de l'institution statistique, le régime de Vichy
bouleversa les habitudes et les méthodes ; un véritable monde administratif, le Service
de démographie, fut créé en 1940. Il absorbera la petite S.G.F. en octobre 1941 et
deviendra le Service national des statistiques, ancêtre de l'I.N.S.E.E. Cette opération
introduira dans les tâches statistiques un style nouveau, que nous appellerons le "
style Carmille " du nom de l'homme qui a créé le S.N.S. et qui l'a marqué par ses
idées (15). Ce style se rattache à la tradition " impériale " de la
statistique par son caractère dirigiste et administratif. Il deviendra, à côté du
style de la S.G.F. et en concurrence avec lui, une composante du style I.N.S.E.E.
Contrôleur général de l'armée, Carmille avait perçu dès 1932 les
possibilités offertes par la mécanographie et, plus généralement, par le traitement
automatique de l'information. Il avait conçu des opérations dont certaines ne se
réalisèrent que bien plus tard, et qui impliquaient la constitution de " banques de
données " individuelles, fondées sur l'identification sans ambiguïté de chaque
unité statistique, la mise à jour des données " en continu " et la fusion des
fichiers (16). Par exemple, un fichier complet de la population, contenant pour chaque
individu des informations sur son état civil, son adresse, son activité professionnelle,
sa famille, son logement, etc., constamment tenu à jour, pourrait être considéré comme
un " recensement permanent " de la population ; il suffirait de l'exploiter à
la date D pour obtenir une statistique de la population à cette date. Des applications
analogues étaient possibles sur les entreprises, une fois qu'elles seraient identifiées
sans ambiguïté, que leurs comptabilités seraient construites selon un modèle général
unique et qu'elles useraient toutes des mêmes nomenclatures d'activités et de produits.
La statistique deviendrait alors un sous-produit de la gestion des banques de données.
" Le statisticien, débarrassé du souci de surveiller les calculs intermédiaires,
peut employer toute son activité d'une part à faire vérifier efficacement l'obtention
exacte et sincère du document de base, et d'autre part à pousser l'étude critique des
résultats bruts obtenus finalement. " Les perspectives ouvertes sont immenses (17).
Il y avait là sans doute, en même temps qu'une vue pénétrante,
quelque naïveté. La mise à jour de ces fichiers gigantesques exigeait une collecte
d'information bien plus lourde que n'importe quelle enquête, de nature à absorber des
milliers de personnes dans des tâches routinières. La standardisation des nomenclatures
et des comptabilités demandait de très longues négociations. Les statisticiens de la
S.G.F. en étaient conscients et éprouvaient envers les idées de Carmille une sorte
d'horreur ; Carmille les considérait de son côté avec un certain mélange d'estime et
de condescendance : " des savants, qui ne disposent d'aucun matériel moderne
sérieux (18) ".
Le régime issu de la défaite donne à Carmille l'occasion de mettre
ses idées en pratique sur une grande échelle. " La nécessité de l'heure présente
va accélérer un mouvement qui se serait produit de lui-même, mais beaucoup plus
lentement, si l'humanité avait continué à vivre en paix (19). " L'économie
réglementée et dirigée lui paraît une nécessité : " L'individualisme du XIXe
siècle est en voie de disparition et la notion de liberté humaine subit un changement
profond20. "
Carmille crée le Service de démographie en décembre 1940. Il s'agit,
sous cette dénomination, de reconstituer clandestinement un service de mobilisation de
l'armée : ce sera chose faite dès février 1942, après quelques péripéties.
L'opération, extrêmement lourde sur le plan administratif, est menée tambour battant :
création de différents corps de fonctionnaires ; installation de seize directions
régionales dotées d'un matériel mécanographique puissant ; création en 1942 d'une
école d'application qui deviendra en 1960 l'E.N.S.A.E. (Ecole nationale de la statistique
et de l'administration économique). En 1944, le S.N.S. emploiera environ 6 500 personnes.
Les objectifs de l'opération sont cependant plus vastes et aussi plus
inquiétants. Carmille constitue des fichiers dont l'objectif va bien plus loin que la
mobilisation. En ce qui concerne les personnes, il enregistre indifféremment hommes et
femmes, alors qu'un fichier de mobilisation n'aurait pas concerné les femmes ; il
institue la déclaration obligatoire du lieu de résidence ; il crée le numéro d'état
civil (encore en vigueur actuellement) ; il effectue en zone libre, en 1941, un
recensement des personnes nées entre 1876 et 1927 (21).
On constitue progressivement, pour chaque Français, un dossier
individuel contenant des informations d'ordre familial et professionnel, et on envisage
d'y introduire plus tard " des renseignements médicaux, judiciaires, etc. (22)
". L'obligation de répondre aux enquêtes est imposée de façon énergique par la
loi du 11 novembre 1941 : " Les administrations publiques ont l'obligation de fournir
au Service, dans la forme qu'il fixera et, le cas échéant, suivant les directives
techniques, tous les renseignements qui lui sont nécessaires. Les entreprises et les
personnes sont tenues aux même obligations (23). " Des sanctions sont prévues
en cas de refus ou de fausse réponse. Les textes parlent d'eux-mêmes : aucun ménagement
n'est pris avec les libertés individuelles.
