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Économie des réseaux

12 mai 2002

Qu’est-ce qu’un réseau ?

Nous savons tous nommer des réseaux : routes, téléphone, transport aérien, distribution d’électricité, poste ; on utilise aussi ce terme à propos des relations interpersonnelles ou des organisations dont certaines sont peu recommandables (réseau mafieux, réseau de terroristes).

Ce qui relie tous ces usages du mot réseau, c’est le concept de relation : un réseau, c’est une organisation qui relie des personnes, des institutions ou des équipements. On peut schématiser un réseau en dessinant le graphe dont les sommets représentent les entités reliées et les arcs les relations elles-mêmes, qui doivent être par ailleurs définies.

Un concept aussi général ne peut prendre son sens que si on précise en chaque occasion la façon dont on l’applique. Ici nous allons nous limiter aux réseaux qui font l’objet d’échanges économiques, aux réseaux dont la construction demande un investissement qui doit être équilibré par un flux de recettes[1]. L’attention se concentre alors sur les réseaux de communication et de transport[2].

Comme tout bien économique, un réseau doit être considéré sous deux aspects : 
- la nature du service qu’il rend (autrement dit, sa contribution à l’utilité du consommateur ou à la fonction de production de l’entreprise utilisatrice) ; 
- sa fonction de production (dont on déduit sa fonction de coût).

Service rendu par le réseau

Dans tous les cas que nous considérons, le réseau offre un service d’ubiquité : il supprime la distance ou du moins il réduit ses effets. Dans le cas des télécommunications, le réseau transmet un signal électromagnétique à une vitesse qui est de l’ordre de celle de la lumière : à l’échelle de notre planète, ce délai de transmission n’est pas nul mais il est négligeable[3]. Dans le cas de la téléphonie analogique, le signal électromagnétique véhicule une image approximative[4] du signal sonore. L’ubiquité n’est donc pas absolue mais partielle : le réseau transmet instantanément (en pratique) une image de votre voix vers tout point de la planète équipé d’un téléphone, mais cette image est déformée.

Si l’ubiquité physique sur le réseau télécoms est limitée par la transformation du signal, contrainte qui s’applique d’ailleurs tout autant à l’image qu’au son, par contre l’ubiquité logique est en principe parfaite en désignant par ce terme l’accessibilité de l’information : via l’Internet et sous la seule réserve de l’habilitation qui est une opération purement logique, toute information mise sur le réseau est potentiellement accessible depuis tout point de la planète, moyennant un délai de transmission pratiquement négligeable et sous la forme exacte où elle a été enregistrée. Certes les protocoles (TCP/IP de l’Internet, X25 de Transpac) impliquent des délais irréguliers, les trames pouvant séjourner un certain temps dans les files d’attente des routeurs ; cependant le délai de communication reste peu sensible pour l'utilisateur pourvu que le fournisseur d'accès soit bien équipé. 

L’ubiquité offerte par un réseau de transport est d’une autre nature : lorsque vous voyagez, c’est vous-même qui êtes transporté et non votre image déformée ; mais vous devez supporter le délai du voyage et les fatigues qui lui sont associées.

Le service d’ubiquité est rendu par le moyen d’équipements spécifiques : commutateurs et lignes du réseau télécoms, aéroports et avions du transport aérien, routes, échangeurs et autoroutes du transport terrestre, centrales, transformateurs et lignes du réseau électrique. Si le réseau relie deux points, le parcours entre les deux points doit emprunter le chemin que le réseau trace et non la géodésique « à vol d’oiseau » qui serait plus directe. Pour vous rendre de votre domicile à votre lieu de villégiature dans les Antilles, vous devrez aller en voiture à l’aéroport, attendre, prendre l’avion, changer éventuellement d’avion lors d’une correspondance, utiliser de nouveau la voiture entre l’aéroport d’arrivée et votre destination finale. Les soucis que cela implique sont épargnés à l’utilisateur du téléphone : son appel va déclencher des commandes dans des commutateurs et parcourir une succession de faisceaux sans qu’il ait à s’en soucier. Le passage d’un voyageur par le « hub » d’un transporteur aérien comporte une désutilité, celle des tracas et délais de la correspondance ; le passage d’une communication téléphonique par un commutateur ne comporte aucune désutilité pour celui qui téléphone.

