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Le métier de statisticien

CHAPITRE VIII

L' évolution des domaines observés

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Dès qu'elle porte sur un domaine précis, l'observation statistique dépend des découpages conceptuels définis par les nomenclatures ; mais à plus forte raison elle dépend du choix de ce domaine lui-même. C'est, par exemple, seulement lorsque l'on a pris la décision d'observer la production agricole que peut être envisagée la construction d'une nomenclature permettant de découper cette production ; c'est seulement lorsqu'on aura décidé d'observer la main d'œuvre qu'il deviendra nécessaire de construire des nomenclatures d'emploi, de formation, de qualification : le choix de ce que l'on observera précède celui des découpages selon lesquels on effectuera l'observation.

En choisissant ce que l'on observe, on délimite du même coup quoique de façon implicite - ce que l'on n'observera pas, et qui restera en dehors de la portée de l'instrument d'observation. Dans l'ensemble du réel, la champ de l'observation statistique est donc, dans un pays et à une époque donnés, borné aux objets que la société juge dignes d'un effort de connaissance et de mesure. Les besoins d'une société en matière d'observation sont forcément limités, et de plus certaines observations seront considérées comme plus importantes que d'autres ; c'est cela qui rend l'observation possible : s'il n'y avait ni limite ni hiérarchie dans les besoins, l'ambition du statisticien ne pourrait être que celle d'une observation exhaustive, et elle serait vite découragée par l'infinie diversité du réel.

Cependant cette situation comporte un risque. L'instrument d'observation, lorsqu'il fonctionne, confère si l'on peut dire un surcroît d'existence à son objet. Ce qui est souvent observé, mesuré, ce qui donne occasion à des publications régulières, à des commentaires repris par la presse, a tôt fait de devenir un thème de conversation et de réflexion pour un grand nombre de personnes - parfois même pour une partie notable de la population, comme cela peut être le cas en ce qui concerne quelques statistiques très connues (prix, chômage, commerce extérieur, etc.). L'attention est concentrée sur les objets ainsi mesurés ; mais la plupart oublient les conventions et les choix nécessaires pour définir la mesure, et attendent de la statistique qu'elle donne une traduction fidèle et complète de son objet alors qu'elle ne fait que le résumer d'une manière qui, si ingénieuse soit-elle, reste toujours assez grossière. Par ailleurs, ce qui n'est pas observé a une existence sociale diminuée : quiconque veut réfléchir à un aspect du réel rarement observé et commenté doit fournir un effort pénible pour délimiter lui-même l'objet auquel il pense, découper cet objet, énoncer des relations, etc. ; de plus il aura bien du mal à faire partager ses préoccupations par des esprits qui n'y sont pas préparés. La manifestation sociale de nouveaux besoins est donc un mouvement lent et difficile, freiné par la publicité que la société donne aux objets sur lesquels elle a coutume de concentrer son attention. Les personnes qui sont toujours à l'affût des nouveautés, et qui suivent chaque mode avec une inconstance persévérante, rendent service à la société en posant sans relâche de nouvelles questions, et en leur accordant de la publicité : car il peut arriver qu'elles ramènent dans leur filets, parmi beaucoup de futilités, quelques questions importantes qui sans elles seraient restées cachées parce que non formulées.

Toute société court le risque d'une double réduction : d'une part, le réel risque d'être réduit à ce qui est observé, publié, mesuré, à ce dont on parle ; ce qui excède le cadre de cette image banale est ignoré, son existence est niée, même si des faits importants pour la société se produisent dans la " zone d'ombre " qu'elle n'observe pas. D'autre part, dans le cadre même de ce qui est mesuré, l'observation risque d'être prise pour le réel lui-même, d'être " réifiée ".

En se déplaçant dans l'espace et dans le temps, on peut confronter diverses sociétés entre elles, et voir comment chacune a délimité le champ de ses observations. De telles expériences provoquent des surprises ; on est étonné lorsqu'on découvre que tel pays ignore le nombre de ses habitants à 50 % près, ou qu'en France on a ignoré presque tout de l'agriculture et de l'industrie à des époques où, pourtant, ces activités étaient aussi importantes qu'aujourd'hui. Le premier réflexe d'un statisticien qui réfléchit hic et nunc est de dire que l'on devrait, dans les autres pays, observer à peu près les mêmes domaines qu'en France ; que l'on aurait dû, en France, observer dans le passé à peu près ce que l'on observe aujourd'hui : la délimitation du champ observé ici et maintenant lui paraît naturelle, car elle correspond aux besoins d'une société dont il fait partie.