Il ne semble pas que le fichier des personnes ait été utilisé par
l'occupant ; en tout cas, les autorités de Vichy connaissaient et approuvaient
entièrement l'existence du fichier de mobilisation. Bichelonne tenta, sans succès
semble-t-il, d'utiliser ce fichier pour l'organisation du S.T.O. Il est possible qu'ici ou
là un agent du S.N.S., soit parce qu'il était soumis à des pressions particulières,
soit parce qu'il penchait pour la collaboration, soit par naïveté, ait fait bénéficier
l'occupant de ces travaux. Par exemple la D.R. de Lille (située dans une zone
administrée par les Allemands) constitua un " fichier du S.T.O. " recensant
toutes les personnes susceptibles d'être appelées pour le service du travail
obligatoire.
Certaines des tâches remplies par le Service de démographie faisaient
double emploi avec celles de la S.G.F. : les deux organismes furent fusionnés en octobre
1941 et formèrent le S.N.S. (Service national des statistiques). Les statisticiens de la
S.G.F. eurent quelque peine à accepter cette " usine ", bien différente de
leur petit établissement artisanal. Le " style S.G.F. " était
intellectuellement supérieur au " style Carmille ", même s'il n'en avait pas
l'efficacité administrative : les textes de Carmille contiennent des affirmations d'une
brutale simplicité, alors que les textes de la S.G.F. étaient généralement nuancés et
réfléchis.
Un troisième stade était prévu après la création du Service de
démographie, puis du S.N.S. : la coordination de tous les services statistiques des
ministères ; l'instrument essentiel de cette coordination devait être l'usage de
nomenclatures uniques : là aussi, Carmille est largement en avance sur son temps.
L'organisation statistique de la période de l'Occupation ne correspond
qu'à une partie des projets de Carmille : si les travaux concernant les personnes sont
bien avancés, ceux qui concernent les" biens " n'ont démarré que dans
l'agriculture. La tâche prioritaire -identification et classement de tous les
établissements - n'a pas encore été entamée. Cependant, sa nécessité est ressentie ;
elle sera exécutée après la Libération.
Qu'il s'agisse du S.N.S. ou de la statistique industrielle dont nous
parlerons plus loin, la statistique de l'époque de l'Occupation fut le sous-produit
d'opérations administratives qui visaient à bien d'autres résultats que la production
d'information et s'inséraient dans une politique dirigiste. Les méthodes employées se
rapportaient davantage à l'organisation - il fallait coordonner le travail des personnes
qui rassemblaient, codaient et traitaient les documents - qu'à la statistique au sens
strict ; en particulier, la gestion de fichiers exhaustifs dispensait de toutes les
précautions liées aux sondages. On n'était sans doute pas assez sensible aux risques
d'erreurs systématiques, plaie de la gestion des fichiers lourds. L'exhaustivité avait
par ailleurs un coût très élevé : elle trouvait souvent davantage sa justification
dans les finalités administratives que dans les besoins strictement statistiques.
On peut dater de cette époque les débuts de l'association des tâches
administratives et statistiques, ainsi que l'organisation d'une production d'information
de type industriel, fondée sur des nomenclatures standardisées, des circuits de
documents bien réglés, une division du travail dans laquelle des milliers de personnes
remplissent chacune une tâche parcellaire. Il n'est pas fortuit que cette évolution
commence avec la mécanographie ; elle se poursuivra avec l'informatique. Il y a une
analogie entre la mécanisation de la production d'information et la mécanisation
industrielle de la production des marchandises.
La statistique de l'après-guerre
A la Libération, la statistique est discréditée aux yeux du public.
Il est las de la paperasserie et des contraintes administratives qu'il a dû subir durant
l'Occupation, et auxquelles elle a été associée.
L'I.N.S.E.E. est créé en 1946 et reprend les attributions du S.N.S.
Ses moyens seront continuellement rognés jusqu'en 1961, ainsi que ceux des services
statistiques des ministères. Le premier directeur général de l'I.N.S.E.E., F. Closon,
se bat très énergiquement et parvient à limiter les dégâts. Closon est un ancien
résistant : ce n'est pas un point favorable pour l'institution, car les corps
traditionnels de l'administration ont eu très vite une réaction de rejet envers les
directeurs issus de la Résistance, réaction qui se traduisait en particulier par le
refus des moyens budgétaires demandés par ces directeurs. Le mépris dans lequel tomba
la statistique à cette époque est un peu paradoxal. En effet, tout un mouvement d'idées
favorable se dessine en sa faveur : c'est l'émergence de la comptabilité nationale et de
la planification. La comptabilité nationale est née durant l'Occupation des réflexions
de Vincent ; elle a connu ses premières réalisations au moment de la Libération ; elle
se développe dans l'aprèsguerre, en partie sous la pression des Américains " qui
veulent bien prêter, voire donner. Seulement ils comptent et nous demandent de compter
(24) ".
