Vocabulaire de l’informatique
15 novembre 2002
(Cours à l'Université
Libre de Bruxelles)
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Quelle est la qualité
descriptive et explicative du concept d’« ordinateur » ? Correspond-il
à la réalité historique à laquelle nous confronte l’histoire de
l’informatique ?
A tout concept est attaché un
mot ; à tout mot sont attachés d’une part l’image centrale qui sert
de pivot au concept, d'autre part le faisceau de connotations qui lui associe
d’autres concepts et d’autres images. Lorsque l’on examine un concept on
doit d'abord se demander si le pivot est bien placé, si l’image qu’évoque
le mot correspond bien à la réalité historique et pratique qu’il s’agit
de décrire ; puis on doit se demander si les connotations sont correctes,
si les associations d’idées que le mot suggère sont de nature à enrichir sa
compréhension ou à égarer l’imagination sur de fausses pistes.
Le vocabulaire de
l'informatique est frappé d'une sorte de malédiction : presque tous les
termes qui le composent sont de faux amis, au sens où l’on dit qu’un mot
d’une langue étrangère a un « faux ami » en français, un mot qui lui
ressemble mais qui n'a pas le même sens.
Un phénomène aussi général ne peut pas être dû au seul hasard : soit ces
termes datent d'une époque révolue et font référence à des usages qui
n’ont plus cours ; soit leurs inventeurs avaient des idées confuses, ont été
maladroits, ou encore ont délibérément cherché à créer la confusion.
Dans le vocabulaire de
l’informatique seul le mot « informatique » lui-même nous semble sans
reproche. « Ordinateur » est un faux ami tout comme « langage »,
« objet », « numérique », « donnée » et « information
» ; en anglais, « computer » est lui aussi un faux ami. L'usage dictant
sa loi nous utiliserons ces termes, mais nous aurons soin de remplacer
mentalement leurs connotations malencontreuses par d'autres plus exactes. En les
passant en revue nous allons aborder quelques questions importantes.
Informatique
Philippe Dreyfus, ingénieur
chez Bull, voulait en 1962 traduire l’expression « computer science ».
Il a construit le mot « informatique » en contractant les mots « information
» et « automatique ». Ce néologisme a été adopté par plusieurs pays.
La terminaison « tique » renvoie à « automatique », donc au
processus de traitement des données. La première partie du mot indique qu’il
s’agit d’automatiser le traitement de l’information (et non des données,
car Philippe Dreyfus aurait alors dû construire le mot « datamatique ») :
or une donnée ne peut devenir une information que quand un être humain
l’interprète
(cf. ci-dessous). La conjonction des mots « information » et « automatique
» suggère donc la coopération entre l’être humain et l’automate, à
condition bien sur de faire entre « donnée » et « information »
une distinction sur laquelle nous reviendrons.
La qualité du mot « informatique
» semble donc supérieure à celle de l’expression « computer science
» qu’il traduit :
ce mot accumule en effet un ensemble de notions plus riche que celle de « calculateur
», de « computer », même si dans l’expression « computer
science » apparaît la notion de science.
Il est vrai que l’on a
souvent donné au mot « informatique » le sens de « traitement des
données », l’interprétation de celles-ci (la « sémantique »)
relevant alors du « système d’information ». Mais cette restriction
fait perdre la richesse que comporte l’étymologie du mot « informatique »,
la coopération et la tension qu’elle implique entre l’être humain et
l’automate. Il est opportun, pensons-nous, de rendre à ce mot toute sa portée.
Le terme « télématique
» suggère la synergie entre l’informatique et les télécommunications ;
il a été traduit en anglais (« telematics ») et utilisé en France pour
qualifier le programme Minitel que la direction générale des télécommunications
(DGT) a lancé en 1981. Mais comme presque tous les ordinateurs travaillent
aujourd’hui en réseau l’automate a acquis l’ubiquité : l’apport
du terme « télématique » s’est ainsi résorbé dans le terme « informatique
» lui-même.
L’expression « système
d’information » oriente l’intuition vers un « système », donc vers
une structure,
alors même que l’on entend désigner un être qui, lié de façon organique
à l’entreprise, évolue avec elle. Le mot « informatique », grâce à
la tension qui le sous-tend, convient mieux pour représenter une dynamique.