Mais les carences que l'on s'étonne de constater ailleurs et autrefois doivent nous conduire à nous demander si le champ de nos propres observations, tout convenable qu'il nous paraisse, ne serait pas jugé mal délimité par quelqu'un qui, situé dans une autre société ailleurs ou dans le futur, verrait que nous observons mal tel ou tel aspect important du réel. Débusquer ce qui n'est pas observé, mais qu'il faudrait observer, c'est une tâche difficile : tout s'oppose à ce que ce qui n'est pas perçu socialement soit ne serait-ce que nommé par un individu. Les phénomènes de mode, les toquades pour des questions nouvelles, peuvent donner des indications ; il est difficile de distinguer parmi ces questions celles qui méritent d'être prises aux sérieux : mais un peu de hardiesse, même si elle provoque quelques erreurs et du " gaspillage ", vaut sans doute mieux que la reproduction d'un champ d'observation figé.

L'histoire, lorsqu'elle confronte le statisticien à des champs d'observation très différents de ceux dont il a l'habitude, lui permet de prendre de la distance vis-à-vis de sa propre pratique, et de mieux concevoir à quel point il doit être souple dans la définition et la construction de son instrument. Elle lui apporte aussi un autre enseignement, et le met sur une autre piste : celle des rapports de force. Elle fait apparaître en effet que le champ de l'observation statistique est non seulement délimité par des habitudes de pensée ou figé par des inerties culturelles, mais aussi déterminé par des conflits de pouvoir qui ont pour enjeu la limite de ce qui sera dit, connu et vu du public - et qui par là même se prêtera à la réflexion et à l'action. Les statisticiens d'une société donnée ne sont pas moins avisés que les autres ; et, s'ils définissent des champs d'observations comportant des lacunes qui nous paraissent choquantes, c'est peut-être parce qu'ils se heurtent, lorsqu'ils veulent combler ces lacunes, à des obstacles et à des interdits qu'ils ne parviennent pas à surmonter. Cette constatation nous donne une clé pour partir à la recherche de nos propres lacunes : quelles sont, parmi les questions qui paraissent cruciales dans notre société, celles qui ne sont pas traitées par l'observation statistique ?

On dit souvent qu'une des tâches du statisticien est d'anticiper l'évolution des besoins d'information de la société, afin que ses instruments soient prêts lorsque ces besoins se manifestent. Seule la réflexion sur l'histoire peut lui faire percevoir le mouvement de ces besoins ; seule elle peut faire percevoir qu'une société est traversée par des rapports de forces qui opposent des institutions, des classes sociales qui ont des besoins différents - de sorte que l'expression" besoins de la société ", que nous avons employée nous-mêmes par commodité, est en fait impropre.

Dans le cours de ce chapitre, nous allons encore une fois nous limiter au cas de la France ; cette limitation ne comporte pas à notre avis d'inconvénients trop graves. Nous sommes persuadé que l'on trouverait des faits analogues dans d'autres pays ; et nous pensons pouvoir tirer de ce cas particulier, considéré de façon un peu approfondie, des conclusions d'une portée plus générale que celles auxquelles aurait conduit le balayage superficiel d'un grand nombre de cas.

Nous procéderons en deux temps. D'abord, nous examinerons comment le domaine couvert par l'observation statistique a évolué en France, surtout durant les dernières décennies, en concentrant notre attention sur quelques sujets (industrie, agriculture, bâtiment, éducation, emploi). Puis nous examinerons les lacunes de l'observation actuelle.

La statistique industrielle (1)

Le début des statistiques industrielles françaises date de Colbert (1669). Une autre enquête est réalisée en 1788 par Tolosan. De grands recensements sont réalisés au XIXe siècle : 1839, 1861. Cependant, ces opérations furent ponctuelles ; elles ne donnèrent pas naissance à une organisation permanente, qui aurait employé de façon continue un personnel spécialisé pour effectuer des enquêtes.

Après ces débuts assez prometteurs, la statistique industrielle disparaît complètement entre 1861 et 1938. La raison en est double. D'une part un fossé de méfiance s'est creusé entre le patronat et l'Etat après la victoire du libre-échangisme en 1860, et les industriels refusent de répondre aux enquêtes. Cette méfiance est périodiquement avivée par des discussions sur la fiscalité des entreprises. D'autre part les conceptions des hauts fonctionnaires de cette époque sont strictement libérales : les enquêtes statistiques, dans lesquelles on voit une menace pour " la liberté ", sont l'objet d'une méfiance générale. Durant cette période, tous les projets d'enquête seront repoussés. Il s'agit là d'un phénomène spécifiquement français, car les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont alors réalisé des recensements industriels réguliers. Conformément à l'optique libérale, les indicateurs considérés comme importants étaient les indices de prix et les cours de bourse ; l'indice de la production industrielle, qui ne couvrait qu'un champ très réduit, était calculé à partir d'informations données par quelques rares industries (mines, forges et aciéries), complétées par des renseignements indirects et donc de faible qualité portant par exemple sur le commerce extérieur. La seule information un tant soit peu globale sur l'industrie était obtenue à l'occasion des recensements de population, en regroupant les bulletins individuels selon le lieu de travail déclaré. Cette statistique difficile et imprécise ne portait que sur les effectifs employés et n'indiquait rien, bien sûr, sur les investissements, la production, etc. Une tentative d'enquête industrielle, en 1931, se solda par un échec en raison de la faible proportion des réponses exploitables (25 %).