Ainsi les paramètres de qualité seront spécifiques à chaque service. On peut cependant les résumer par un seul mot : dimensionnement. Le service rendu par le réseau sera toutes choses égales d’ailleurs d’autant meilleur que celui-ci sera plus largement dimensionné. Un réseau télécoms largement dimensionné raccorde rapidement le nouvel abonné, ne refoule jamais les appels, offre des communications jamais coupées et dont la qualité sonore est correcte. Un réseau de transport aérien largement dimensionné offre des fréquences de vol élevées pour toutes les destinations, a toujours des places disponibles, ne pratique pas la surréservation. Un réseau de distribution d’électricité largement dimensionné peut répondre à n’importe quelle demande en n’importe quel point du territoire etc. Bien sûr la qualité du service a aussi d’autres aspects (confort du siège et qualité du plateau repas en avion ; services à valeur ajoutée sur le réseau télécoms ; qualité de la chaussée d’un réseau routier etc.) : mais au total, comme ces divers aspects de la qualité ont un coût et impliquent un investissement, on peut aussi les regrouper sous le terme de dimensionnement, à condition de supposer que celui-ci comporte non seulement un aspect quantitatif mais aussi un aspect qualitatif.

Qui dit dimensionnement dit bien sûr arbitrage. Il est impossible de dimensionner le réseau de telle sorte qu’il puisse satisfaire n’importe quel pic de demande parce qu’il n’existe pas de limite a priori à un tel pic – et surtout parce que cela impliquerait d’immobiliser des ressources qui ne seraient utilisées que très rarement. Le grand principe de l’économie des réseaux sera de déterminer le niveau raisonnable du dimensionnement, c’est-à-dire le niveau qui permettra de satisfaire la demande sauf durant des périodes de pointe limitées lors desquelles la désutilité provoquée par la saturation du réseau sera socialement acceptable.

Fonction de production du réseau

Considérons le réseau télécoms : c’est un automate. Une fois les lignes et commutateurs installés et alimentés en énergie, une fois les utilisateurs raccordés, le réseau se comporte comme un ordinateur et exécute les ordres qui lui sont donnés. Les commutateurs sont des ordinateurs spécialisés. La seule dépense d’exploitation d’un réseau télécoms est la consommation d’énergie, qui représente peu de chose. Le personnel d’un opérateur télécoms supervise le fonctionnement de l’automate et veille à son maintien en condition opérationnelle : des alarmes sont émises par les équipements défaillants qui sont alors remplacés sans délai. Il en résulte que l’activité de ce personnel est très variable : lors de la phase d’investissement où l’on met le réseau en place, le travail est intense ; lors de la phase d’exploitation, il est très réduit.

Il en est de même pour un réseau routier qui, sans être bien sûr un automate, rend le service par la seule présence de ses équipements sur le territoire. Les chantiers de construction des nouvelles routes sont de gros utilisateurs de main d’œuvre ; l’entretien des routes existantes demande certes du travail, mais il est beaucoup moins intense.

Un réseau de transport aérien n’est pas un automate : son fonctionnement est gros consommateur de main d’œuvre, qu’il s’agisse du personnel navigant commercial ou technique, des personnels en escale, des agents de manutention ou des techniciens qui assurent la maintenance des avions. L’exploitation du réseau postal, elle aussi, requiert une main d’œuvre importante.

Cependant dans tous les cas la quantité de travail à fournir est proportionnelle au dimensionnement, qu’il s’agisse de l’investissement initial ou de l’exploitation : les effectifs nécessaires au transport aérien sont proportionnels au nombre et à la fréquence des vols etc.

Comment se construit un réseau ? dans tous les cas, on part d’une matrice de trafic, tableau idéal dont les lignes représentent les points origine, les colonnes représentent les points destination et dont la case courante indique le volume du trafic que le réseau doit pouvoir acheminer.

