Économie des réseaux
12 mai 2002
Qu’est-ce qu’un réseau ?
Nous savons tous nommer des réseaux :
routes, téléphone, transport aérien, distribution d’électricité, poste ;
on utilise aussi ce terme à propos des relations interpersonnelles ou des
organisations dont certaines sont peu recommandables (réseau mafieux, réseau
de terroristes).
Ce qui relie tous ces usages du
mot réseau, c’est le concept de relation : un réseau, c’est
une organisation qui relie des personnes, des institutions ou des équipements. On peut schématiser
un réseau en dessinant le graphe dont les sommets représentent les entités
reliées et les arcs les relations elles-mêmes, qui doivent être par ailleurs
définies.
Un concept aussi général ne
peut prendre son sens que si on précise en chaque occasion la façon dont on
l’applique. Ici nous allons nous limiter aux réseaux qui font l’objet d’échanges
économiques, aux réseaux dont la construction demande un investissement qui
doit être équilibré par un flux de recettes. L’attention se
concentre alors sur les réseaux de communication et de transport.
Comme tout bien économique, un
réseau doit être considéré sous deux aspects :
- la nature du service
qu’il rend (autrement dit, sa contribution à l’utilité du consommateur ou
à la fonction de production de l’entreprise utilisatrice) ;
- sa fonction
de production (dont on déduit sa fonction de coût).
Service rendu par le réseau
Dans tous les cas que nous
considérons, le réseau offre un service d’ubiquité : il
supprime la distance ou du moins il réduit ses effets. Dans le cas des télécommunications,
le réseau transmet un signal électromagnétique à une vitesse qui est de
l’ordre de celle de la lumière : à l’échelle de notre planète, ce délai
de transmission n’est pas nul mais il est négligeable.
Dans le cas de la téléphonie analogique, le signal électromagnétique véhicule
une image approximative
du signal sonore. L’ubiquité n’est donc pas absolue mais partielle :
le réseau transmet instantanément (en pratique) une image de votre voix vers
tout point de la planète équipé d’un téléphone, mais cette image est déformée.
Si l’ubiquité physique
sur le réseau télécoms est limitée par la transformation du signal,
contrainte qui s’applique d’ailleurs tout autant à l’image qu’au son,
par contre l’ubiquité logique est en principe parfaite en désignant
par ce terme l’accessibilité de l’information : via l’Internet et
sous la seule réserve de l’habilitation qui est une opération purement
logique, toute information mise sur le réseau est potentiellement accessible
depuis tout point de la planète, moyennant un délai de transmission
pratiquement négligeable et sous la forme exacte où elle a été enregistrée.
Certes les protocoles (TCP/IP de l’Internet, X25 de Transpac) impliquent des délais
irréguliers, les trames pouvant séjourner un certain temps dans les files
d’attente des routeurs ; cependant le délai de communication reste peu
sensible pour l'utilisateur pourvu que le fournisseur d'accès soit bien équipé.
L’ubiquité offerte par un réseau
de transport est d’une autre nature : lorsque vous voyagez, c’est
vous-même qui êtes transporté et non votre image déformée ; mais
vous devez supporter le délai du voyage et les fatigues qui lui sont associées.
Le service d’ubiquité est
rendu par le moyen d’équipements spécifiques : commutateurs et lignes
du réseau télécoms, aéroports et avions du transport aérien, routes, échangeurs
et autoroutes du transport terrestre, centrales, transformateurs et lignes du réseau
électrique. Si le réseau relie deux points, le parcours entre les deux points
doit emprunter le chemin que le réseau trace et non la géodésique « à
vol d’oiseau » qui serait plus directe. Pour vous rendre de votre
domicile à votre lieu de villégiature dans les Antilles, vous devrez aller en
voiture à l’aéroport, attendre, prendre l’avion, changer éventuellement
d’avion lors d’une correspondance, utiliser de nouveau la voiture entre
l’aéroport d’arrivée et votre destination finale. Les soucis que cela
implique sont épargnés à l’utilisateur du téléphone : son appel va déclencher
des commandes dans des commutateurs et parcourir une succession de faisceaux
sans qu’il ait à s’en soucier. Le passage d’un voyageur par le « hub »
d’un transporteur aérien comporte une désutilité, celle des tracas et délais
de la correspondance ; le passage d’une communication téléphonique par
un commutateur ne comporte aucune désutilité pour celui qui téléphone.