Cependant, la crise des années 30 ébranla les convictions libérales ; dans le désarroi qui marqua cette période, et sur une toile de fond qui restait bien conformiste, on vit apparaître des mots nouveaux ou qui prenaient une résonance nouvelle : corporatisme, dirigisme, planification, productivité, rationalisation, concentration, etc. La résistance à l'égard de la statistique diminua quelque peu ; c'est ce qui permit à Sauvy de lancer en 1938 de nouvelles enquêtes industrielles (2). Mais ce système, à peine naissant, fut balayé par la guerre.

C'est pendant l'Occupation que se mettra en place pour la première fois une véritable organisation de la statistique industrielle française. Le nouveau système économique est dirigiste, à la fois étatique et corporatiste, bien tenu en main par les " grands commis " de l'Etat alliés au patronat des grandes entreprises ; ce dirigisme est fondé à la fois sur un rejet du libéralisme, de l'individualisme, etc., que l'on rend responsables de la défaite, et aussi sur la nécessité de répartir des matières premières entre les entreprises. Un organisme nouveau, l'O.C.R.P.I. (3), est créé de toutes pièces. En cette période de pénurie, il dispose d'un pouvoir considérable puisqu'il peut favoriser ou empêcher la marche d'une entreprise : la répartition sera l'instrument essentiel du dirigisme. L'O.C.R.P.I. a pour mission de répartir les matières premières entre les branches ; des " comités d'organisation " (C.O.) corporatistes, présidés généralement par des chefs de grandes entreprises, et dans lesquels on retrouvait les hommes de la C.G.P.F. (4) dissoute en même temps que la C.G.T. et la C.F.T.C., effectuent ensuite la sous-répartition entre entreprises. Dans ce système, les statistiques jouent un double rôle : elles permettent à la fois de recenser les ressources en matières premières et de suivre leur utilisation. Elles sont réalisées par les C.O. et coordonnées par l'O.C.R.P.I. L'obligation de réponse est absolue, car elle conditionne les attributions de matières premières ; les déclarations sont souvent frauduleuses, pour des raisons évidentes. Les résultats font l'objet d'une diffusion confidentielle.

A la Libération, ces structures sont bousculées mais non bouleversées. Les C.O. sont dissous en remplacés par des offices professionnels eux-mêmes rapidement supprimés ; dès 1947 se constitue la structure des syndicats patronaux que nous connaissons, et qui forment le C.N.P.F. On retrouve les mêmes hommes dans la C.G.P.F. d'avant-guerre, les C. 0. et le C. N. P. F. Les syndicats patronaux continuèrent à réaliser les enquêtes statistiques. Mais la pénurie se desserra, et les entreprises furent progressivement libérées des contraintes de la répartition : elles répondaient de moins en moins bien aux enquêtes. Au début de 1948, le C.N.P.F. entreprit des démarches auprès du ministère de l'Industrie afin d'obtenir que les enquêtes industrielles soient obligatoires : cette démarche, conjuguée à des initiatives venues de l'I.N.S.E.E., aboutit à la loi de 1951 que nous avons décrite plus haut.

La loi contient une disposition (" l'agrément ") qui permit de confier aux organisations patronales l'exécution de la quasi-totalité des enquêtes obligatoires. De fait les moyens dont disposait l'administration ne lui auraient pas permis de les réaliser : le petit service statistique du ministère de l'Industrie dut se contenter d'une tâche de coordination, qui nécessitait d'ailleurs de grandes précautions diplomatiques. L'essentiel de la fonction publique d'information sur l'industrie continua d'être réalisé par le patronat.

La taille des domaines économiques couverts par chaque syndicat patronal, le volume des moyens consacrés à la statistique, les méthodes employées variaient considérablement d'un syndicat à l'autre : par exemple sur deux cent cinquante syndicats agréés, une trentaine seulement couvraient plus de cinq cents entreprises chacun, et quatre-vingt avaient un domaine comportant moins de vingt entreprises. En ce qui concerne la qualité des travaux, il ressort d'un examen détaillé une impression d'ensemble médiocre, contredite par quelques rares exceptions, et soulignée par d'assez nombreux cas où la signification des résultats obtenus était tout à fait douteuse.