Ce paradoxe s'explique. En bonne logique, certes, le développement des
comptes nationaux aurait dû entraîner un développement de la collecte statistique, car,
comme l'avait dit Vincent, " cet instrument vaut ce que valent les statistiques de
base (25) ". Mais cette relation n'a pas été perçue par tous au même degré ;
certains ont cru pouvoir pallier le manque d'informations par des procédés périlleux :
estimations, consultation d'experts, voire introspection pure et simple.
Par ailleurs, le prestige de la comptabilité nationale ne dépassait
pas, au début des années 50, un cercle de partisans convaincus (parmi lesquels quelques
hommes politiques comme Pierre Mendès-France ou Louis Vallon). A l'Inspection des
finances, on affectait de sourire de ces " grusonades " - du nom de Gruson, chef
du S.E.E.F. (Service des études économiques et financières), qui fut chargé des
comptes nationaux pendant les années 50. Il faut dire que les premiers travaux des
comptables nationaux, par tactique peut-être, étaient hérissés d'équations et
rigoureusement inabordables pour des gens de formation littéraire (26).
En raison de ces circonstances défavorables, les années de
l'après-guerre sont difficiles pour l'institution statistique. Le personnel d'exécution
vieillit sur place, sans que l'embauche permette de le renouveler. L'I.N.S.E.E. ne peut
que constater les carences de l'observation dans des domaines essentiels (notamment
agriculture et industrie) sans avoir la possibilité d'y changer grand-chose.
Pourtant l'institution ne s'encroûte pas. L'école d'application forme
chaque année de jeunes statisticiens qui, en opposition souvent avec le " style
Carmille ", vont innover. C'est d'abord l'introduction des sondages, que la S.G.F.
avait ignorés : le recensement de 1946 est le premier recensement de population en France
exploité par sondage ; on exploite aussi, dès 1947, puis régulièrement à partir de
1950, les déclarations fiscales sur les salaires ; des enquêtes sur l'emploi servent à
évaluer les ressources en main d'uvre on réalise aussi des enquêtes sur la
consommation des ménages les indices de prix et de production sont améliorés.
L'essentiel des opérations nouvelles porte sur les ménages. Par contre, l'appareil
productif reste peu observé mais, à défaut de réalisations nouvelles dans ce domaine,
les statisticiens accumulent des projets, de sorte qu'ils seront bien prêts
psychologiquement et intellectuellement pour répondre rapidement aux besoins
d'innovations techniques lors de la phase de croissance des années 60.
Cependant les travaux commencés par le S.N.S. se poursuivent. Le
répertoire des personnes est toujours géré par l'institution (27), et l'I.N.S.E.E.
réalise en 1947 un des projets du S.N.S. : les établissements industriels et commerciaux
sont identifiés et immatriculés au sein du fichier des établissements (28). Il s'agit
d'une opération dont le caractère administratif est évident, l'aspect statistique
étant relativement secondaire même s'il n'est pas négligeable "'immatriculation
des établissements permet de constituer des fichiers de lancement et d'exploiter les
fichiers d'origine administrative).
Enfin, le parlement a voté le 17 juin 1951 la loi sur " la
coordination, l'obligation et le secret en matière de statistique ". Cette loi donne
à l'institution statistique un fondement juridique dont elle était jusqu'alors
dépourvue.
La loi résulte des initiatives des trois institutions : l'I.N.S.E.E.,
le ministère de l'Industrie et le C.N.P.F. Du côté de l'I.N.S.E.E., il s'agit d'obtenir
que la loi consacre l'existence d'un secret statistique. En effet, les
statisticiens n'étaient liés jusqu'alors que par le secret professionnel ; ils étaient
obligés de fournir sur demande les informations individuelles à certaines
administrations possédant un pouvoir d'enquête particulier, notamment à
l'administration fiscale. Le secret statistique devait interdire de telles communications.
Une longue bataille fut nécessaire pour faire accepter ce point de vue, car la direction
générale des impôts souhaitait conserver tous ses pouvoirs d'investigation.
Du côté du C.N.P.F., il s'agissait d'obtenir que les enquêtes
fussent obligatoires. C'est surprenant à première vue, car on a plutôt
l'habitude d'entendre le patronat protester conte les obligations administratives
imposées aux personnes privées et aux entreprises : mais les entreprises industrielles
répondaient alors de plus en plus mal aux enquêtes portant sur leur production, qui
étaient réalisées par les syndicats patronaux.
Le patronat introduisit également l'idée de la coordination des
enquêtes, qui vise à éviter les doubles emplois et à limiter la charge de travail que
la statistique représente pour les entreprises. C'est cette idée qui est à l'origine du
C.O.C.O.E.S. (Comité de coordination des enquêtes statistiques), qui donnera naissance
en 1972 au C.N.S. (Conseil national de la statistique).
La croissance de 1962 à 1975
De 1962 à 1975, l'I.N.S.E.E. passe de 2 700 à 7 200 agents ; le
service statistique du ministère de l'Agriculture passe de 20 à 750 agents ; les
services statistiques de l'Equipement (120 personnes) des transports (40 personnes) sont
montés de toutes pièces, etc. Au total, les effectifs du cur de l'institution
statistique sont multipliés par trois.