Ainsi les paramètres de qualité
seront spécifiques à chaque service. On peut cependant les résumer par un
seul mot : dimensionnement. Le service rendu par le réseau sera
toutes choses égales d’ailleurs d’autant meilleur que celui-ci sera plus
largement dimensionné. Un réseau télécoms largement dimensionné raccorde
rapidement le nouvel abonné, ne refoule jamais les appels, offre des
communications jamais coupées et dont la qualité sonore est
correcte. Un réseau de transport aérien largement dimensionné offre des fréquences
de vol élevées pour toutes les destinations, a toujours des places
disponibles, ne pratique pas la surréservation. Un réseau de distribution d’électricité
largement dimensionné peut répondre à n’importe quelle demande en
n’importe quel point du territoire etc. Bien sûr la qualité du service a
aussi d’autres aspects (confort du siège et qualité du plateau repas en
avion ; services à valeur ajoutée sur le réseau télécoms ; qualité
de la chaussée d’un réseau routier etc.) : mais au total, comme ces
divers aspects de la qualité ont un coût et impliquent un investissement, on
peut aussi les regrouper sous le terme de dimensionnement, à condition de
supposer que celui-ci comporte non seulement un aspect quantitatif mais aussi un
aspect qualitatif.
Qui dit dimensionnement dit
bien sûr arbitrage. Il est impossible de dimensionner le réseau de telle sorte
qu’il puisse satisfaire n’importe quel pic de demande parce qu’il
n’existe pas de limite a priori à un tel pic – et surtout parce que
cela impliquerait d’immobiliser des ressources qui ne seraient utilisées que
très rarement. Le grand principe de l’économie des réseaux sera de déterminer
le niveau raisonnable du dimensionnement, c’est-à-dire le niveau qui
permettra de satisfaire la demande sauf durant des périodes de pointe limitées
lors desquelles la désutilité provoquée par la saturation du réseau sera
socialement acceptable.
Fonction de production du réseau
Considérons le réseau télécoms :
c’est un automate. Une fois les lignes et commutateurs installés et alimentés
en énergie, une fois les utilisateurs raccordés, le réseau se comporte comme
un ordinateur et exécute les ordres qui lui sont donnés. Les commutateurs sont
des ordinateurs spécialisés. La seule dépense d’exploitation d’un réseau
télécoms est la consommation d’énergie, qui représente peu de chose. Le
personnel d’un opérateur télécoms supervise le fonctionnement de
l’automate et veille à son maintien en condition opérationnelle : des
alarmes sont émises par les équipements défaillants qui sont alors remplacés
sans délai. Il en résulte que l’activité de ce personnel est très variable :
lors de la phase d’investissement où l’on met le réseau en place, le
travail est intense ; lors de la phase d’exploitation, il est très réduit.
Il en est de même pour un réseau
routier qui, sans être bien sûr un automate, rend le service par la seule présence
de ses équipements sur le territoire. Les chantiers de construction des
nouvelles routes sont de gros utilisateurs de main d’œuvre ;
l’entretien des routes existantes demande certes du travail, mais il est
beaucoup moins intense.
Un réseau de transport aérien
n’est pas un automate : son fonctionnement est gros consommateur de main
d’œuvre, qu’il s’agisse du personnel navigant commercial ou technique,
des personnels en escale, des agents de manutention ou des techniciens qui
assurent la maintenance des avions. L’exploitation du réseau postal, elle
aussi, requiert une main d’œuvre importante.