Ce système reposait sur une option technique bien précise : celle du découpage de l'industrie par branches, c'est-à-dire par filières de production aboutissant chacune à un produit déterminé. Ce type de statistique industrielle convient bien à l'étude des problèmes de répartition des matières premières qui se posent durant les périodes de pénurie : il est donc naturel qu'il ait été choisi pendant l'Occupation. On remarquera d'ailleurs que, de façon générale, la statistique des périodes " libérales " tend à porter principalement sur les prix - supposés véhiculer toute l'information utile pour la prise de décision -, alors que la statistique des périodes " dirigistes " cherche à connaître les quantités produites, vendues, stockées, etc., les prix étant fixés par voie réglementaire. Mais ni l'une ni l'autre de ces approches ne pouvait convenir pour la statistique industrielle de l'après-guerre. Un nouveau type de politique économique, influencé par les idées de Keynes et par la pratique de la Planification dialoguée, se mettait en place ; cette politique n'était ni libérale, ni dirigiste. Et la statistique de branche, qui obligeait à découper chaque entreprise en autant de fractions qu'elle fabriquait de produits différents, était incapable de rendre compte des questions relatives au financement, à l'investissement et à l'emploi qui se posent au niveau de l'entreprise considérée dans son ensemble et ne peuvent être observées qu'à ce niveau.

Le besoin d'un autre type de statistique, établi non plus par branche mais par secteur (le secteur est défini comme l'ensemble des entreprises ayant la même activité principale) devint de plus en plus évident pour les statisticiens, car seule elle permettrait d'obtenir des indications sur le financement, les investissements et l'emploi. Ils essayèrent d'obtenir cette information en exploitant les déclarations fiscales des entreprises : mais ces exploitations faisaient apparaître des incohérences inexplicables avec les enquêtes de branches. Ils en vinrent, dans la seconde moitié des années 50, au projet d'un recensement industriel, le premier depuis 1861, destiné à fournir des informations sur les secteurs et sur les relations entre secteurs et branches.

Le patronat était indifférent à l'idée d'une statistique par secteur, car elle ne correspondait ni à ses besoins ni à ses structures, définies par branches. Il ne put jamais parvenir à réaliser lui-même cette statistique ; il lui devint même hostile dès qu'il apparut que cette observation, réalisée par d'autres, mettrait fin au monopole patronal dans l'exécution des enquêtes. Après des péripéties institutionnelles diverses au cours desquelles l'I.N.S.E.E., le ministère de l'Industrie et le patronat s'affrontèrent, un système complet d'enquêtes de secteur fut mis en place pendant les années 60 : recensement industriel de 1962 d'abord, puis, entre 1967 et 1970, généralisation de l'enquête annuelle d'entreprise.

Ainsi, à la fin des années 60, la statistique industrielle comporte deux instruments qui fonctionnent parallèlement : les enquêtes de branche restent réalisées par le patronat pour l'essentiel ; l'enquête annuelle d'entreprise est réalisée par le service statistique du ministère de l'Industrie. Ce service a connu une rapide croissance : les exigences de la planification " à la française ", de la comptabilité nationale, des modèles macroéconomiques etc., rendaient évident le besoin d'une statistique industrielle développée, et contribuaient à créer un climat globalement favorable aux demandes budgétaires des services statistiques.

De plus, le patronat était divisé. Si les organisations patronales, -dans leur ensemble, étaient hostiles à toute intervention de l'administration dans le domaine statistique, certaines grandes entreprises par contre souhaitaient le développement d'un appareil répondant aux normes de qualité et de cohérence en usage dans l'administration, car leurs services d'études économiques et de planification en avaient besoin pour leurs propres travaux : ainsi s'explique sans doute que des obstacles politiques jusqu'alors infranchissables aient pu être surmontés.

Au début des années 70, l'administration engage avec le C.N.P.F. une négociation visant à améliorer les enquêtes de branche, et à établir leur coordination avec les enquêtes de secteur. Cette négociation aboutira à un constat d'impossibilité, et conduira en 1974 à la décision d'une reprise de l'ensemble des enquêtes de branche par l'administration. Cette reprise est actuellement en cours.

Nous avons réalisé sur l'histoire de la statistique industrielle un travail publié par ailleurs ; il nous est apparu que son évolution en longue période ne peut être comprise que si on la situe en regard des politiques économiques : observation limitée aux prix dans la phase " libérale " d'avant-guerre ; observation des quantités produites dans la phase dirigiste de l'Occupation ; mise en place progressive d'un système plus complexe, adapté aux besoins de la régulation de la croissance par une politique de type keynésien dans les années d'après-guerre. Si l'on examine plus en détail la période de l'après-guerre, il faut prendre en compte la nature et les enjeux des institutions qui sont parties prenantes de la statistique industrielle : ministère de l'Industrie, I.N.S.E.E., patronat. La compréhension de certains événements nécessite en outre que l'on distingue des fractions au sein de chacune de ces institutions - opposition au sein de l'administration entre les " hauts fonctionnaires " des cabinets ministériels et la couche des fonctionnaires d'exécution, opposition au sein du patronat entre les grandes entreprises et les organisations patronales. Enfin, il nous est apparu que, contrairement à une conception trop mécanique de l'histoire qui est très répandue, les tempéraments des individus ont joué un rôle non négligeable ; mais il est vrai que ces tempéraments sont, pour une bonne part, le résultat d'éducations et d'histoires individuelles, elles-mêmes reliées à l'histoire tout court. Ainsi l'approche historique nécessite plusieurs niveaux de raisonnement qui s'emboîtent, et dont chacun dépend du type de phénomène considéré.