Il ne s'agit pas seulement d'une croissance, mais aussi d'un changement
de nature. L'institution statistique se réorganise, s'automatise grâce à
l'informatique, rajeunit ses cadres et son personnel. Elle précise sa doctrine sur des
points essentiels, par exemple en préparant en 1964 les " principes directeurs de la
statistique industrielle ".
Chacun des événements de cette période peut certes être présenté
de façon anecdotique : ainsi, la croissance d'un service serait due au " dynamisme
" de son chef. Mais cela ne suffit pas pour expliquer le caractère global du
mouvement. Pendant toute cette période, l'institution statistique est " portée par
la vague ", et cette situation d'ensemble favorable explique sans doute que
l'initiative individuelle soit devenue possible et féconde, alors que dans la période
précédente elle avait rencontré davantage d'obstacles.
Présentons d'abord cette " vague " favorable qui va porter
les services statistiques. Elle peut s'expliquer de deux façons : sur le plan
idéologique, ce que nous appellerons le " style comptabilité nationale " (ou
" style C.N. " pour être bref) triomphe enfin, après une décennie de
pédagogie patiente. Sur le plan historique, les conditions économiques nouvelles
créées en 1958 par le Marché commun sont favorables à un développement de la
statistique. Nous allons examiner successivement ces deux aspects.
Le " style comptabilité nationale ".
En 1961, Gruson, ancien chef du S.E.E.F., est nommé directeur général de
l'I.N.S.E.E. Une grande partie du S.E.E.F. est rattachée à lI.N.S.E.E., qui sera
désormais responsable des comptes nationaux et de la préparation technique des
projections à moyen terme. Le reste du S.E.E.F., chargé essentiellement des budgets
économiques (prévisions à court terme) deviendra en 1965 la direction de la Prévision.
Ainsi la comptabilité nationale s'installe en force au cur de
l'institution statistique, dont elle deviendra rapidement une des activités les plus
importantes et en tout cas les plus connues du public. Un nouveau style de travail, le
" style C.N. ", va se superposer aux styles " S.G.F. " et "
Carmille " dont nous avons déjà parlé ; et on peut dire que le " style
I.N.S.E.E. " actuel est un mélange ou plutôt une juxtaposition de ces trois styles.
Pour appréhender le contenu du " style C.N. ", il faut
remonter aux origines, c'est-à-dire à la période de l'Occupation : c'est durant cette
période que seront posés les premiers fondements de la comptabilité nationale, dans une
optique dirigiste très claire.
Les tentatives d'évaluation du revenu national antérieures à la
guerre étaient approximatives (Colson, Dugé de Bernonville). A la veille même de la
guerre, les statisticiens de la S.G.F. étaient réservés sur les possibilités pratiques
du calcul : " Les statistiques françaises sont si insuffisantes qu'elles ne
permettent aucune évaluation de la valeur absolue de la production (29). " Mais le
cadre institutionnel nouveau créé par l'économie dirigée offre d'autres possibilités
d'observation et impose d'autres exigences. Par ailleurs, même si les travaux
anglo-saxons sont ignorés (The structure of the american economy, de Léontieff,
ainsi que le premier budget économique anglais de Meade et Stone datent de 1941 et ne
seront pas connus en France avant la Libération), on commence à lire sérieusement
Keynes, qui a été traduit en 1942. On médite aussi les réalisations du Dr Schacht.
Les premières formulations de la comptabilité nationale sont dues à
Vincent, d'abord ingénieur, puis administrateur au S.N.S.
Les textes de Vincent sont remarquables. L'organisation dans
l'entreprise et dans la nation (1941) comporte un parallèle entre la direction d'une
entreprise et la conduite d'une politique économique nationale : d'après Vincent, même
s'il existe des différences d'échelle et de nature entre une entreprise et une
économie, l'une comme l'autre ont besoin d'une comptabilité pour être dirigées. Le
deuxième texte de Vincent, La conjoncture, science nouvelle (1943) comporte un
chapitre sur la comptabilité économique et un autre sur les modèles économiques qui
sont d'étonnantes anticipations des pratiques actuelles.
Dès ces débuts s'affirmèrent quelques-uns des traits fondamentaux de
la comptabilité nationale. Certes, Vincent constate qu'" on ne peut établir une
balance ou un bilan national, même pour un passé tout proche, sans éprouver
l'impression que peut donner la reconstitution d'un manuscrit ancien, affreusement rongé
". Mais, tout en reconnaissant les difficultés de l'opération, il pense qu'elle
sera néanmoins possible dans le futur grâce aux progrès de l'observation statistique.
Par ailleurs, il voit bien que les renseignements comptables " ne sont obtenus qu'au
prix d'un certain nombre de conventions, d'abstractions, de fictions " ; ces
conventions doivent être choisies de telle sorte que la comptabilité possède des
qualités : " exactitude, rapidité, clarté, comparabilité, et nous ajouterons
faible coût ". Il est remarquable que les qualités ainsi énumérées, pour
importantes qu'elles soient, restent toutes formelles : aucune mention explicite
n'est faite de la nécessité d'une adéquation de l'information produite à la politique
poursuivie, comme si cette adéquation allait de soi.