Il faut, pour rendre au mot « informatique
» la rigueur et la vigueur que comporte son étymologie, s’affranchir des
connotations qui s’y sont accolées par la suite. L’« informatique »,
dans l’entreprise, est trop souvent considérée comme un centre de coût ;
les « informaticiens », comme une corporation sur la défensive. Si la
plupart des entreprises se sont informatisées, on ne peut pas dire qu’elles
aient toutes donné à l’informatique, dans leur culture et leurs priorités,
la place que celle-ci mérite. La mauvaise qualité du vocabulaire résulte de
cette confusion des valeurs.
L’ordinateur,
« automate programmable doué d’ubiquité »
« Computer » signifie
« calculateur ». Ce mot représente-t-il convenablement le concept d’« ordinateur
» ? Non, car lorsque nous utilisons l’ordinateur pour faire du traitement de
texte, du dessin, ou encore pour consulter la Toile, les opérations qu’il exécute
ne relèvent pas du calcul même si elles sont comme on dit « numérisées
».
La dénomination « computer »
correspondait bien à la mission de l’ENIAC (calculer des tables pour aider
les artilleurs à régler leurs tirs) mais elle ne décrit pas exactement la
mission des ordinateurs qui l’ont suivi.
Computer :
« A programmable electronic device that can store, retrieve, and
process data » (Merriam
Webster’s Collegiate Dictionary)
« A
general-purpose machine that processes data according to a set of instructions
that are stored internally either temporarily or permanently. The computer and
all equipment attached to it are called “hardware". The instructions
that tell it what to do are called “software". A set of instructions
that perform a particular task is called a “program” or “software
program". »
En 1954 IBM voulait trouver un
nom français pour ses machines et éviter le mot « calculateur »
qui lui semblait mauvais pour son image. Le linguiste Jacques Perret a proposé,
dans une lettre du 16 avril 1955, d’utiliser « ordinateur
», mot ancien et passé d’usage qui signifiait « celui qui met en ordre
» ; en liturgie il désigne celui qui confère un ordre sacré.
« Ordinateur » est un
mot élégant mais c’est un faux ami peut-être plus dangereux encore que
« computer ». L’ordinateur met-il vos affaires en ordre ?
Certes non. C’est vous qui devez les mettre en ordre si vous le souhaitez ;
et si vous n’y prenez pas garde, un désordre inouï se créera dans vos
dossiers électroniques. L’ordre ne peut venir que de l’opérateur humain,
non de la machine. Mais voyons comment les dictionnaires usuels définissent
l’ordinateur :
Ordinateur :
« Machine capable d’effectuer automatiquement des opérations arithmétiques
et logiques (à des fins scientifiques, administratives, comptables etc.) à
partir de programmes définissant la séquence de ces opérations » (Dictionnaire
Hachette).
« Machines
automatiques de traitement de l'information permettant de conserver, d'élaborer
et de restituer des données sans intervention humaine en effectuant sous le
contrôle de programmes enregistrés des opérations arithmétiques et
logiques. » (Quid)
Il ressort de ces définitions
que l’ordinateur, c’est essentiellement un « automate programmable ».
Pour indiquer que cet automate est accessible depuis n’importe quel poste de
travail en réseau, il faut ajouter l’adjectif « doué d’ubiquité
». L’« ordinateur », c’est un « automate programmable doué
d’ubiquité », « APU ». Dans une entreprise, ce singulier désigne non
chaque machine isolément (le « mainframe », le poste de travail, les
routeurs etc.), mais l’ensemble technique, logique et fonctionnel que
constituent ces machines et qui est mis à la disposition de l’utilisateur
sous la seule contrainte des habilitations de celui-ci. Lorsque nous sommes
devant notre poste de travail, les ressources de puissance et de mémoire dont
nous disposons ne sont pas seulement celles qui se trouvent dans le processeur,
la RAM ou le disque dur de cette machine,
mais aussi celles auxquelles le réseau nous donne accès : c’est cet
ensemble que nous appellerons « ordinateur », au singulier. Dans les
entreprises, lorsque cet ensemble est en panne, on entend les agents dire
« l’informatique est en panne ».
Si nous avons à l’esprit
l’expression « automate programmable doué d’ubiquité » chaque fois
que nous prononcerons ou entendrons le mot « ordinateur », nous ne ferons
pas d’erreur. Encore faut-il bien sûr s’entendre sur le sens à donner à
l’expression « automate programmable ».