La statistique agricole (5)

Rappelons pour mémoire les essais d'obtention de données surtout qualitatives par province sous Louis XIV, les enquêtes de 1766, 1768 et 1787 sur les clôtures, l'enquête de 1768 sur le partage des communaux, l'enquête sur le bois de 1783, l'enquête sur les chanvres de 1779 et 1781, les multiples essais de recensement agricole sous Napoléon Ier.

L'enquête agricole de 1836 utilise pour la première fois une organisation qui restera inchangée dans son principe jusqu'en 1940 et même au-delà : l'unité statistique est la commune, au stade de laquelle les informations élémentaires sont rassemblées ; l'état communal est examiné ensuite par une commission départementale. Des commissions cantonales seront instituées en 1852.

Pendant le XXe siècle et jusqu'à la guerre de 1940, la politique agricole est commandée par deux principes : un certain isolationnisme économique, associé au libéralisme en ce qui concerne la production (sauf pour le vin et les céréales). En cas de pénurie, la difficulté est résolue par des importations. La population agricole est beaucoup plus stable qu'aujourd'hui, car l'exode rural ne s'est accéléré qu'à partir de 1947. Le ministère de l'Agriculture tend à se faire l'écho de préoccupations purement professionnelles et l'absence d'une véritable politique agricole se traduit par des besoins d'informations réduits.

Après la guerre, le système statistique évolue d'abord très lentement, alors même que les besoins d'information sont en évolution rapide. La statistique agricole utilise les méthodes traditionnelles : commissions communales et information " à dire d'experts ", complétées par les recensements généraux périodiques. Les résultats sont médiocres.

Après la pénurie alimentaire des années de guerre, le ministère s'était vu engagé dans une de ses plus anciennes missions : développer la production. Cette orientation se traduisait, sur le plan technique, par des conseils donnés aux agriculteurs sur les méthodes de culture, le matériel, les engrais ; on leur donnera aussi plus tard des conseils sur la gestion des exploitations.

Mais la mise en œuvre d'une politique fondée sur une appréciation exacte des débouchés demandait une réflexion et une information d'une autre nature, qui devint plus indispensable encore avec l'entrée de la France dans le Marché commun. Cependant les services du ministère étaient réticents : les techniciens restaient attachés à leur mission traditionnelle, pour laquelle ils ressentaient surtout le besoin d'informations ponctuelles qu'ils se procuraient sur place et qu'aucune statistique n'aurait pu leur donner. Pendant toute une période, l'écart entre les nécessités de la nouvelle politique agricole et la pratique du ministère de l'Agriculture ne fit que croître. Lors de l'application du traité de Rome, la France se trouva en situation désagréable, étant (avec l'Italie) la " lanterne rouge " de l'Europe des six en matière d'information agricole. On préférait cependant, dans les services, répéter des plaisanteries ressassées sur la statistique plutôt que d'organiser sérieusement un instrument d'observation. Un recensement agricole sera réalisé en 1955, mais cette opération fut un échec partiel en raison de la faiblesse des moyens qui lui ont été consacrés. En 1958, deux opérations ambitieuses (carnets d'exploitation et contrôle des surfaces) sont lancées : elles ne procureront jamais les résultats attendus.

Il faut attendre 1961 pour que la statistique agricole démarre véritablement, malgré les réticences persistantes des services du ministère, mais avec le soutien actif des ministres (Rochereau, Pisani, Faure, etc.), et des organisations agricoles (C.N.J.A., F.N.S.E.A., A.P.C.A.). D'une manière générale, ce que l'on peut appeler l'" opinion publique " en matière statistique était favorable à ce développement (Plan, conseil économique et social, organisation communautaire). Les effectifs du nouveau service connaîtront une croissance rapide, passant de vingt personnes en 1961 à sept cent cinquante personnes en 1975. Des sections statistiques sont installées dans chaque département ; un système d'enquêtes est créé, comportant des enquêtes générales de structure auprès des exploitations, qui visent à décrire leurs caractéristiques globales (superficie, main d'œuvre, utilisation du sol, cheptel) et des enquêtes de production qui ont pour but de suivre - et parfois de prévoir - l'évolution des produits essentiels. Les enquêtes sont réalisées par sondage, en utilisant notamment la base fournie par les recensements agricoles (1955, puis 1970). Elles sont coordonnées, de façon à s'étayer et à se recouper mutuellement (c'est par exemple le cas des enquêtes sur le cheptel bovin et la production laitière) ; la technique d'enquête par visite a été soigneusement mise au point, et implique l'usage de tout un " cérémonial " destiné à améliorer la qualité des réponses et à éviter les refus. Des méthodes de dépouillement manuel rapide, de vérification manuelle et automatique sont utilisées. Les méthodes d'exploitation sont informatisées.