On trouve donc déjà des traits du " style C.N. " : les
problèmes de l'observation statistique sont mentionnés certes, mais sans que l'on
précise les voies de leur solution, sans que l'on se soucie d'adapter la définition des
cadres comptables aux possibilités d'observation ; bien que l'instrument soit
explicitement conçu en vue d'éclairer la politique économique, on ne pense pas qu'il
soit nécessaire d'adapter sa structure à une politique particulière : les seules
qualités qu'on lui demande sont d'ordre formel. Enfin, on perçoit ce que la
comptabilité nationale va apporter à la statistique et au raisonnement économique :
synthèses, recoupements, guide pour l'organisation de la statistique.
Après la Libération, les travaux de comptabilité nationale se
développèrent. Dans le courant des années 50, la petite équipe du S.E.E.F., fortement
influencée par la pensée de Marx et celle de Keynes, établissait les comptes avec
l'enthousiasme des pionniers. Les méthodes qu'elle utilisait relevaient, selon les termes
mêmes des témoins de cette époque, de la " boucherie " : quand ils ne
savaient rien, ils tranchaient.
Un fossé se creusait entre comptables nationaux et statisticiens, car
les problèmes qu'ils se posaient étaient bien différents et entraînaient des
comportements inconciliables. Le comptable national veut dresser un tableau complet de
l'activité économique : il définit d'abord ce tableau, puis cherche l'information
nécessaire pour remplir toutes les cases ; il procède par estimation lorsque
l'information fait défaut. Les statisticiens réprouvaient ces pratiques ; ils
préféraient laisser des cases blanches dans les tableaux s'ils n'étaient pas certains
de bien maîtriser la qualité de l'information. Les comptables nationaux leur
reprochaient en retour de se cramponner au mesurable, et de négliger des faits importants
: ainsi, pendant la guerre, les statisticiens avaient calculé un indice des prix qui ne
tenait aucun compte du marché noir.
Autour de la comptabilité nationale se forme par ailleurs toute une
idéologie, dont on trouve une bonne expression dans les textes de Pierre Mendès-France
(30). Elle peut se décrire ainsi dans ses grandes lignes : " L'économie résulte de
l'action et de la volonté des hommes, son évolution n'est donc pas une fatalité ; il
est possible d'agir sur elle ; mais cette action, pour être rationnelle, doit être
éclairée par la connaissance des faits ; il est donc indispensable, pour ceux qui
déterminent la politique économique, de disposer d'une description des équilibres
d'ensemble de l'économie qui, sans aller jusqu'au détail le plus achevé, permettra
néanmoins de prendre les décisions à portée générale avec une connaissance exacte de
leurs conséquences. " Cette idéologie, fortement rationaliste, souligne le rôle de
l'Etat dans l'économie, et accorde une moindre importance aux autres " acteurs
" ; l'attention portée sur des équilibres globaux rend en outre malaisée toute
approche en termes de conflits, de stratégies, de rapports de force, etc. Quoi qu'il en
soit, durant les années 50, si cette idéologie ne touche qu'un petit nombre de
personnes, ces personnes appartiennent à ce que l'on considère comme l'élite
intellectuelle et morale de l'Etat ; elle comporte la promesse d'une maîtrise de la
volonté sur les événements qui ne peut que séduire de jeunes gens ambitieux, et elle
imprègne l'enseignement de l'E.N.A. Dans les années 60, elle devient un phénomène de
masse dans l'administration. Dans les ministères, dans toutes les directions se
trouveront des responsables qui auront une position de principe favorable au
développement de l'appareil statistique.
Si, sur le plan technique, la comptabilité nationale était en rupture
avec l'ancienne tradition statistique, elle était sur le plan intellectuel en rupture
avec la tradition libérale (ceci lui valut dès le début de nombreuses inimitiés). Elle
est fondée sur le rationalisme optimiste qui imprègne les textes de C. Gruson : elle
affirme la nécessité et postule l'efficacité d'une claire connaissance des mécanismes
économiques non seulement pour la direction politique, mais pour le débat social
lui-même. Chacun sans doute est libre de refuser ce postulat, auquel en définitive nous
donnons notre adhésion : le postulat sceptique qu'on peut lui opposer (vanité de tout
effort de connaissance) n'est pas plus vraisemblable, et il a en outre l'inconvénient
d'éteindre l'enthousiasme et de décourager les travaux qu'au contraire le postulat
optimiste suscite. On ne peut en tout cas refuser de reconnaître qu'il y a dans la
tentative des comptables nationaux une ambition qui ne manque pas d'allure.
Les conditions économiques nouvelles.
L'idéologie de la comptabilité nationale n'aurait sans doute pas
suffi à entraîner un développement de l'appareil statistique si des conditions
économiques et politiques nouvelles n'avaient rendu " évident " le besoin
d'information ; peut-être d'ailleurs les idées exprimées par Gruson au début des
années 50, et qui paraissaient alors bien générales et vagues, découlaient-elles d'une
intuition imprécise mais exacte de ce qu'allait devenir la société : il y a souvent un
décalage de quelques années entre la préparation idéologique et la réalisation ; et
la période où domine un certain " style " est aussi celle où se prépare le
" style " de la période future.