Un automate, c’est une
machine qui accomplit exactement, et dans l’ordre, les opérations pour
lesquelles elle a été conçue. La liste de ces opérations n’est pas nécessairement
écrite sous la forme d’un programme : elle peut résulter de l’enchaînement
d’une série d’actions mécaniques. Le « Canard Digérateur » de
Vaucanson (1739) savait picorer des grains de maïs, les broyer, les mêler à
de l’eau et les rejeter ; il imitait ainsi le vrai canard qui mange et
rejette des excréments sans bien sûr lui ressembler en rien du point de vue de
l’anatomie. Le métier Jacquard (1801) est un automate qui obéit à un programme
inscrit sur un carton perforé, mais il ne sait accomplir qu’un type d’opération
: le tissage.
Il a fallu un étonnant effort
d’abstraction pour oser mettre entre parenthèses toute application possible
et concevoir l’automate pur et absolu, construit pour obéir à tout
type de programme et commander à d’autres machines l’exécution des opérations
les plus diverses (hauts parleurs, écrans et imprimantes de l’ordinateur,
bras articulés des robots, ailerons des avions en pilotage automatique,
commande des moteurs, suspension et freins des automobiles etc.).
Cet automate absolu, c’est
l’ordinateur. Il est essentiellement
programmable ; on peut
l’utiliser pour faire du traitement de texte, du dessin, du calcul, de la
musique, il est incorporé dans les équipements électromécaniques les plus
divers. Le programme se substitue, de façon économiquement efficace, aux
engrenages et ressorts auparavant nécessaires pour commander mécaniquement
l’exécution d’une série d’actions.
La diversification que procure
à l’ordinateur son caractère programmable ne doit pas faire oublier qu’il
s’agit d’un automate : il exécute les instructions dans l’ordre où
elles lui ont été données et, contrairement à l’être humain, il est
insensible aux connotations. Cela lui confère à la fois une grande précision
et une extrême raideur. Pour comprendre ce qui se passe d'une part dans la tête
du programmeur, d'autre part dans le processeur de l'automate, il faut avoir
fait l’expérience de la programmation ; à défaut on peut lire
l'excellent livre d’initiation « Karel the Robot
» :
A
propos du rapport entre le programmeur et l’ordinateur
(Richard
E. Pattis, Karel the Robot, Wiley, 1995)
On
part d'un jeu : il s'agit de commander un robot nommé Karel qui se déplace
dans un monde simple. Le plan de ce monde est un quadrillage semblable aux
rues d'une ville américaine ; Karel peut se déplacer dans ce monde en avançant
d'un carré et en tournant d'un quart de tour à droite (en répétant les
quarts de tour il peut faire des virages ou des demi-tours). Le chemin lui est
parfois barré par un mur qu'il ne perçoit que lorsque il se trouve juste
devant. Il porte enfin un sac contenant des balises qu'il peut déposer à
certains carrefours.
Karel
obéit exactement aux ordres qu'on lui donne. Quand on lui donne un ordre
impossible (avancer dans un mur, poser une balise alors que son sac est vide),
il envoie un message et s'arrête. Bref : Karel est infiniment travailleur et
patient, jamais rebuté par une tâche répétitive, mais il ne fait que ce
qu'on lui ordonne et ne peut prendre aucune décision. Celui qui programme
Karel dispose, lui, d'un langage de commande.
L'auteur
nous invite à programmer Karel. Il s'agit d'abord d'accomplir des tâches
simples (parcourir la diagonale entre deux points, longer un rectangle entouré
d’un mur etc.). Puis on écrit un programme un peu plus difficile :
faire sortir Karel d'une « pièce» rectangulaire entourée de murs percés
d'une porte, quels que soient la forme de la pièce, l'emplacement de la porte
et l'emplacement initial de Karel, etc. Pour traiter tous les cas particuliers
en un seul programme il faut décomposer des tâches complexes en tâches élémentaires
: nous voici dans la programmation structurée avec des « subroutines»
emboîtées, comme en Pascal.
En
lisant ce livre on s'habitue à la coopération entre le programmeur humain,
avec sa créativité, et un robot stupide mais d'une patience inlassable.
L'intuition découvre le langage qu'il convient de parler à l'ordinateur si
l'on veut qu'il obéisse : on apprend à la fois à concevoir un tel langage
et à l'utiliser.
Cela
permet d’entrevoir les possibilités ouvertes à l'« être humain
assisté par ordinateur », concept plus intéressant et plus puissant
que ceux d'intelligence artificielle, ou encore d'automatisation, qui ont tant
coûté et tant déçu.