Ainsi, alors que la politique agricole traditionnelle de développement de la production avait pu se contenter d'un instrument d'observation d'une qualité douteuse, la politique mise en œuvre à partir des années 50 suscite avec quelque retard un instrument nouveau, adapté à ses problèmes : il s'agit maintenant d'encourager l'adaptation de la production aux débouchés, dans le cadre complexe créé par le Marché commun.

Les statistiques du logement (6)

Nous passerons plus rapidement sur cet exemple et sur les suivants, en faisant grâce au lecteur des inévitables péripéties techniques et institutionnelles, et en nous contentant de souligner les grandes articulations de la relation politique - statistique.

Les statistiques d'origine administrative sur les logements occupés et les logements construits chaque année sont très anciennes ; mais la création d'organismes spécialisés dans l'observation de la construction et du logement date de 1955 seulement. En effet, malgré une très grave pénurie, la construction de logements n'avait pas figuré immédiatement dans les priorités de la politique économique après la guerre ; elle ne devint un objectif important qu'en 1955, et cette évolution entraîna la création d'un appareil statistique spécial. L'essentiel des informations recueillies entre 1955 et 1965 porte sur la construction neuve. Comme l'aide de l'Etat est prépondérante, l'accent est mis sur les différents modes de financement (logements économiques et familiaux, secteurs des H.L.M. locatifs et H.L.M. accession, etc.).

A partir de 1965, la notion de marché du logement fait son, apparition : la pénurie se desserrant, l'appareil d'observation, tout en continuant à suivre la production de logements, s'intéresse aussi aux prix et à la demande solvable. Enfin, à partir des années 70, on peut considérer que la crise quantitative du logement est en voie d'être maîtrisée. De nouveaux thèmes surgissent dans la réflexion des responsables politiques et des professionnels, et l'instrument statistique s'y adapte : mesure de la qualité des logements, analyse du parc existant, connaissance des conditions de vie des ménages.

Les statistiques d'éducation (7)

Le système statistique sur l'éducation a eu trois missions différentes, dont l'importance relative a varié selon les époques : éclairer la gestion du système éducatif, évaluer son efficacité, observer la relation entre la formation et l'emploi.

Des comptages sur les établissements, les enseignants, les élèves, les diplômes, les financements, etc., sont publiés dès le XIXe siècle ; ils sont produits pour chaque ordre d'enseignement (primaire, secondaire, supérieur, technique) par la direction compétente du ministère de l'Instruction publique, sans qu'il existe de service statistique centralisé. Une première amorce de cette centralisation est la création du Bureau universitaire de statistique (B.U.S.) en 1933, provoquée par l'inquiétude sur l'insuffisance des débouchés professionnels liée à la crise économique. Le B.U.S. a pour tâche de confronter les besoins dans les diverses professions aux effectifs dans les divers ordres d'enseignement.

Au début des années 50 s'amorce l'extension de la demande sociale vers l'enseignement du second degré (accroissement du taux de passage en 6e) ; face à un déferlement d'élèves qui n'avait pas été prévu, les préoccupations d'insertion professionnelles sont estompées et font place à d'autres objectifs : créer des capacités d'accueil, recruter des enseignants, etc. Un service technique de statistique scolaire est créé en 1955, qui permet au ministère de disposer des informations nécessaires à sa gestion. Ce service élabore notamment des projections d'effectifs scolaires et universitaires sur la période 1960-1970.

Dans le courant des années 60, commence à se poser le problème d'une orientation des jeunes vers des études spécialisées : c'est à cette époque qu'est formulé l'objectif du développement maximum des enseignements techniques et professionnels dans le second degré et des filières scientifiques dans l'enseignement supérieur. Il en découlera un besoin d'études sur l'insertion professionnelle des jeunes.

L'ensemble des études statistiques du ministère est confié à un service central des statistiques et de la conjoncture, créé en 1964. Le souci d'assurer la coordination des statistiques de formation d'adultes conduira à la création du C.E.R.E.Q. (Centre de recherches et d'études sur les qualifications) en 1970.