Cette matrice est d’abord établie en faisant abstraction de l’offre du réseau et en tenant compte non pas de la demande (qui est toujours une réponse à une offre) mais du besoin qu’il faut donc estimer. Elle est variable dans le temps : le trafic, qu’il s’agisse du téléphone, du transport aérien, des routes ou de l’énergie, varie selon l’heure dans la journée, le jour dans la semaine et le mois dans l’année, ainsi que de facteurs climatiques exceptionnels ou d’incidents comme les jeux radiophoniques, les grands accidents ou les catastrophes naturelles qui provoquent une montée soudaine et localisée du besoin en télécoms. 

Cette matrice est fournie par les personnes du marketing qui étudient la demande et ses fluctuations ; elle constitue la première étape de la construction du réseau, qui tout technique qu’il soit est donc fondé sur un socle commercial. La matrice utilisée est non la matrice idéale qu’il serait impossible de construire mais une vue simplifiée : la continuité géographique est schématisée par un zonage discret ; la continuité du temps est schématisée par l’opposition entre heures de pointe et périodes creuses.

Pour le réseau téléphonique, on identifie des périodes de pointe correspondant au trafic d’affaires (durant la matinée et l’après midi en semaine avec un creux aux heures des repas) et une période de pointe en soirée correspondant au trafic résidentiel, sachant que la géographie de ces deux trafics n’est pas la même (les personnes n’habitant pas les quartiers d’affaires, les deux trafics empruntent des équipements différents) ; les règles de dimensionnement, définies de façon à offrir un service d’une qualité socialement et économiquement acceptable, impliquent un certain taux de refoulement des appels en période de pointe « affaires » et un taux de refoulement plus élevé en période de pointe « résidentiels ». Une fois établie la matrice du trafic à acheminer on détermine l’architecture du réseau : nombre des niveaux de commutation, nombre, taille et emplacement des commutateurs, taille des faisceaux du réseau de transit, longueur de la « boucle locale » de raccordement des clients. Les règles d’ingénierie tiennent compte du coût des divers équipements et des travaux de génie civil nécessaires à leur installation. Elles sont évidemment différentes selon que l’on considère une boucle locale filaire ou par radio, un réseau de transit par câble ou par faisceaux hertzien etc. Le coût du réseau croît avec le dimensionnement : l’arbitrage qui sert à définir celui-ci tient compte de ce paramètre économique, car il faut que les recettes futures puissent équilibrer le coût du réseau.

Pour le réseau de transport aérien, on établit une matrice « O&D » [5] en partant d’une démarche analogue (analyse de la structure du besoin, de son partage entre les transporteurs concurrents, définition de l’offre par arbitrage). La fréquence des vols, la taille des avions, ainsi que l’organisation des correspondances (structure en « hub and spokes »[6]) sont définies alors ; le programme des vols suppose la mise en place des ressources en escales et la négociation des « slots »[7] avec les grands aéroports internationaux. Ce programme sera fortement saisonnier, car les destinations à desservir, les volumes à transporter et les classes de transport varient en raison des fluctuations saisonnières du trafic « affaires » et du trafic « tourisme ».  L’approche « O&D » du transport aérien est relativement récente : elle tourne le dos à l’« économie des lignes » inspirée de l’époque héroïque de Mermoz et de l’Aéropostale ; l’organisation en « hub and spokes » permet une baisse du coût analogue à celle que procure la commutation en télécoms, mais au prix d’une désutilité pour le voyageur (délai et fatigue accrus). D’autres considérations marketing interviennent, comme l’optimisation de l’affichage sur les écrans de systèmes de réservation (l’affichage sera d’autant meilleur, et donc la part de marché d’autant plus importante, que le nombre de destinations desservies sera plus élevé).