Langage
On utilise en informatique le
terme « langage » pour désigner la liste des instructions et les règles
d'écriture qui permettent de composer un programme pour ordinateur. Ce langage,
c'est le dispositif de commande de l‘automate.
Il existe une différence
importante entre un tel « langage » et les langages qui nous servent à
nous, êtres humains, pour formuler ou communiquer notre pensée. Un texte énoncé
ou écrit par un être humain est fait pour être compris par celui qui le reçoit
; il s’appuie sur les « connotations », ces diffractions de sens
secondaires ou dérivés qui entourent chaque mot et confèrent au texte une
profondeur, un « plein », bien au delà du sens littéral des mots qu'il
contient.
Par contre un programme n'est
pas fait pour être lu et compris : il sera souvent incompréhensible, même
(après quelques jours) pour celui qui l'a écrit. Il est fait pour être exécuté
à la lettre par un automate, non pour être lu.
Les expressions qu'il contient ont toutes un sens et un seul, car l'automate ne
sait pas interpréter les connotations et ne peut exécuter que des instructions
non ambiguës.
Il est vrai que les êtres
humains, lorsqu'ils préparent une action, doivent utiliser eux-mêmes un
langage précis et donc éviter les connotations : la technique, la guerre,
la science, utilisent des textes aussi « secs » et parfois aussi incompréhensibles
à première vue qu'un programme informatique. Le mathématicien qui relit une
de ses propres démonstrations après quelques mois a autant de mal à la
comprendre que le programmeur qui relit un de ses programmes. Cependant, même
technique, le langage humain est fait pour être entendu par des êtres humains
et non pour être exécuté par un automate ; les mathématiciens ont recours
pour faciliter la lecture à des « abus de langage » qui court-circuitent
certaines étapes, jugées évidentes, du raisonnement.
Par contre un programme informatique doit toujours être parfaitement explicite.
On a pu, certes, utiliser les
mots « grammaire », « syntaxe » et « vocabulaire » pour désigner
la structure et les composants d'un langage de programmation ; ces mots sont ici
à leur place car les règles formelles de la programmation s'expriment d’une
façon analogue à celles du langage humain. Mais cette analogie n'est pas une
identité : parler de « langage » pour désigner le dispositif de
commande de l’automate, c'est... un abus de langage qui suscite la confusion,
notamment dans les réflexions sur l'intelligence de l'ordinateur.
Interaction
entre langage connoté et langage conceptuel
Le
langage conceptuel est nécessaire à l'action : pour agir efficacement sur des
objets du monde réel, il importe de les désigner avec une parfaite précision.
Par contre, dans la phase exploratoire qui précède l'action et la construction
conceptuelle, il est utile de procéder par analogies, associations d'idées, et
de relier par des connotations les divers domaines de l’expérience. Le
langage connoté est l'humus sur lequel se forme le langage conceptuel. Sans
humus, pas de plante possible ; mais l'humus n'est pas lui-même un aliment. De
même, sans langage connoté, pas de langage conceptuel et donc pas d'action
possible ; mais le langage connoté ne peut pas nourrir directement l'action.
Certaines
personnes, attachées à la fécondité du langage connoté et sensibles à la
richesse du monde qu'il permet de représenter (car l'allusion poétique comble
les lacunes du langage comme la succession rapide des images au cinéma crée la
sensation du continu) refusent la « sécheresse » du langage conceptuel ;
ce faisant elles se mutilent du côté de l'action (du moins de l'action
consciente, voulue et pensée) et se limitent à un rôle contemplatif. Certes
ce rôle peut apporter des plaisirs esthétiques, mais non les plaisirs et leçons
de l'action volontaire.
D'autres
personnes, attachées à des finalités pratiques et éprises d'efficacité,
refusent au contraire le flou, l'ambiguïté du langage connoté, et ne veulent
utiliser qu'un langage conceptuel. C'est souvent le cas des ingénieurs et des
informaticiens. Ils en viennent à se couper des autres auxquels ils parlent
avec la même rigueur formelle que s'ils écrivaient un programme. Steven Levy
l'a illustré dans Hackers en décrivant le conflit entre un
informaticien et son épouse.