Immédiatement après la guerre, l'objectif économique était simple,
évident, au point qu'un consensus fut possible pendant un temps entre le patronat, les
syndicats ouvriers et l'Etat : il fallait reconstruire, relever de ses ruines un
pays pillé par l'occupant et dévasté par les combats. On avait un niveau de
référence, celui de 1938, qu'il fallait retrouver ; plus ou moins clairement, on voyait
aussi dans ce niveau une borne " naturelle ", et l'on pensait qu'après l'avoir
atteint l'économie entamerait un long palier.
Or il n'y eut pas de palier ; rejoint dès 1948, le niveau économique
de 1938 fut dépassé sans ralentissement : la croissance avait restauré les perspectives
de profit des entreprises ; elle s'accompagna en outre d'un changement profond des modes
de vie et de travail, qui induisit dans le courant des années 50 un exode rural
accéléré, et une demande massive de produits de consommation industriels et de
logements : une société d'un type nouveau naissait en France (31).
Dans le début des années 50, la politique économique prend un cours
nouveau. Alors que la faiblesse de l'appareil productif avait été le problème principal
de la période antérieure, la contrainte essentielle réside maintenant dans le niveau de
la demande globale ; par ailleurs les luttes pour le partage du revenu (salaires et
profits) s'intensifient. Dans ce contexte, l'intervention de l'Etat va changer de nature ;
à l'intervention directe dans la production par le crédit et l'investissement, qui
visait à reconstruire les secteurs de base, succède une politique plus distante de
régulation de la demande globale par les dépenses publiques, la fiscalité,
l'encouragement à la recherche et à la productivité, et aussi jusqu'en 1958 par la
protection douanière et les contingentements d'importations.
La politique économique répond en gros à ce schéma très keynésien
jusqu'au début des années 60. Elle cède alors progressivement la place à un autre type
d'intervention qui répond à des préoccupations nouvelles : la nécessité d'une
adaptation aux conditions créées par le Marché commun est de plus en plus ressentie, et
les instruments traditionnels du protectionnisme sont de moins en moins efficaces ; les
crises de l'affaire Bull (1963) et de la sidérurgie (1964) sont perçues comme des
avertissements. La nouvelle politique cherche principalement à procurer à la France une
situation favorable dans l'économie mondiale. Pour cela, elle s'efforce d'améliorer la
productivité et la compétitivité des secteurs exposés à la concurrence
internationale, tout en soutenant leur rentabilité et en facilitant leur financement.
Elle facilite les mouvements de fusion et de concentration, afin d'encourager la création
de groupes de grande taille : d'importantes restructurations auront lieu en 1969 (32). Par
opposition à la politique des années 50, plus globale, cette politique peut être
qualifiée de sectorielle.
Les institutions qui fournissaient à la politique sectorielle son
vocabulaire, ses informations, ses lieux d'élaboration - comptabilité nationale,
statistique, Plan - gagnèrent en considération et reçurent des moyens. (Le même
phénomène se retrouve dans d'autres pays, notamment aux Pays-Bas et dans le
Royaume-Uni.) Il faut mentionner aussi une circonstance : Gruson, qui succède en 1961 à
Closon à la tête de l'I.N.S.E.E., est inspecteur des Finances et bénéficie donc,
contrairement à son prédécesseur, d'une certaine solidarité de corps avec les
fonctionnaires du Budget (33). Cependant, la croissance une fois amorcée se poursuivra
sous la direction de Ripert (1966-1974), qui n'était pas fonctionnaire des Finances.
La responsabilité de la comptabilité nationale et des projections à
moyen terme est donc attribuée à l'I.N.S.E.E. en 1961. Ces tâches nouvelles
permettaient à l'institution de pénétrer sur le terrain de la théorie économique, et
d'être représentée dans des instances alors prestigieuses ; il devint " chic
", à l'I.N.S.E.E., d'être comptable national -ou, mieux encore, de participer aux
travaux du Plan -, les tâches proprement statistiques étant par contrecoup relativement
dévalorisées et considérées comme du " charbon ".
Durant les années 50 les progrès de l'appareil statistique avaient
surtout concerné l'emploi, les salaires, la consommation. Dans les années 60, et
conformément aux besoins de la politique sectorielle, ils portent surtout sur la
connaissance de l'appareil productif (industrie, agriculture, bâtiment et travaux
publics, transports) et sur le commerce (recensement de la distribution). Du point de vue
institutionnel, ce développement fut organisé selon le principe de la décentralisation
: chaque ministère (Industrie, Agriculture, Equipement) était responsable du
développement de la statistique dans son domaine, l'I.N.S.E.E. remplissant une fonction
d'animation et de coordination. On pensait que, pour être bien reliée à la politique
économique, la statistique devait être réalisée dans chaque domaine par l'institution
responsable. La décentralisation donnera à de nombreux cadres de l'I.N.S.E.E. l'occasion
de travailler dans des ministères techniques, et d'acquérir une expérience plus large.