Cependant dans tous les cas la
quantité de travail à fournir est proportionnelle au dimensionnement, qu’il
s’agisse de l’investissement initial ou de l’exploitation : les
effectifs nécessaires au transport aérien sont proportionnels au nombre et à
la fréquence des vols etc.
Comment se construit un réseau ?
dans tous les cas, on part d’une matrice de trafic, tableau idéal dont les
lignes représentent les points origine, les colonnes représentent les points
destination et dont la case courante indique le volume du trafic que le réseau
doit pouvoir acheminer.
Cette matrice est d’abord établie
en faisant abstraction de l’offre du réseau et en tenant compte non pas de la
demande (qui est toujours une réponse à une offre) mais du besoin
qu’il faut donc estimer. Elle est variable dans le temps : le trafic,
qu’il s’agisse du téléphone, du transport aérien, des routes ou de l’énergie,
varie selon l’heure dans la journée, le jour dans la semaine et le mois dans
l’année, ainsi que de facteurs climatiques exceptionnels ou d’incidents
comme les jeux radiophoniques, les grands accidents ou les catastrophes
naturelles qui provoquent une montée soudaine et localisée du besoin en télécoms.
Cette matrice est fournie par
les personnes du marketing qui étudient la demande et ses fluctuations ;
elle constitue la première étape de la construction du réseau, qui tout
technique qu’il soit est donc fondé sur un socle commercial. La matrice
utilisée est non la matrice idéale qu’il serait impossible de construire
mais une vue simplifiée : la continuité géographique est schématisée
par un zonage discret ; la continuité du temps est schématisée par
l’opposition entre heures de pointe et périodes creuses.
Pour le réseau téléphonique,
on identifie des périodes de pointe correspondant au trafic d’affaires
(durant la matinée et l’après midi en semaine avec un creux aux heures des
repas) et une période de pointe en soirée correspondant au trafic résidentiel,
sachant que la géographie de ces deux trafics n’est pas la même (les
personnes n’habitant pas les quartiers d’affaires, les deux trafics
empruntent des équipements différents) ; les règles de dimensionnement,
définies de façon à offrir un service d’une qualité socialement et économiquement
acceptable, impliquent un certain taux de refoulement des appels en période de
pointe « affaires » et un taux de refoulement plus élevé en période
de pointe « résidentiels ». Une fois établie la matrice du trafic
à acheminer on détermine l’architecture du réseau : nombre des niveaux
de commutation, nombre, taille et emplacement des commutateurs, taille des
faisceaux du réseau de transit, longueur de la « boucle locale » de
raccordement des clients. Les règles d’ingénierie tiennent compte du coût
des divers équipements et des travaux de génie civil nécessaires à leur
installation. Elles sont évidemment différentes selon que l’on considère
une boucle locale filaire ou par radio, un réseau de transit par câble ou par
faisceaux hertzien etc. Le coût du réseau croît avec le dimensionnement :
l’arbitrage qui sert à définir celui-ci tient compte de ce paramètre économique,
car il faut que les recettes futures puissent équilibrer le coût du réseau.
Pour le réseau de transport aérien,
on établit une matrice « O&D » en partant d’une démarche analogue (analyse
de la structure du besoin, de son partage entre les transporteurs concurrents, définition
de l’offre par arbitrage). La fréquence des vols, la taille des avions, ainsi
que l’organisation des correspondances (structure en « hub and spokes »)
sont définies alors ; le programme des vols suppose la mise en place des
ressources en escales et la négociation des « slots »
avec les grands aéroports internationaux. Ce programme sera fortement
saisonnier, car les destinations à desservir, les volumes à transporter et les
classes de transport varient en
raison des fluctuations saisonnières du trafic « affaires » et du
trafic « tourisme ». L’approche
« O&D » du transport aérien est relativement récente :
elle tourne le dos à l’« économie des lignes » inspirée de l’époque
héroïque de Mermoz et de l’Aéropostale ; l’organisation en « hub
and spokes » permet une baisse du coût analogue à celle que procure la
commutation en télécoms, mais au prix d’une désutilité pour le voyageur (délai
et fatigue accrus). D’autres considérations marketing interviennent, comme
l’optimisation de l’affichage sur les écrans de systèmes de réservation
(l’affichage sera d’autant meilleur, et donc la part de marché d’autant
plus importante, que le nombre de destinations desservies sera plus élevé).