Pour le réseau routier, il faut tenir compte de trois pointes : la pointe quotidienne des migrations alternantes domicile travail au cœur et dans la périphérie des grandes villes ; la pointe saisonnière du trafic touristique vers les lieux de villégiature ; les pointes spécifiques au transport de marchandise. Les grands axes remplissent un rôle analogue aux faisceaux de transit du réseau télécoms et les petites routes locales assurent la distribution capillaire jusqu’à la destination finale. Pour le transport de marchandises, on pourrait souhaiter que le transit fût assuré par voie ferrée, seule la distribution capillaire étant faite par route : mais le transport multimodal semble difficile à organiser et le « porte à porte » par camion s’impose donc en pratique malgré ses inconvénients écologiques et économiques.

Les exemples que nous venons de donner illustrent la façon dont se décline, en pratique, le principe général du dimensionnement. Cette déclinaison passe toujours par l’intermédiaire de règles d’ingénierie qui fixent la proportion à respecter entre les divers équipements pour que la continuité physique et la cohérence du réseau soient assurées, et par la prise en compte du coût unitaire de chaque équipement afin d’estimer, par addition, le coût total du réseau ; cette estimation permet de faire boucler l’arbitrage entre coût et recette anticipée avec la définition du trafic à acheminer en heure de pointe. Lorsque le coût des équipements évolue rapidement (c’est le cas dans les télécoms qui bénéficient de la baisse rapide du coût de l’informatique), les contraintes de dimensionnement peuvent évoluer ainsi que la définition des solutions optimales : ainsi la paire torsadée de fils de cuivre a longtemps été la solution la plus économique pour la boucle locale, mais elle est concurrencée par la fibre optique qui, pour un coût analogue ou inférieur, permet un débit supérieur et un service « large bande ».

Fonction de coût du réseau

Le coût du réseau est, nous l’avons vu, déterminé une fois son dimensionnement choisi. Il se peut que ce coût ne recouvre en pratique que de l’investissement et un peu de maintenance (car du réseau télécoms ou du réseau routier) ou bien l’addition d’une dépense d’investissement et d’une dépense d’exploitation (cas du transport aérien ou du réseau postal). Si toutefois l’on considère non la chronique des dépenses, dans laquelle les phases d’investissement apparaissent comme des pics, mais la dépense annuelle, somme du coût d’exploitation et de l’annuité équivalente à l’investissement (amortissement), on trouve que dans tous les cas la dépense est fonction croissante du dimensionnement et ne dépend que de lui.

Par contre elle ne dépend pas du niveau du service effectivement rendu, tant que celui-ci n’amène pas à réviser le dimensionnement : une fois que vous avez dimensionné votre réseau routier, son coût est le même quel que soit le nombre de véhicules qui l’empruntent, tant que ce nombre n’évolue pas de telle sorte que vous soyez obligé de redimensionner le réseau. Il en est de même pour le réseau télécoms, pour le réseau de transport aérien, pour la production d’électricité etc. : la demande n’a d’effet sur le coût qu’en transitant par l’anticipation de demande prise en compte pour définir le dimensionnement[8].

On peut donc dire que :
- le coût du réseau à long terme est fonction croissante de son dimensionnement ;
- le coût du réseau à court terme est indépendant du volume du service rendu tant que celui-ci reste inférieur au dimensionnement ;
- le réseau est par définition incapable de rendre un service supérieur à son dimensionnement : le coût à court terme est alors infini.

Le coût peut donc se représenter en fonction du trafic demandé q selon le graphique suivant, en notant D le dimensionnement du réseau.

Équilibre économique du réseau

Le graphique ci-dessus montre que le coût marginal du service est nul à court terme tant que la demande n’excède pas le dimensionnement. Le rendement est alors fortement croissant et l’opérateur est en situation de monopole naturel, c’est-à-dire qu’il est en mesure :
- de rationner la demande en lui imposant le prix qui maximise son profit ;
- de décourager l’entrée sur le marché de concurrents plus petits en réduisant son prix en dessous du niveau qui leur permettrait d’équilibrer leur coût.