Les
deux langages constituent deux couches différentes de la pensée. Le modèle en
couches (voir ci-dessous) permet d'interpréter les reproches qu'adressent les
ingénieurs à ceux qu'ils qualifient de « littéraires » (philosophes,
sociologues, historiens et autres « poètes »), ainsi que l'exécration
vouée par certains sociologues, philosophes etc. aux ingénieurs, aux « techniciens
» dont ils dénoncent la « froideur inhumaine » et le « technicisme
».
Les
critiques adressées à la technique semblent étranges si l'on convoque l'étymologie.
Τέχνη,
en grec, veut dire « savoir faire ». Comment pourrait-on être « contre
» le savoir faire, le savoir pratique, l'efficacité ? Ce n'est pas le savoir
faire que visent les adversaires de la technique ; ils visent le langage
conceptuel, la modélisation qui rend compte du monde de telle sorte que l'on
puisse agir sur lui ; ils visent la déperdition symbolique, la perte des qualités
allusives du langage dont il faut payer cette modélisation ; ils visent aussi
les attitudes « froides », « inhumaines » de ceux qui se vouent au
langage conceptuel. Ils voudraient que l'on pût être pratiquement efficace
tout en conservant dans l’action la richesse des connotations, l'ambiguïté
suggestive de la langue : mais cela, c'est impossible.
Les
disputes entre « scientifiques » et « littéraires » trahissent
une incompréhension envers la respiration de notre pensée. Celle-ci a besoin
tantôt d'élargir la sphère de ses représentations, et pour cela de laisser
aller les associations d'idées, les analogies qui forment son terreau ; et tantôt
de construire, sur la base ainsi élaborée, des concepts et structures hypothético-déductives
: pour cela elle doit se fermer aux sirènes de l'allusion et éliminer les
connotations. Ne vouloir admettre que l'une ou l'autre des deux phases de la démarche,
c'est comme dire que dans la respiration seule l'inspiration est légitime,
l'expiration étant à proscrire (ou l'inverse). Celui qui applique une telle règle
sera vite étouffé.
En
empruntant le vocabulaire de l'économie, nous dirons que le flux qui
renouvelle et alimente notre pensée passe par le langage connoté et que le
langage conceptuel permet de mettre en exploitation le stock des représentations
ainsi accumulées. Il n'existe pas de stock sans flux qui l'alimente et le
flux se perd s'il n'alimente pas un stock.
Objet
Dans les langages de
programmation « objet
», on appelle « objet » un petit programme contenant :
- le nom propre (ou le
matricule, ou l'identifiant) qui désigne sans ambiguïté un individu du
domaine étudié (un client, un produit, un établissement, une machine, une pièce
détachée etc.) ;
- diverses variables observées
sur cet individu et dont il a été jugé utile de noter la valeur en mémoire
(par exemple date et lieu de naissance, adresse et numéro de téléphone d'une
personne ; adresse, activité principale, taille d'un établissement etc.). On
appelle ces variables « attributs » ;
- diverses fonctions qui,
appliquées aux « attributs », lancent des traitements produisant
d'autres attributs ou encore des messages d'anomalie (calculer l'âge d'une
personne à partir de sa date de naissance et de la date du jour ; mettre à
jour la valeur d'un attribut à partir d'une nouvelle saisie ; s'assurer que la
saisie est réalisée dans un format conforme, que la donnée a une valeur
acceptable etc.) ; on appelle ces fonctions « méthodes » ou encore
« règles de gestion ».
Ainsi l'objet (informatique) représente
une entité du monde réel ; il garde trace de certains de ses attributs (mais
non de tous, car toute entité du monde réel possède une infinité
d'attributs) ; il leur associe des traitements spécifiques.
Le plus souvent, l'objet est un
cas particulier au sein d'une « classe » : l'objet qui représente un
client est ainsi un cas particulier au sein de la classe « client ».
Lorsque l'on définit une classe, on définit la liste des attributs et méthodes
que l'on veut connaître sur chacun des individus de cette classe. Lorsque l'on
indique les valeurs prises par l'identifiant et les attributs pour un individu
quelconque, on dit que l'on « instancie » la classe dont l'objet
particulier constitue une « instance ».
Ce jargon s'éclaire si l'on
pense à ce qui se passe lorsque l'on fait une enquête statistique. L'individu
appartenant au champ de l'enquête, c'est l'entité qu'il s'agit de représenter.
Le dessin du questionnaire, c'est la définition de la classe. Remplir le
questionnaire, c'est l'« instancier » pour représenter un individu
particulier. Les règles de codage et de vérification automatique utilisées
lors de la saisie sont des « méthodes » au sens des langages objet.
