A-t-on ou non le droit de faire figurer,
dans une enquête démographique, une question portant sur l’origine ethnique de
la personne ? Cette question avait déjà en 1998 suscité une polémique entre
Hervé Le Bras et Michèle Tribalat.
Le conseil constitutionnel vient de lui
répondre par la négative.
L’article 1er de la constitution
dispose que la République « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens
sans distinction d’origine, de race ou de religion » : il ne convient pas de
traiter les personnes différemment selon leur origine. Les statisticiens se
rappellent d’ailleurs douloureusement le « recensement des activités
professionnelles » réalisé en 1941 et qui comportait la question « Êtes-vous de
race juive ? »
(Voir Le métier de statisticien,
chapitre 13). Et comme le dit le conseil constitutionnel, « en matière de
statistique, tout n’est pas possible » : c’est vrai au plan de la technique
comme à celui de l’éthique.
A première vue on applaudit donc. Mais à la
réflexion on s’interroge.
La statistique a pour mission d’observer les
faits que la société juge importants. Comme tout instrument d’observation elle
est au service d’une action, et c’est sur cette action que doit porter
l’évaluation éthique, non sur l’observation elle-même .
Il faut aussi évaluer le fait de ne pas observer : le silence de la statistique
révèle en effet ce que la société ne souhaite pas connaître.
Recenser les juifs pendant l’occupation
allemande, c’était prendre le risque de mettre la statistique au service d’une
persécution dont le caractère inéquitable était évident. Que penser des
politiques menées aujourd’hui envers les personnes récemment arrivées en
France ? On peut leur reprocher d’être maladroites ou insuffisantes, mais non
d'être inéquitables : qu’il s’agisse d’assimilation ou d’intégration, elles
visent à assurer à ces personnes l’égalité des chances avec celles qui sont
installées depuis longtemps en France.
La décision du conseil constitutionnel n’est
donc équitable qu’en apparence. Elle conduit à détourner son regard des
problèmes que rencontrent les personnes récemment arrivées. Or personne ne peut
nier que ces personnes venant de pays dont la langue, le droit, la culture
diffèrent de ceux qui prévalent en France, ne rencontrent de sérieux problèmes
pratiques.
La statistique permettrait d'observer le
phénomène, de définir des indicateurs, d'évaluer l'assimilation et
l’intégration, d'en repérer les ratés et retards, d’évaluer aussi ce que ces
personnes apportent de nouveau et d’utile à notre pays. Mais si on en détourne
le regard, par contre, on les laissera s’entasser dans des « quartiers », des
« cités », et on les y oubliera quitte à déplorer rituellement que ces
« quartiers » deviennent des « zones de non droit » où se développent les
trafics illicites et qui explosent périodiquement.
Un tel refus doit bien sûr s'entourer de
nobles principes. Alors on rappelle que ces populations-là sont composées de
citoyens français égaux aux autres et qu'il serait illicite de les distinguer
des autres, fût-ce en réalisant des enquêtes anonymes. L'aveuglement, drapé dans
les bons sentiments et le formalisme juridique, se donne bonne mine.
Nous pourrons ainsi ignorer longtemps encore les
difficultés que rencontrent ces personnes, le chômage qui les frappe plus que
d'autres et les discriminations illicites, mais bien réelles, auxquelles elles
sont soumises dans la vie quotidienne. Et comme nous ignorerons ces difficultés
rien ne nous incitera à faire l’effort nécessaire pour que notre pays fasse
enfin ce qu’il faut pour accueillir convenablement ceux qui viennent s’installer
et travailler sur son sol.
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