La nature physique de certains réseaux implique cependant que ce monopole n’est pas absolu, car l’offre est liée à la localisation des équipements : ainsi il n’existe pas un monopole mondial des télécoms mais un équilibre de concurrence monopoliste, chaque pays possédant un grand opérateur historique qui l’a équipé et qui, de ce fait, bénéficie d’un monopole naturel à l’intérieur des frontières de ce pays ; de même, toute grande métropole a vocation à fournir un « hub » à un transporteur aérien international qui détiendra un monopole naturel sur les habitants de cette métropole parce qu’il leur offrira davantage de destinations que les autres transporteurs[9]. Les divers réseaux télécoms nationaux obéissent à des normes et entretiennent des interfaces qui leur permettent de contribuer à un service mondial, mais chacun maîtrise son propre territoire.

Cependant ce cloisonnement géographique n’est pas universel. Pour les services d’information offerts sur l’Internet la notion de territoire n’existe plus : ils utilisent la plate-forme physique du réseau existant mais ils n’en dépendent pas. Les services d’information sont rendus dans un espace où l’ubiquité joue à plein ; la localisation du serveur est indifférente.

La concurrence monopoliste peut s’appuyer également sur la différenciation du service en réponse aux divers segments du marché. Ainsi dans le transport aérien le modèle en « Hub and Spokes » que nous avons décrit, et qui est pratiqué par toutes les grandes compagnies internationales, n’est pas le seul possible : Southwest a monté aux Etats-Unis une offre continentale « low cost » fondée sur des navettes point à point, modèle tout différent (puisqu’il exclut les correspondances) mais qui se révèle très efficace ; un troisième modèle est celui de NetJet qui exploite des avions d’affaires en copropriété et, à l’autre bout du spectre du marché, fournit un service de haute qualité à une clientèle dont le temps est précieux .

Comme le coût marginal du service est nul tant que l’on reste en dessous du dimensionnement, les opérateurs peuvent vendre ces disponibilités à un prix quelconque à condition de pratiquer une segmentation tarifaire qui cloisonne leur offre et garantit l’équilibre d’exploitation par des clients payant au prix fort : les modulations horaires et les modulations selon la distance dans les télécoms, le « revenue management » (vente des sièges d’avion à des prix diversifiés) dans le transport aérien, permettent de faire du profit sur des ressources qui seraient restées inutilisées et en même temps de faucher l’herbe sous le pied des concurrents « low cost ».  Il faut ajouter les ristournes et autres systèmes de fidélisation qui visent à s’attirer les clients situés à la frontière du marché : un transporteur aérien français peut avoir intérêt à faire des ristournes aux entreprises de Strasbourg pour éviter qu’elles ne lui préfèrent Lufthansa.

Dans les télécoms, la concurrence a été introduite de façon délibérée par des pouvoirs publics désireux de secouer l’inertie réelle ou supposée du monopole national. Elle a eu des effets contrastés :
- elle a provoqué une baisse des prix favorable aux consommateurs, notamment en France dans la téléphonie mobile en 1995 avec l’arrivée sur le marché de Bouygues Télécom qui a bousculé le duopole confortable de France Telecom et SFR ;
- elle a rompu la solidarité entre l’opérateur national, son centre de recherche (le CNET en France, Bell Labs aux Etats-Unis) et les fournisseurs d’équipement, ce qui a freiné la dynamique d’innovation.

L’introduction de la concurrence dans le transport aérien aux États-Unis d’abord, puis dans le reste du monde a transformé en un service de masse ce service auparavant destiné à une clientèle peu nombreuse payant au prix fort ; les transporteurs ont dû rechercher un nouvel équilibre fondé sur des tarifs bas, des taux de remplissage élevés et un dimensionnement accru. Il en est résulté des pressions sur les salaires, des conflits sociaux et des grèves auxquelles certaines compagnies n’ont pas survécu (Pan Am, Eastern Airlines etc.)

Pour diminuer leurs coûts et améliorer les « packages » de services offerts, les entreprises de réseau ont souvent été poussées à conclure des partenariats : c’est ainsi que se sont constituées les offres de réseaux privés virtuels (RPV) au niveau mondial dans les télécoms, ou les accords « interline » dans le transport aérien. Ces partenariats présentent au client un « guichet unique » avec lequel il peut négocier commodément un service dont la fourniture impliquera, en fait, la coopération de plusieurs opérateurs.