Mais le terme « objet »
est un faux ami : lorsque l'informaticien l'utilise pour désigner la représentation
d'une entité du monde réel, il s'écarte de l'usage courant comme de l'usage
philosophique du terme « objet » qui désigne une entité, un être
particulier et concret, relevant du monde réel, repéré par la perception ou
visé par l'intention d'un sujet. Cet abus de langage conduit l'informaticien à
prononcer une phrase qui fait se hérisser les cheveux du philosophe : « Un
objet, c'est une abstraction ». Cette phrase est une tautologie si l'on
comprend que le terme « objet », pour l’informaticien, désigne une
représentation : toute représentation résulte d’une abstraction. Cette
phrase est une absurdité si l'on donne au terme « objet » le sens qu'il
a dans le langage courant comme en philosophie.
Numérique
Que d'émotions autour de ce
terme ! la « fracture
numérique » mettrait en péril la cohésion sociale ; l'ordinateur
constituerait un danger majeur pour les arts, les représentations, qu’il
priverait de leur âme en les « numérisant ». On devine le frisson qui
parcourt l’échine du « littéraire » confronté à la « froideur
» des mathématiques et de l’abstraction. Certes chacun est libre de ses goûts
et dégoûts, mais on ne peut admettre que s’installe une erreur de jugement
fondée sur un pur effet de vocabulaire.
Nous demandons pardon au
lecteur de développer ici l’analyse d’une erreur triviale : des
esprits par ailleurs distingués la commettent. Comme ils sont éloquents et écoutés,
il en résulte dans les idées un désordre dévastateur.
A
propos de la « fracture numérique »
Cette
expression, aussi disgracieuse que « son digital », désigne la différence
sociale qui s'instaurerait entre les privilégiés qui maîtriseraient
l'ordinateur et les non privilégiés qui ne le maîtriseraient pas et qui, de
ce fait, risqueraient l'exclusion.
Certains
de ceux qui manifestent ainsi leur souci envers les exclus potentiels se
flattent de n'avoir aucune pratique de l'ordinateur. Sans doute se considèrent-ils
comme des privilégiés au grand cœur, préoccupés par l'inégalité entre
eux et leurs inférieurs, inégalité qu’ils savourent tout en la déplorant.
Comme il est délicieux de gagner à la fois sur le tableau social et sur le
tableau moral ! Cela rappelle les « préceptes orgueilleusement
humbles d’un snobisme évangélique » que la princesse de Parme
inculque à sa fille dans « A la recherche du temps perdu ».
Pourtant
personne, quel que soit son niveau social, n'est embarrassé pour utiliser un
distributeur automatique de billets ou un téléphone portable, outils
« high tech » s'il en est. Les assistantes sont plus expertes que leur
patron dans l'utilisation de l'ordinateur. Les personnes les plus calées en
informatique, celles qui maîtrisent les langages de programmation et les
architectures (savoir qui demande quelques années de formation), sont des
cadres moyens à qui cette spécialité procure les responsabilités et la légitimité
qui leur sont refusées par ailleurs. Les cadres supérieurs, sauf exception,
ne feront pas l'effort de se qualifier en informatique tant que leur légitimité
ne sera pas écornée par leur incompétence, et cette heure-là n'a pas
encore sonné en France.
La
vraie « fracture numérique » se trouve entre les dirigeants et
l'ordinateur et non près de la frontière de l'exclusion sociale. Bien sûr
personne ne pourra utiliser un ordinateur sans un minimum d'explications puis
un minimum de pratique ; mais il ne faut pas prétendre que certains
souffriraient, à cet égard, d'un handicap social : il est beaucoup plus
difficile d'apprendre à parler en bon français que d'apprendre à utiliser
l'ordinateur (l’apprentissage de la programmation, lui, est par contre aussi
difficile que l’apprentissage d’une langue naturelle).
La confusion est pire encore
lorsque l'on utilise le terme anglais « digital ». Il se traduit par
« numérique » ( « digit » signifie « chiffre » en
anglais) mais il désigne en français « ce qui est relatif au doigt ».
L’expression « son digital » ahurit le badaud - c'est sans doute le but
visé par les vendeurs péremptoires, fût-ce au prix d’une détérioration de
la langue.