Pour le réseau routier, il
faut tenir compte de trois pointes : la pointe quotidienne des migrations
alternantes domicile travail au cœur et dans la périphérie des grandes villes ;
la pointe saisonnière du trafic touristique vers les lieux de villégiature ;
les pointes spécifiques au transport de marchandise. Les grands axes
remplissent un rôle analogue aux faisceaux de transit du réseau télécoms et
les petites routes locales assurent la distribution capillaire jusqu’à la
destination finale. Pour le transport de marchandises, on pourrait souhaiter que
le transit fût assuré par voie ferrée, seule la distribution capillaire étant
faite par route : mais le transport multimodal semble difficile à
organiser et le « porte à porte » par camion s’impose donc en
pratique malgré ses inconvénients écologiques et économiques.
Les exemples que nous venons de
donner illustrent la façon dont se décline, en pratique, le principe général
du dimensionnement. Cette déclinaison passe toujours par l’intermédiaire de
règles d’ingénierie qui fixent la proportion à respecter entre les divers
équipements pour que la continuité physique et la cohérence du réseau soient
assurées, et par la prise en compte du coût unitaire de chaque équipement afin
d’estimer, par addition, le coût total du réseau ; cette estimation permet
de faire boucler
l’arbitrage entre coût et recette anticipée avec la définition du trafic à
acheminer en heure de pointe. Lorsque le coût des équipements évolue
rapidement (c’est le cas dans les télécoms qui bénéficient de la baisse
rapide du coût de l’informatique), les contraintes de dimensionnement peuvent
évoluer ainsi que la définition des solutions optimales : ainsi la paire
torsadée de fils de cuivre a longtemps été la solution la plus économique
pour la boucle locale, mais elle est concurrencée par la fibre optique qui,
pour un coût analogue ou inférieur, permet un débit supérieur et un service
« large bande ».
Fonction de coût du réseau
Le coût du réseau est, nous
l’avons vu, déterminé une fois son dimensionnement choisi. Il se peut que ce
coût ne recouvre en pratique que de l’investissement et un peu de maintenance
(car du réseau télécoms ou du réseau routier) ou bien l’addition d’une dépense
d’investissement et d’une dépense d’exploitation (cas du transport aérien
ou du réseau postal). Si toutefois l’on considère non la chronique des dépenses,
dans laquelle les phases d’investissement apparaissent comme des pics, mais la
dépense annuelle, somme du coût d’exploitation et de l’annuité équivalente
à l’investissement (amortissement), on trouve que dans tous les cas la dépense
est fonction croissante du dimensionnement et ne dépend que de lui.
Par contre elle ne dépend pas
du niveau du service effectivement rendu, tant que celui-ci n’amène pas à réviser
le dimensionnement : une fois que vous avez dimensionné votre réseau
routier, son coût est le même quel que soit le nombre de véhicules qui
l’empruntent, tant que ce nombre n’évolue pas de telle sorte que vous soyez
obligé de redimensionner le réseau. Il en est de même pour le réseau télécoms,
pour le réseau de transport aérien, pour la production d’électricité etc. :
la demande n’a d’effet sur le coût qu’en transitant par l’anticipation
de demande prise en compte pour définir le dimensionnement.