Enfin, si la plupart des réseaux vendent leurs services et recherchent donc l’équilibre sur le marché, la vente de certains réseaux supposerait des mécanismes de taxation et perception excessivement coûteux : c’est le cas du réseau routier, en dehors des autoroutes et de certains ponts sur lesquels on peut rentabiliser des péages. Si la mise à disposition de ces réseaux apporte une externalité économique positive, il peut être efficace d’équilibrer leur coût par une subvention d’exploitation financée par l’impôt. C’est le cas des petites routes, ainsi que de la plupart des transports en commun urbains pour lesquels le prix d’équilibre serait jugé socialement inacceptable.

Dynamique du marché du service

L’économie des services offerts en réseau est caractérisée par une dynamique heurtée qui suscite des difficultés de management spécifiques.

Nous avons déjà évoqué le contraste entre les phases d’investissement, qui nécessitent beaucoup de travail, et les phases d’exploitation qui, dans certains réseaux, nécessitent peu de travail. Le lissage se fera soit par la sous-traitance des travaux d’équipement, soit par des coups d’accordéon dans la gestion des ressources humaines, ce qui pose dans tous les cas un problème de gestion des compétences d’autant plus délicat que le réseau est plus technique.

En outre, le réseau étant par nature dédié à une mise en relation, son utilisation sera d’autant plus intense que la relation sera bien amorcée : c’est ce que l’on appelle « effet de réseau ». Le phénomène est évident dans le cas des télécoms : un réseau qui n’aurait qu’un abonné n’attirerait personne ; mais chacun se doit d’être raccordé à un réseau qui équipe déjà tout le monde. Il existe donc un seuil de pénétration en dessous duquel la demande reste faible et au dessus duquel la demande explose. Tout nouveau service doit « ramer » pour atteindre ce seuil puis il « s’emballe » vers la pénétration asymptotique qui sera souvent de 100 % du marché potentiel. Ainsi la demande de téléphone s’est emballée en France dans les années 70 en réponse à une politique d’offre volontariste ; la pénétration du réseau X25 de transmission de données par paquets, de la téléphonie mobile, de l’Internet etc. a suivi la même chronique. Des effets d’accordéon se produisent : lorsque le taux d’équipement approche 100 %, comme c’est le cas aujourd’hui pour la téléphonie mobile dans les pays riches, un marché de renouvellement à la dynamique plus lente prend la suite du marché de premier équipement et les fournisseurs doivent redimensionner leur offre – à moins qu’ils ne la diversifient pour relancer la demande.

L’effet de réseau existe ailleurs que dans les télécoms : dans le transport aérien la mise en relation de diverses villes induit des synergies qui en retour suscitent du trafic ; dans le transport routier, le redimensionnement des artères autour des villes induit une augmentation du trafic etc.

Enfin, la concurrence monopoliste sur le service a pour effet une diminution de la marge d’exploitation : l’opérateur, qui avait parfois bénéficié d’une position de monopole confortable, ne fait plus de profit sur son cœur de métier. Il a alors tout intérêt à considérer celui-ci comme une plate-forme commerciale permettant d’attirer des clients, de les fidéliser pour leur vendre d’autres services. Un transporteur aérien diversifiera ses ventes à bord, conclura des partenariats avec des chaînes d’hôtels ou des loueurs de voitures, fidélisera ses clients en leur distribuant des « miles » échangeables contre d’autres services (communications téléphoniques, repas au restaurant, essence etc.), fidélisera les entreprises en participant à la tenue des comptes voyage etc. Un opérateur télécoms fournira, au dessus du service de transport assuré par le réseau, des « services à valeur ajoutée » (messagerie, documentation, groupe fermé d’utilisateurs, authentification et notarisation des messages etc.) L’offre des services à valeur ajoutée est souvent difficile à définir et à rentabiliser, sa pénétration est soumise à l’effet de réseau, son marketing peut déconcerter des opérateurs attachés à leur service de base. Il en résulte des hésitations : longtemps, France Telecom n’a pas voulu croire à la téléphonie mobile ni à l’Internet ; la politique du « Delta minutes » l’a orienté à contre temps vers la croissance du trafic téléphonique au détriment de la diversification des services à valeur ajoutée.