Il est vrai que dans
l'ordinateur, au cœur du processeur qui effectue les opérations, n'existent
que deux niveaux d'une tension électrique qui servent à coder des 0 et des 1,
des « bits ». L'information que l'utilisateur traite (texte, images,
calculs, sons) sera transformée en bits par
une cascade de codages qui la traduisent ou l'interprètent pour parvenir enfin
au microcode, écrit en bits, que le processeur pourra exécuter.
Ce codage a-t-il une influence
sur l'information ? non, puisqu'il ne fait que la transcrire. Si je tape une
fable de La Fontaine sur mon clavier, le texte de la fable s’affiche sur l'écran
avec toutes ses nuances et connotations, toute sa puissance évocatrice ; le
fait que les caractères soient codés en octets (huit bits) n'enlève rien à
son contenu poétique ; les conventions de traitement de texte que j'utilise
pour le mettre en page, elles aussi transcrites en bits pour pouvoir être exécutées,
ne font que faciliter la lecture et donc le dégagement du sens par le lecteur.
L'ordinateur, faisant ici
fonction de machine de traitement de texte, est bien sûr incapable d'interpréter
le texte mais il aide sa présentation. On ne peut pas dire que la fable de La
Fontaine soit « numérisée » : elle reste un texte poétique qui vise
par ses suggestions et sa musicalité à émouvoir le lecteur et à éveiller
son intelligence.
Parodions, en le transposant,
le raisonnement des adversaires du « numérique »
: « Comment voulez-vous que l'écriture puisse reproduire la richesse et
les nuances du langage humain ? comment décrire des couleurs quand on écrit en
noir sur du blanc ? » etc.
Cette transposition met a nu le
procédé qu’utilisent des sophistes pour susciter doute et perplexité : on
feint de croire, en confondant les diverses couches du processus, que la
physique du support rétroagit sur le contenu du texte. Si Marshall McLuhan a
dit « the medium is the message
», cela ne signifie pas « les ondes électromagnétiques constituent le
message de la télévision », mais « les conditions économiques,
sociales, de la production des programmes télévisuels ont sur leur contenu une
influence qui peut être déterminante ».
C'est en considérant les
conditions pratiques, sociales, culturelles de la mise en oeuvre de l’automate
programmable doué d’ubiquité, de l’utilisation de l’ordinateur,
que l'on peut raisonner sur ses apports, leurs limites et leurs dangers. Ce
n’est pas le mot « numérique » qui fournira la clé de ce
raisonnement. Ce terme, lorsqu'il fonctionne comme un épouvantail, inhibe le
discernement. Des personnes par ailleurs cultivées et intelligentes
raisonnent mal quand elles parlent de la numérisation :
elles ne voient pas que l’architecture en couches de l’ordinateur établit
une différence de nature entre ce que fait l’utilisateur et ce que fait la
machine. Que diraient ces personnes si on leur disait de leurs écrits « ce
sont des signes noirs dessinés sur un papier blanc », ou de leurs paroles
« ce sont des ondes sonores que propagent des variations de la pression de
l’air » ?
Il est vrai que l’ordinateur
est pour nos sociétés une innovation aussi importante que le furent, à
d’autres époques, l’invention de l’écriture ou de l’imprimerie :
il modifie les conditions de création, classement, recherche et traitement des
données et documents. Il ne sera pas facile d’apprendre à s’en servir, à
éviter ses effets pervers. Mais avons-nous vraiment maîtrisé l’écriture,
l’impression ? savons-nous vraiment lire et écrire (et compter) au sens
non de la performance, mais de la vie intellectuelle et de la vie sociale ?
faut-il que l’ordinateur nous inspire plus de craintes que la presse, les médias,
ou même la parole ?
Données et informations
La quantité d'information
qu'apporte un texte serait, selon la « théorie de l'information »
de Shannon, d'autant plus grande que le texte est plus long et moins redondant.
Une suite de lettres tirées au hasard ne comporte aucune redondance ; elle
contiendrait donc, si l’on veut la reproduire exactement, plus d'information
que n'importe quel texte de même longueur. « wan trus be lifx »,
tapé au hasard sur mon clavier, contient plus d'information (au sens de
Shannon) que la phrase de même longueur « le pape est mort ». Évidemment
pour un lecteur il n'en est pas de même ; la seconde phrase a un sens, la première
ne lui dit rien. Shannon pensait non à l'être humain, mais à l'ordinateur et
aux réseaux. Sa théorie est une « théorie des données » ou une
« théorie des télécommunications » ; l'expression « théorie
de l'information » suscite des contresens qui empêchent de distinguer
deux concepts également utiles.