Mais, a contrario, la spécialisation de l'I.N.S.E.E. lui-même dans des tâches de
coordination et de synthèse lui rendra plus difficile la compréhension de certaines
nouveautés. Un antagonisme -tempéré par la solidarité de corps - se créera entre les
statisticiens restés à l'I.N.S.E.E. et ceux qui travaillent dans les ministères.
Les réflexions de Gruson avaient depuis longtemps été orientées
vers les problèmes de la planification ; il en donnait la définition suivante : "
La planification, c'est le domaine des décisions de longue portée. " Il se
préparait à exercer les fonctions de commissaire général du Plan (34), et entendait
construire à l'I.N.S.E.E. l'instrument d'observation dont le Plan avait besoin. (Cette
orientation inquiéta d'ailleurs certains statisticiens, partisans d'une "
magistrature du chiffre ".) Mais en outre, lors de son arrivée à l'I.N.S.E.E.,
Gruson découvrit un fait dont il ne s'était pas avisé jusqu'alors : en raison des longs
délais nécessaires pour la réalisation d'une opération nouvelle, la statistique
relève visiblement du domaine des décisions à longue portée : elle doit être
elle-même planifiée. La planification de la production d'information apparaissait
alors comme un moment de la planification économique, dans laquelle elle s'insérait de
façon organique. Cette thèse, que Gruson répéta avec une pédagogie patiente,
devint pour certains statisticiens un axiome, une vérité évidente.
A partir de 1962, les instruments automatiques de calcul changent
l'informatique se substitue progressivement à la mécanographie. Il s'agit non seulement
d'un changement de machines, mais d'un changement d'organisation : l'équipement
mécanographique sera supprimé en quelques années, les mécanographes seront reconvertis
et dispersés (non sans amertumes) ; six centres informatiques puissants (35) seront
créés de toutes pièces, dotés d'un personnel spécialisé, prolongés par de nombreux
terminaux. L'usage extensif de l'informatique va modifier radicalement le travail du
statisticien : en quelques années, les techniques de la gestion, du stockage et du
traitement de l'information seront bouleversées ; le rythme du travail sera modifié, un
vocabulaire nouveau sera créé.
La décentralisation s'est faite aussi sur le plan régional. Des
services d'étude et des observatoires économiques sont créés dans toutes les
directions régionales, dont le rôle se modifie donc : alors qu'elles étaient
auparavant, pour l'essentiel, des ateliers de production décentralisés que la direction
générale faisait travailler sur instructions, les services d'études leur permettront
d'éditer des revues d'information économique, d'entretenir un dialogue plus actif avec
les administrations locales, l'Université et les entreprises, et finalement d'améliorer
l'expression des points de vue régionaux.
La comptabilité nationale est devenue, dans le courant des années
soixante, une énorme machine plutôt rigide. A la petite équipe d'experts qui se "
crevaient " à la tâche mais trouvaient dans cette tâche un plaisir qui
récompensait largement leur effort, a succédé une organisation impliquant plusieurs
services, dont les relations sont contractuelles et codifiées. Dès lors, la remise en
cause des concepts et des méthodes, indispensable pour assurer l'évolution de cet
instrument, devient très difficile car elle apparaît comme une mise en cause des
institutions. Une telle situation compromet l'enthousiasme ou l'optimisme qui sont
pourtant à la racine même de la comptabilité nationale.
L'institution statistique après 1975.
En 1975 commence une période difficile pour la statistique. En raison
de la crise économique, l'aisance budgétaire est révolue, et les demandes nouvelles ne
sont plus écoutées aussi facilement ; la croissance de l'institution s'arrête, ce qui
rend encore plus aiguës les difficultés d'organisation que cette croissance avait
suscitées dans la période antérieure.
A partir de 1975, la procédure budgétaire fixe à chaque ministère
une enveloppe qu'il ne doit pas dépasser, et devient beaucoup moins attentive à la
répartition fine des travaux. Du coup, l'avis que l'I.N.S.E.E. donne sur les travaux
statistiques des ministères n'a plus le même poids.
D'autre part, la crise économique change les relations entre la
politique économique et la statistique ; d'une façon un peu paradoxale, c'est au moment
où l'économie entre en crise que, par un réflexe d'autruche, la société semble cesser
de s'intéresser au développement de l'instrument d'observation économique.
La politique sectorielle tend à s'effacer alors devant une "
politique des entreprises ". qui prend la suite du mouvement de restructuration
amorcé dans la phase précédente, mais concentre l'action de l'Etat sur de " gros
coups " impliquant un nombre réduit de partenaires. Un retour en force des idées
" libérales " conduit par ailleurs à limiter les interventions directes de
l'Etat dans l'économie (réglementations, subventions) afin de laisser jouer des
mécanismes " naturels ", dont on espère qu'ils aideront à sortir de la crise.