Les statistiques d'emploi (8)

Nous retrouvons en ce qui concerne les statistiques d'emploi un schéma d'évolution qui nous est maintenant devenu familier : observation lacunaire et peu systématique avant-guerre, à laquelle succède après 1945 le développement progressif d'instruments beaucoup plus organisés, encouragé et ponctué par les plans successifs.

On peut distinguer trois périodes dans cette évolution de l'après-guerre :

- jusqu'au milieu des années 60, la situation de l'emploi est caractérisée par une pénurie de main d'œuvre (en quantité et en qualité) dans un contexte de croissance économique. D'abord considérée comme un prolongement de la démographie, la connaissance de l'emploi s'autonomise peu à peu et définit ses méthodes. Lors de la préparation du Ve plan, des projections de population active disponible et des besoins en main d'œuvre par profession sont réalisées ;

- vers 1965, l'apparition du chômage, consécutive au plan de stabilisation de 1963 et à l'arrivée de la vague démographique. de l'après-guerre sur le marché du travail, donne aux travaux sur l'emploi un intérêt renouvelé et une autre orientation. Des réflexions de fond sont engagées sur la connaissance du chômage, la durée du travail, les qualifications, les liens entre la formation et l'emploi ;

- la crise de 1975 enfin inaugure une phase nouvelle ; le chômage structurel prend une ampleur sans précédent, au point de constituer un problème politique majeur. Dans ce contexte, l'observation de l'emploi rencontre des difficultés : à défaut d'une baisse réelle du nombre de chômeurs, le pouvoir politique s'efforce d'obtenir une baisse de la statistique du chômage en usant de divers procédés sur lesquels nous reviendrons, et auxquels les statisticiens résistent de leur mieux. Les exemples qui précèdent ont montré à quel point le contenu même du domaine sur lequel a porté l'observation statistique a évolué en relation avec les besoins du moment. Nous allons maintenant citer des exemples de ce qui n'est pas observé, des domaines qui restent hors d'atteinte de l'observation statistique malgré des demandes d'informations anciennes et pressantes - demandes qui émanent d'ailleurs parfois, par une suprême habileté tactique, de ceux qui s'emploient à rendre l'observation impossible.

C'est le cas en ce qui concerne l'activité des grands groupes de sociétés. Lorsque, en 1974, les projets d'amélioration des statistiques d'entreprises furent présentés au Conseil national de la statistique, des membres du Conseil - et notamment des personnes qui travaillaient dans de grands groupes - firent remarquer, non sans justesse, que la notion d'entreprise était dépassée, parce que le véritable centre de décision dans une économie moderne était le " groupe ". La création d'un groupe de travail sur les groupes fut donc décidée. Mais lorsque les statisticiens lui présentèrent le rapport contenant leurs premières propositions, ils se heurtèrent à un refus formel de la part des mêmes personnes qui avaient réclamé davantage d'information sur les groupes. Il s'agissait notamment d'obtenir que les groupes publient, en France, une information comparable à celle que la loi les oblige à publier en Grande-Bretagne. Nous nous rappelons encore le représentant d'un des plus grands groupes français, rouge de colère, qui martelait la table de son poing en répétant : " Jamais nous ne vous donnerons ces informations ! jamais !"

Chaque grand groupe cherche en effet à tenir secrets, à l'égard de ses partenaires (Etat ou autres groupes), les ressorts de la stratégie, ainsi que le dispositif tactique qui lui permet de jouer avec les règles fiscales et douanières ; on conçoit bien les raisons de cette attitude. Les statisticiens et les économistes ne peuvent donc disposer que d'une information partielle et orientée - l'information indirecte que l'on peut obtenir en rassemblant les déclarations fiscales des entreprises qu'un groupe contrôle en France (9), ou l'information souvent teintée de publicité que le groupe diffuse lui-même par voie de presse, etc. Mais on ne dispose d'aucune information régulière sur les relations entre les entreprises d'un même groupe, sur les activités du groupe à l'étranger, sur les échanges entre les fractions nationales des groupes multinationaux.

L'aide de l'Etat aux entreprises est, elle aussi, mal connue. C'est un fait assez surprenant : les banques se sont organisées pour alimenter la Centrale des risques, qui leur permet de connaître l'endettement de chaque entreprise auprès des autres banques, et donc d'accorder les crédits avec le maximum de sûreté. L'Etat, par contre, accorde des aides (subventions, primes, dégrèvements de taxes, délais de paiement, etc.) sans prendre la même précaution. Il existe bien au ministère de l'Industrie un fichier des aides de l'Etat, mais il est très incomplet.

