Urbaniser un SI
8 février 2002
(cette fiche
reprend le texte d'une conférence à l'IAE de Paris le 21 novembre 2001)
Nota Bene : il s'agit de la présentation d'un cas réel ; j'ai modifié le
texte de façon à préserver l'anonymat de mon client.
Le SI de l'entreprise E
L’entreprise E est une grosse
entreprise de service : 20 000 salariés tous équipés de PC en réseau, 1
000 agences, un usage intensif du système d’information, un budget
informatique annuel d’environ 700 MF. Le cœur de métier de l’entreprise E, c’est
l’intermédiation du marché M. Lors d’un entretien avec un client, les informations sur sa demande sont stockées dans une
base de données, confrontées avec des offres (« rapprochement »)
et des mises en relation sont ainsi opérées.
Beaucoup de très gros projets
sont menés simultanément : l'un pour l’intermédiation du marché M ;
l'autre pour la gestion des ressources humaines ; un autre encore pour
l’aide à la décision ; les « services à distance » pour le
Web et les centres d’appel. Par ailleurs l’informatique de communication se
développe avec la mise en place de la messagerie, de l’agenda partagé et
d’un Intranet qui permet des applications de GED, de rédaction coopérative
et de dissémination sélective. Des workflows sont en cours de conception. En
fait, l'entreprise E est en train de rattraper à vive allure un certain retard en matière
de groupware et d’applications sur le Web, et de mettre en place les « bonnes
pratiques » du côté des utilisateurs.
L’informatique est
techniquement efficace (on n’entend plus parler de pannes informatiques, alors
que c’était une plainte fréquente voici quelques années). Cependant la définition
fonctionnelle du système d’information souffre encore de quelques défauts :
les demandes des maîtrises d’ouvrage sont parfois inflationnistes et
versatiles ; les exigences de l’organisation interne pèsent sur la définition
fonctionnelle au détriment des considérations économiques. Même si une
partie des référentiels est en bon ordre (référentiel de l’organisation,
des métiers), il reste à définir un référentiel des services internes et
externes et à rassembler les tables de références dispersées dans les
applications. Les discussions stratégiques sur le système d’information sont
parfois confuses, les débats portant trop sur des questions techniques au détriment
des aspects fonctionnels. L’économie de l’informatique est scandée par
l’annualité budgétaire.
La démarche d’urbanisme
Cette situation (migration
massive, progrès en cours, méthodes à améliorer) a incité l’entreprise E à
lancer une démarche d’urbanisme. Cette démarche vise à fournir une « portée de
phares » de trois ans permettant de mettre le budget annuel en perspective
et d’anticiper à grosses mailles les évolutions futures. Il a été décidé
de nommer l’exercice « schéma d’évolution du système
d’information » (SESI) plutôt que « schéma directeur » pour éviter
la connotation autoritaire qui s’attache au terme « directeur » et
aussi pour rendre compte du fait qu’il s’agit non d’un plan quinquennal,
mais d’un exercice à renouveler tous les ans pour tenir à jour la zone éclairée
par la « portée de phares ».
Les travaux, réalisés avec
l’aide de la société S, ont commencé en novembre 2000, le livrable final
devant être fourni à la fin 2001. Ils ont comporté quatre phases dont les dénominations
parlent d’elles-mêmes : « état des lieux », « objectifs
prioritaires », « architecture cible », « plan
d’action ». Chacune de ces phases a donné lieu à des rapports qui ont
été validés par les experts et les dirigeants des métiers de l’entreprise
selon une logistique fort compliquée
(et coûteuse en ressources internes) de réunions, circulation de documents,
recueil de remarques, prises en compte, validation, etc. Le livrable final (« plan
d’action ») doit contenir un programme d’actions caractérisé par son
contenu et ses échéances, ainsi que des évaluations de coût, le tout sur les
trois prochaines années.
La démarche a été animée
par la Mission Architecture de la DSI (maître d’œuvre) et la Mission
Coordination de la Maîtrise d’Ouvrage des Systèmes d’Information (maître
d’ouvrage), les travaux relatifs à chaque métier de l’entreprise se déroulant
sous la conduite du maître d’ouvrage délégué. Un comité de pilotage réunissait
chaque mois ces intervenants et les représentants de la société S, ainsi que le
directeur des systèmes d'information et le directeur des études
de la DSI. Une organisation de ce type, confortée par une bonne coopération
entre participants, est indispensable à la conduite d’une opération
d’urbanisme.
Le schéma d’urbanisme
Le schéma d’urbanisme a
permis de mettre en circulation et en discussion à l’entreprise une représentation
d’ensemble du système d’information et de son évolution avec des
cartographies qui se détaillent par zooms successifs, de la vue d’ensemble au
plan intérieur de chaque domaine, et comportent des versions datées faisant
ressortir les évolutions prévisibles. Les cartographies sont accompagnées de
commentaires abondants qui en précisent le contenu et expliquent les choix de
priorités sous-jacents.
Cet exercice fournit aux spécialistes
de chaque domaine une vue d’ensemble qui permet de percevoir la
solidarité entre les divers domaines ainsi que l’importance des questions
transverses. Des questions d’architecture comme la gestion des données de référence,
les règles de mise à jour des bases de données applicatives, acquièrent
ainsi l'évidence palpable qui leur faisait défaut. De même, les apports de
l’informatique de communication aux processus de travail sont plus aisément
visualisés. Enfin, en disposant d’une vue conjointe des divers chantiers, les
exigences de synchronisation apparaissent mieux.