On peut donc dire que :
- le coût du réseau à long terme est fonction croissante de son
dimensionnement ;
- le coût du réseau à court terme est indépendant du volume du service rendu
tant que celui-ci reste inférieur au dimensionnement ;
- le réseau est par définition incapable de rendre un service supérieur à
son dimensionnement : le coût à court terme est alors infini.
Le coût peut donc se représenter
en fonction du trafic demandé q selon le graphique suivant, en notant D le
dimensionnement du réseau.
Équilibre économique du réseau
Le graphique ci-dessus montre
que le coût marginal du service est nul à court terme tant que la demande
n’excède pas le dimensionnement. Le rendement est alors fortement croissant
et l’opérateur est en situation de monopole naturel, c’est-à-dire qu’il
est en mesure :
- de rationner la demande en lui imposant le prix qui maximise son profit ;
- de décourager l’entrée sur le marché de concurrents plus petits en réduisant
son prix en dessous du niveau qui leur permettrait d’équilibrer leur coût.
La nature physique de certains réseaux implique
cependant que ce monopole n’est pas absolu, car l’offre est liée à la
localisation des équipements : ainsi il n’existe pas un monopole mondial
des télécoms mais un équilibre de concurrence monopoliste, chaque pays possédant
un grand opérateur historique qui l’a équipé et qui, de ce fait, bénéficie
d’un monopole naturel à l’intérieur des frontières de ce pays ; de même,
toute grande métropole a vocation à fournir un « hub » à un
transporteur aérien international qui détiendra un monopole naturel sur les
habitants de cette métropole parce qu’il leur offrira davantage de
destinations que les autres transporteurs.
Les divers réseaux télécoms nationaux obéissent à des normes et
entretiennent des interfaces qui leur permettent de contribuer à un service
mondial, mais chacun maîtrise son propre territoire.
Cependant ce cloisonnement géographique
n’est pas universel. Pour les services d’information offerts sur l’Internet
la notion de territoire n’existe plus : ils utilisent la plate-forme
physique du réseau existant mais ils n’en dépendent pas. Les services
d’information sont rendus dans un espace où l’ubiquité joue à plein ;
la localisation du serveur est indifférente.
La concurrence monopoliste peut
s’appuyer également sur la différenciation du service en réponse aux divers
segments du marché. Ainsi dans le transport aérien le modèle en « Hub
and Spokes » que nous avons décrit, et qui est pratiqué par toutes les
grandes compagnies internationales, n’est pas le seul possible :
Southwest a monté aux Etats-Unis une offre continentale « low cost »
fondée sur des navettes point à point, modèle tout différent (puisqu’il
exclut les correspondances) mais qui se révèle très efficace ; un troisième
modèle est celui de NetJet qui exploite des avions d’affaires en copropriété
et, à l’autre bout du spectre du marché, fournit un service de haute qualité
à une clientèle dont le temps est précieux .
Comme le coût marginal du
service est nul tant que l’on reste en dessous du dimensionnement, les opérateurs
peuvent vendre ces disponibilités à un prix quelconque à condition de
pratiquer une segmentation tarifaire qui cloisonne leur offre et garantit
l’équilibre d’exploitation par des clients payant au prix fort : les
modulations horaires et les modulations selon la distance dans les télécoms,
le « revenue management » (vente des sièges d’avion à des prix
diversifiés) dans le transport aérien, permettent de faire du profit sur des
ressources qui seraient restées inutilisées et en même temps de faucher
l’herbe sous le pied des concurrents « low cost ».
Il faut ajouter les ristournes et autres systèmes de fidélisation qui
visent à s’attirer les clients situés à la frontière du marché : un
transporteur aérien français peut avoir intérêt à faire des ristournes aux
entreprises de Strasbourg pour éviter qu’elles ne lui préfèrent Lufthansa.