La méconnaissance des revenus est peut-être la plus grave lacune des statistiques actuelles. Alors que le débat politique porte en France depuis longtemps sur les inégalités, la richesse, la misère, etc., on n'a sur les revenus qu'une information limitée. On connaît, avec un certain détail, les salaires ; mais on ne dispose pratiquement que des déclarations fiscales, évidemment faussées, pour connaître les revenus non salariaux. Pourtant, l'estimation directe des revenus non salariaux serait possible : une expérience a été réalisée avec succès sur l'hôtellerie par le C.E.R.C. (10) en 1969, une autre par le C.R.E.D.O.C. (11), en 1976 sur les médecins ; mais ces intéressants travaux monographiques n'ont malheureusement porté que sur des domaines très réduits par rapport à l'ensemble des revenus non salariaux ; en outre ils ont suscité, de la part des professions étudiées, des réactions de défense proportionnelles à l'ampleur de la fraude qu'ils avaient révélée. Pour réaliser de telles monographies sur un champ assez vaste, il faudrait une volonté politique qui ne se manifeste pas de façon nette. Il est intéressant de lire par exemple le rapport du groupe de travail " hauts et bas revenus " qui a fonctionné en 1975 sous la présidence de M. Raymond Barre. Il était clair, dès le départ, que la question le plus importante (et aussi la plus difficile) était la connaissance des hauts revenus. En deux temps, le rapport escamote le problème. Il donne d'abord une importance égale à la connaissance des hauts revenus et à celle des bas revenus. Puis, tirant argument des difficultés, il préconise des travaux dirigés, pour l'essentiel, vers la connaissance des bas revenus.

Enfin, il peut arriver que l'on supprime ou que l'on dénature une information jusqu'alors régulièrement produite, parce qu'elle devient gênante. Tous les statisticiens ont entendu parler des tentatives de manipulation de l'indice des prix par le gouvernement dans les années50. On cite ce dialogue entre le ministre des Finances de l'époque et un statisticien : " Etes-vous, oui ou non, un fonctionnaire au service du gouvernement ? - Oui, je suis un fonctionnaire au service du gouvernement ; mais je dois d'abord respecter les règles de l'arithmétique (12). " Ceci, c'est de l'histoire ancienne ; mais nous avons affaire, à propos du chômage, à des manœuvres tout à fait semblables. En janvier 1978, des modifications dans la gestion de l'A.N.P.E. (13) ont provoqué une rupture dans la série des demandes d'emploi non satisfaites, ce qui permit au ministre du Travail de faire état, peu avant les élections, d'une diminution du chômage alors qu'en réalité celui-ci augmentait. L'observation du chômage est restée un point noir de la statistique après les élections de 1981.

  1. M. Volle, Histoire de la statistique industrielle (Economica, 1982).
  2. A. Sauvy, Statistiques industrielles obligatoires, S.N.S. 1941.
  3. Office central de répartition des produits industriels, dépendant du secrétariat d'Etat à la production industrielle. Il emploie plusieurs milliers de personnes.
  4. Confédération générale du patronat français, ancêtre du C.N.P.F.
  5. Voir " La statistique agricole " par G. Théodore et M. Volle, in Matériaux pour un historique du système statistique depuis la Seconde Guerre mondiale, I.N.S.E.E., 1976.
  6. Voir " Les statistiques de la construction et les informations localisées ", par Philippe Fondanaiche et " Les sources statistiques relatives aux conditions de logement des ménages ", par Pierre Durif, Matériaux..., op. cit.
  7. Voir " Les statistiques d'éducation et de formation ", par Claude Seibel, in Matériaux..., op. cit.
  8. Voir " La mise en place des instruments de connaissance de l'emploi ", par Joëlle Affichard et Robert Salais, in Matériaux..., op. cit.
  9. Cf. " Etudes concernant les groupes de sociétés ", in Programme statistique 1976-1980, rapport annuel au Conseil national de la statistique, juin 1976.
  10. Centre d'étude des revenus et des coûts (organisme dépendant du commissariat au Plan). Cet organisme a publié un rapport sur les revenus des Français (Ed. Albatros, 1977) qui tire le meilleur parti de l'information disponible.
  11. Centre de recherche et de documentation sur la consommation.
  12. Le ministère avait autorisé les laitiers à baisser la teneur du lait en matières grasses (en clair : à y mettre un peu d'eau) sans modification du prix. Les statisticiens avaient tenu compte de cet " effet qualité " négatif, et avaient donc en conséquence augmenté l'indice du prix du lait. L'argument du ministre était : " Un litre de lait, c'est un litre de lait, peu importe qu'il y ait dedans un peu plus ou un peu moins d'eau... "
  13. Agence nationale pour l'emploi. Ces modifications étaient les suivantes : un nouveau mode d'enregistrement des demandes aboutissait à retarder de 10 à 14 jours la saisie des nouvelles demandes, et en outre la radiation des demandes devait survenir après une absence non justifiée à un seul pointage (et non à deux pointages comme auparavant).