Bien des problèmes, qui se posent sous une forme nouvelle, ne semblent
plus nécessiter une approche vraiment statistique : les questions monétaires et
financières se règlent par des discussions techniques impliquant quelques experts de la
Banque de France et du ministère des Finances, et utilisant des informations produites
selon des méthodes de type administratif ; les actions sur les cours des matières
premières ou sur les exportations, qui s'insèrent dans un cadre international, relèvent
plutôt d'une approche monographique, chaque " affaire " nécessitant la
constitution d'un dossier particulier. La planification est discréditée ; les "
plans Barre " successifs comportent d'évidentes contradictions avec le VIIe Plan
sans que cela semble gêner les pouvoirs publics. Certes, les travaux statistiques lourds
continuent à courir sur leur erre, comme de gros navires dont on aurait coupé le moteur
: on achève la mise au point d'un modèle à moyen terme (D.M.S., dynamique
multisectoriel), les centrales de bilans des banques et de l'administration continuent à
fonctionner, mais le cur n'y est plus. La " politique des entreprises ",
la politique des " gros coups " utilise l'instrument statistique surtout en lui
demandant des informations ponctuelles et individuelles sur des entreprises, les
résultats plus synthétiques (qui constituent la fin propre de la production statistique)
n'étant recherchés que pour procurer une " toile de fond " approximative.
Enfin, à l'occasion, des conflits naissent entre l'institution statistique et le pouvoir
: dans une période de crise, lorsque celui-ci se laisse aller à utiliser des procédés
de guerre psychologique, il n'apprécie guère que les statisticiens rendent manifeste la
contradiction entre les faits et ses propos : les statistiques d'emploi, de revenu, de
prix devront être défendues contre des tentatives de manipulation, et aussi, en ce qui
concerne les prix, contre des critiques parfois erronées de l'opposition. Cependant, s'il
est devenu plus difficile de se renouveler, l'innovation ne tarit pas, en raison de la
vitesse acquise et aussi de la haute qualification du personnel. Des expériences sont
faites pour observer les services, remodeler l'enquête sur les budgets des familles,
suivre le prix à la production et les stocks, réorganiser l'enquête sur la production
industrielle, etc.
A terme, la poursuite de cette politique aurait pu conduire à un repli
des travaux eux-mêmes et, sous couvert de " pluralisme " (36) (slogan
irréfutable et vraiment bien trouvé), à un éclatement de l'institution statistique
dont une partie aurait été privatisée. Les élections de mai 1981 ont changé la
perspective politique et écarté semble-t-il les risques les plus immédiats.
***
Les trois traditions que nous avons évoquées (" scientifique
", " impériale ", " comptabilité nationale ") se superposent
dans l'INSEE comme des liquides non miscibles. Les langages, les échelles de valeur sont
posés l'un à côté de l'autre, et il y a peu de dialogue. La jeunesse de l'institution
statistique y est sans doute pour quelque chose : il faut du temps pour que les
dialectiques nécessaires puissent se nouer. Le soin que l'on y met à fuir les occasions
de conflit, s'il permet à des hommes fondamentalement différents de cohabiter
agréablement, a aussi peut-être pour inconvénient d'ajourner indéfiniment cette
maturation.
Telles qu'elles sont, et malgré les limites que chacune comporte, ces
traditions sont une richesse. Chacune, dans son ordre, a permis l'élaboration d'un
savoir-faire particulier et précieux. La jeunesse de l'institution, le haut niveau
intellectuel des personnes qui la composent, et même les mécontentements et frustrations
que certains ressentent, tout cela enveloppe la promesse d'une évolution future ;
l'histoire n'est pas close. Il ne nous est pas possible de dire quel chemin elle prendra,
ni si elle prendra un bon chemin ; mais nous sommes libres d'indiquer l'itinéraire qui
nous paraîtrait le plus intéressant. Le voici.
Si l'on prend rigoureusement au sérieux les exigences de
l'intentionnalité rationnelle, le formalisme des institutions et des instruments logiques
doit être placé à sa vraie place, qui est purement instrumentale ; le respect qui doit
lui être accordé est, ni plus ni moins, celui que l'on accorde à un outil. Par contre,
la première place devrait être prise par ce monde qu'il s'agit d'observer, par les
problèmes qu'il pose, par l'action que l'on exerce sur lui, par la responsabilité que
cette action engage. Alors, par-delà les exigences quotidiennes liées à l'exercice des
divers savoir-faire professionnels, on accordera la plus grande attention à leurs
implications théoriques et historiques. A côté de ses compétences techniques, le
statisticien devra développer un jugement historique, une connaissance des utilisations
de ses produits dans les élaborations théoriques, qui lui permettront d'éclairer au
mieux l'exercice de cette responsabilité.
En énonçant que la démarche historique est rationnellement
essentielle pour la statistique, nous sommes bien conscients de porter contradiction, du
sein même de la discipline la plus numérique qui soit, à tout un mouvement d'idées qui
ferait de leur " numérisation " le critère de la " scientifisation "
des sciences humaines. Les partisans de cette " numérisation " devraient
écouter le témoignage des statisticiens, qui sont bien placés, on nous l'accordera,
pour parler des apports du nombre, et aussi des limites de cet apport.