Dans les télécoms, la
concurrence a été introduite de façon délibérée par des pouvoirs publics désireux
de secouer l’inertie réelle ou supposée du monopole national. Elle a eu des
effets contrastés :
- elle a provoqué une baisse des prix favorable aux consommateurs, notamment en
France dans la téléphonie mobile en 1995 avec l’arrivée sur le marché de
Bouygues Télécom qui a bousculé le duopole confortable de France Telecom et SFR ;
- elle a rompu la solidarité entre l’opérateur national, son centre de
recherche (le CNET en France, Bell Labs aux Etats-Unis) et les fournisseurs d’équipement,
ce qui a freiné la dynamique d’innovation.
L’introduction de la
concurrence dans le transport aérien aux États-Unis d’abord, puis dans le
reste du monde a transformé en un service de masse ce service auparavant destiné
à une clientèle peu nombreuse payant au prix fort ; les transporteurs ont
dû rechercher un nouvel équilibre fondé sur des tarifs bas, des taux de
remplissage élevés et un dimensionnement accru. Il en est résulté des
pressions sur les salaires, des conflits sociaux et des grèves auxquelles
certaines compagnies n’ont pas survécu (Pan Am, Eastern Airlines etc.)
Pour diminuer leurs coûts et
améliorer les « packages » de services offerts, les entreprises de
réseau ont souvent été poussées à conclure des partenariats : c’est
ainsi que se sont constituées les offres de réseaux privés virtuels (RPV) au
niveau mondial dans les télécoms, ou les accords « interline »
dans le transport aérien. Ces partenariats présentent au client un « guichet
unique » avec lequel il peut négocier commodément un service dont la
fourniture impliquera, en fait, la coopération de plusieurs opérateurs.
Enfin, si la plupart des réseaux
vendent leurs services et recherchent donc l’équilibre sur le marché, la
vente de certains réseaux supposerait des mécanismes de taxation et perception
excessivement coûteux : c’est le cas du réseau routier, en dehors des
autoroutes et de certains ponts sur lesquels on peut rentabiliser des péages. Si
la mise à disposition de ces réseaux apporte une externalité économique
positive, il peut être efficace d’équilibrer leur coût par une subvention
d’exploitation financée par l’impôt. C’est le cas des petites routes,
ainsi que de la plupart des transports en commun urbains pour lesquels le prix
d’équilibre serait jugé socialement inacceptable.
Dynamique du marché du service
L’économie des services
offerts en réseau est caractérisée par une dynamique heurtée qui suscite des
difficultés de management spécifiques.
Nous avons déjà évoqué le
contraste entre les phases d’investissement, qui nécessitent beaucoup de
travail, et les phases d’exploitation qui, dans certains réseaux, nécessitent
peu de travail. Le lissage se fera soit par la sous-traitance des travaux d’équipement,
soit par des coups d’accordéon dans la gestion des ressources humaines, ce
qui pose dans tous les cas un problème de gestion des compétences d’autant
plus délicat que le réseau est plus technique.
En outre, le réseau étant par
nature dédié à une mise en relation, son utilisation sera d’autant plus
intense que la relation sera bien amorcée : c’est ce que l’on appelle
« effet de réseau ». Le phénomène est évident dans le cas des télécoms :
un réseau qui n’aurait qu’un abonné n’attirerait personne ; mais
chacun se doit d’être raccordé à un réseau qui équipe déjà tout le
monde. Il existe donc un seuil de pénétration en dessous duquel la demande
reste faible et au dessus duquel la demande explose. Tout nouveau service doit
« ramer » pour atteindre ce seuil puis il « s’emballe »
vers la pénétration asymptotique qui sera souvent de 100 % du marché
potentiel. Ainsi la demande de téléphone s’est emballée en France dans les
années 70 en réponse à une politique d’offre volontariste ; la pénétration
du réseau X25 de transmission de données par paquets, de la téléphonie
mobile, de l’Internet etc. a suivi la même chronique. Des effets d’accordéon
se produisent : lorsque le taux d’équipement approche 100 %, comme
c’est le cas aujourd’hui pour la téléphonie mobile dans les pays riches,
un marché de renouvellement à la dynamique plus lente prend la suite du marché
de premier équipement et les fournisseurs doivent redimensionner leur offre –
à moins qu’ils ne la diversifient pour relancer la demande.