Conclusion

Chaque type de réseau utilise des techniques spécifiques et met en œuvre les règles d’ingénierie correspondantes ; cependant, par delà ces spécificités, l’économie des réseaux possède des traits communs qui trouvent leur origine dans la démarche de dimensionnement. Il en résulte que le rendement du réseau est croissant à court terme, ce qui induit un monopole naturel ; ce monopole naturel se transforme en concurrence monopoliste si le service est différentiable, ce qui est le cas général.

Alors la concurrence s’installe aux frontières de la zone de monopole (que l’on définisse celle-ci selon des critères géographiques on dans l’espace abstrait des paramètres qualitatifs des services). Elle oblige à comprimer les prix et à rechercher de nouvelles opportunités de profit et de croissance dans la définition d’une offre de services à valeur ajoutée s’appuyant sur la plate-forme commerciale du service de base.

Cela implique des évolutions qui déstabilisent la culture des entreprises de réseau, déjà bousculée par les changements que provoque l’évolution technique[10]. L’avenir appartient aux entreprises proactives : American Airlines avec Bob Crandall, Southwest avec Herb Kelleher, FedEx avec Fred Smith. Les entrepreneurs qui ont réussi ont suivi une démarche expérimentale pour maîtriser leurs fondamentaux : extrême attention apportée au marketing, à la segmentation de la clientèle et à la connaissance de ses besoins ; parfaite connaissance de la fonction de coût ; veille technologique et utilisation immédiate des possibilités nouvelles ; vigilance envers les initiatives de la concurrence, analyse et assimilation rapide des bonnes pratiques du métier ; maîtrise enfin du système d’information fondé sur des référentiels rigoureusement cohérents, fournissant aux utilisateurs un service d’une sobre pertinence, aux dirigeants un tableau de bord clairement interprétable.


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[1] L’économiste ne doit cependant pas négliger l’étude des réseaux personnels, qui jouent un rôle important dans la sélection des élites et qui conditionnent souvent la dissymétrie de l’information, ni les réseaux de renseignement qui sont l’un des outils de la concurrence (ils alimentent alors la « veille »).

[2] Transport de marchandises, de courrier, d’énergie ou de personnes.

[3] Si le signal passe par un satellite géostationnaire situé à 36 000 km de la terre, l’aller-retour prend un quart de seconde, délai sensible dans une conversation téléphonique et plus encore dans les transactions interactives entre ordinateurs ; si le signal passe uniquement par des réseaux terrestres, le délai de transmission est pratiquement insensible.

[4] Le signal téléphonique occupe une largeur de bande de 4 kHz, alors que la largeur de bande de la parole et de ses harmoniques est de 21 kHz : la voix transmise par le téléphone est déformée, ce qui rend difficile la distinction entre certaines consonnes (B et V, T et D etc.)

[5] Origine et Destination

[6] « Moyeu et rayons »

[7] Créneaux horaires

[8] C’est bien sûr une approximation : une personne qui téléphone la nuit utilise un peu d’énergie, un passager qui vole dans un avion vide consomme un plateau repas et pour transporter son poids l’avion consomme un peu plus de carburant ; mais ces coûts sont négligeables en regard du coût du dimensionnement.

[9] Air France avec Paris, British Airways avec Londres, KLM avec Amsterdam, Lufthansa avec Francfort, Delta Airlines avec Atlanta etc.

[10] Les passages de l’analogique au numérique en téléphonie, de l’avion à hélices à l’avion à réaction dans le transport aérien, du ticket poinçonné au ticket magnétique pour les transports en commun, ont été pour les entreprises de réseau des traumatismes tout autant que des épisodes de forte créativité institutionnelle.