La présentation d’ensemble
du SI a procédé, de façon systématique, en partant du domaine couvert par
chaque métier, en identifiant les processus de production à l’œuvre dans
chaque domaine, puis les activités concourant à ces processus, les composants
mobilisés par ces activités, enfin les données rassemblées par ces
composants.
On est proche ici du langage
UML que l’entreprise E utilise désormais pour modéliser ses processus. On reste
toutefois aux niveaux agrégés du langage : ce sont ceux qui conviennent à
l’urbanisme.
L’appropriation du schéma d’urbanisme
Il ne faut pas se cacher que
l’appropriation du schéma d’évolution par l’entreprise reste problématique.
Matériellement, les livrables se présentent sous la forme de plusieurs
classeurs dont la lecture est fastidieuse : ce ne sont pas des documents
destinés à la communication et moins encore à la vulgarisation, mais des
textes qui enregistrent le résultat d’un travail professionnel, donc
technique. La pertinence des analyses, l’exactitude des descriptions, la
qualité des recommandations ne suffisent pas pour établir un texte dont
l’intérêt éveillera l’attention du lecteur et alimentera son intuition.
C’est plutôt, il faut le dire, la somnolence qui vous gagne quand vous
parcourez ces longues énumérations et examinez ces graphiques.
L’entreprise E est donc confrontée
à plusieurs risques : au pire, le schéma d’évolution jaunira sur les
étagères et y nourrira « la critique rongeuse des souris ». Mais
il pourrait aussi servir de référence documentaire lors des discussions
annuelles, être tenu à jour, sans pour autant être véritablement assimilé
par l’entreprise, le cercle des lecteurs se limitant à quelques professionnels de
la maîtrise d’ouvrage ou de l’informatique.
Il reste donc à trouver la méthode
qui permettra d’élargir le cercle des lecteurs et utilisateurs du SESI.
Celui-ci doit être complété par un animation, un accompagnement, qui le
valoriseront et lui donneront du relief au sein de chaque domaine et chaque
grand projet à leurs divers niveaux : logique de pilotage des SI, cadrage
des projets, contexte de chaque chantier, pertinence et application des
principes (règles communes, réutilisation, mutualisation etc.)
Sans ambitionner de toucher
tout le personnel de l’entreprise – chacun sa spécialité – on peut viser à
faire partager les représentations et le vocabulaire du SESI par les dirigeants
de l’entreprise et leurs collaborateurs immédiats (DG, DGA, DSI, maîtres
d’ouvrage délégués, maîtres d’ouvrages opérationnels, responsables de
domaine et chefs de projets de la maîtrise d’œuvre, directeurs régionaux et
leurs collaborateurs), soit en tout une petite centaine de personnes, auxquelles
on peut ajouter le cercle des experts métier et des experts de
l’informatique, soit un second cercle de quelques centaines de personnes. Il
faut pour cela pouvoir médiatiser le
SESI, le mettre sur un support de communication qui aide l’utilisateur non
seulement à comprendre, mais à réaliser
ce qu’impliquent les choix effectués - et donc à en tirer les conséquences,
notamment en ce qui concerne l’organisation dont l’entreprise doit se doter pour
favoriser la travail coopératif et veiller à l'application des nouvelles
normes. On ambitionne d’aider les utilisateurs à surmonter ainsi l’obstacle
que constitue l’apparente abstraction du système d’information et à
percevoir toutes ses dimensions pratiques.
Un éclairage sur la stratégie de l’entreprise E
Outre la mise en ordre du système
d’information, l’exercice d’urbanisme a bien fait ressortir des enjeux
concernant l’évolution des missions et du positionnement de l’entreprise,
enjeux que l’on qualifie de « stratégiques ». Il ne revient
pas au SESI de décider la stratégie car cela relève d’autres procédures et
responsabilités. Toutefois l’examen du SI permet d’identifier certains de
ces enjeux, que ce soit en creux ou en relief.
Faut-il ou non diversifier
l'offre de services en allant au delà de la plate-forme que constitue le « cœur
de métier » ; faut-il ou non enrichir l’intermédiation du marché M
en prenant en compte, outre les pôles « offre »
et « demande » sur ce marché, d'autres pôles constitués par des offres
annexes (si la réponse est « oui », cela compliquera
le schéma de l’intermédiation ; par ailleurs la disponibilité de
l’information sur les offres annexes est problématique) ; faut-il articuler
le système d’information avec les services rendus sur l’Intranet (si la réponse
est « oui », cela implique une reconception des processus de travail
et une modification des fonctions d’encadrement) ; faut-il intégrer les
services rendus sur le Web avec les services « présentiels » sur le
terrain (la réponse est sans doute « oui », mais ce ne sera pas simple) ;
les partenaires de l’entreprise s’équipant de SI de plus en plus perfectionnés,
les partenariats devront sans doute s’enrichir d’une prise en compte plus
complète de l’identité professionnelle et institutionnelle des partenaires ;
etc.
Au total, l’exercice du SESI
aura permis d’élucider l’évolution
du SI de l’entreprise et d’éclairer sa stratégie. Si on sait réussir
l’appropriation du SESI par l’entreprise, on aura modifié la façon dont
elle perçoit sa relation avec son SI et fait progresser la prise de
conscience des enjeux professionnels et stratégiques de celui-ci.
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