L’effet de réseau existe
ailleurs que dans les télécoms : dans le transport aérien la mise en
relation de diverses villes induit des synergies qui en retour suscitent du
trafic ; dans le transport routier, le redimensionnement des artères
autour des villes induit une augmentation du trafic etc.
Enfin, la concurrence
monopoliste sur le service a pour effet une diminution de la marge
d’exploitation : l’opérateur, qui avait parfois bénéficié d’une
position de monopole confortable, ne fait plus de profit sur son cœur de métier.
Il a alors tout intérêt à considérer celui-ci comme une plate-forme
commerciale permettant d’attirer des clients, de les fidéliser pour leur
vendre d’autres services. Un transporteur aérien diversifiera ses ventes à
bord, conclura des partenariats avec des chaînes d’hôtels ou des loueurs de
voitures, fidélisera ses clients en leur distribuant des « miles »
échangeables contre d’autres services (communications téléphoniques, repas
au restaurant, essence etc.), fidélisera les entreprises en participant à la
tenue des comptes voyage etc. Un opérateur télécoms fournira, au dessus du
service de transport assuré par le réseau, des « services à valeur
ajoutée » (messagerie, documentation, groupe fermé d’utilisateurs,
authentification et notarisation des messages etc.) L’offre des services à
valeur ajoutée est souvent difficile à définir et à rentabiliser, sa pénétration
est soumise à l’effet de réseau, son marketing peut déconcerter des opérateurs
attachés à leur service de base. Il en résulte des hésitations :
longtemps, France Telecom n’a pas voulu croire à la téléphonie mobile ni à
l’Internet ; la politique du « Delta minutes » l’a orienté
à contre temps vers la croissance du trafic téléphonique au détriment de la
diversification des services à valeur ajoutée.
Conclusion
Chaque type de réseau utilise
des techniques spécifiques et met en œuvre les règles d’ingénierie
correspondantes ; cependant, par delà ces spécificités, l’économie
des réseaux possède des traits communs qui trouvent leur origine dans la
démarche de dimensionnement. Il en résulte que le rendement du réseau est
croissant à court terme, ce qui induit un monopole naturel ; ce monopole
naturel se transforme en concurrence monopoliste si le service est différentiable,
ce qui est le cas général.
Alors la concurrence
s’installe aux frontières de la zone de monopole (que l’on définisse
celle-ci selon des critères géographiques on dans l’espace abstrait des
paramètres qualitatifs des services). Elle oblige à comprimer les prix et à
rechercher de nouvelles opportunités de profit et de croissance dans la définition
d’une offre de services à valeur ajoutée s’appuyant sur la plate-forme
commerciale du service de base.
Cela implique des évolutions
qui déstabilisent la culture des entreprises de réseau, déjà bousculée par
les changements que provoque l’évolution technique.
L’avenir appartient aux entreprises proactives : American Airlines avec
Bob Crandall, Southwest avec Herb Kelleher, FedEx avec Fred Smith. Les
entrepreneurs qui ont réussi ont suivi une démarche expérimentale pour maîtriser
leurs fondamentaux : extrême attention apportée au marketing, à la
segmentation de la clientèle et à la connaissance de ses besoins ;
parfaite connaissance de la fonction de coût ; veille technologique et
utilisation immédiate des possibilités nouvelles ; vigilance envers les
initiatives de la concurrence, analyse et assimilation rapide des bonnes
pratiques du métier ; maîtrise enfin du système d’information fondé
sur des référentiels rigoureusement cohérents, fournissant aux utilisateurs
un service d’une sobre pertinence, aux dirigeants un tableau de bord
clairement interprétable.
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