Physique des données
Ce qui nous est donné,
c'est le monde dans lequel nous vivons et l'expérience que nous en faisons ; ce
que l'on appelle « donnée » en informatique (comme en statistique),
c'est le résultat d'une observation faite sur l'une des entités de ce
monde, la mesure d'une variable sur un individu. Cette mesure n'est donc pas donnée,
mais obtenue à l'issue d'un processus d'abstraction qui comporte
plusieurs étapes : nous avons décidé (1) d'observer telle population,
(2) d'observer telle sélection de variables sur les individus qui la composent,
(3) de coder chaque variable de telle façon (unité de mesure, format de la
donnée, nomenclature pour les variables qualitatives), (4) d'identifier tel
individu au sein de cette population, enfin (5) de mesurer sur cet individu la
valeur de telle variable. Que l'on nous excuse de rappeler ces choses simples :
certaines personnes prennent les « données » pour la réalité même
et oublient qu'elles résultent d'une construction. Cela ne veut pas dire que
les données soient fausses, subjectives etc. : elles peuvent être exactes et
objectives, mais dans le cadre de l'abstraction, de la sélection qui ont défini
a priori les conditions et limites de l’observation.
L'informatique enregistre,
traite, stocke des données ; l'utilisateur les saisit ou les consulte et lance
des traitements qui produisent d'autres données. Les flux qui en résultent
dans les processeurs et les réseaux, les stocks qui s'accumulent dans les mémoires,
les délais de mise à disposition, tout cela pose des problèmes de physique,
de la « physique des données ». C'est là le domaine propre de la
technique informatique. Elle décide le dimensionnement des ressources (débit
des réseaux, puissance des processeurs, taille et délai d'accès des mémoires).
Ces ressources sont hiérarchisées selon l'ordre des performances et des coûts
: les mémoires d'accès rapide, coûteuses, seront de faible volume et réservées
aux utilisations urgentes. Le gros des données est stocké sur des mémoires
peu coûteuses dont l'accès est plus lent. Le système d'exploitation transfère
automatiquement les données entre les divers types de mémoire pour faciliter
la tâche de l'utilisateur. Le réseau est dimensionné par arbitrage entre le
coût du haut débit et le besoin de transferts volumineux et rapides, etc.
Les données sont organisées
selon des architectures diverses : ici l'on a réalisé un système en mode
objet, là une base de données relationnelles ; ici on a utilisé telle
nomenclature ou tel typage, là une autre nomenclature, un autre typage. La
communication entre les diverses parties du système d'information demande des
transcodages et restructurations effectués par des interfaces. Savoir définir
ces architectures, savoir interpréter les offres des fournisseurs de solutions,
c'est un métier de spécialiste.
Les données sont parfois
fausses : des erreurs se produisent lors de la saisie, ne serait-ce qu'en raison
des fautes de frappe. C'est pourquoi les doubles saisies sont un point de
fragilité du système d'information. Par ailleurs lorsqu'une nomenclature
change, il est parfois nécessaire de procéder à des corrections rétrospectives
de données pourtant correctes lors de leur élaboration.
Physique de l'information
Prenons le mot « information »
non au sens qu'il a dans la théorie de Shannon, ni au sens qu'il a dans le
langage courant (les « informations de 20 heures »), mais au sens étymologique
: une information, c'est quelque chose qui vous informe, qui modifie ou
complète la forme de votre représentation du monde, qui vous forme
vous-même. L'information ainsi conçue
a une signification ; elle suscite une action de la part de celui
qui la reçoit, ou du moins elle modifie (transforme) les conditions de son
action future.
Une donnée ne peut donner
naissance à une information que si elle est communiquée au destinataire dans
des conditions telles qu'il puisse l'interpréter, la situer dans son
propre monde et lui attribuer un sens. C'est là le but implicite de nos bases
de données, de nos systèmes d'aide à la décision. Le statisticien connaît
le travail qu’il faut fournir pour interpréter les données : les confronter
avec d'autres, les organiser en série chronologique, évaluer des corrélations,
revenir sur les définitions et conditions de l'observation etc. Il se publie
beaucoup de tableaux de nombres, mais peu de personnes disposent de l’arsenal
nécessaire pour les interpréter. En fait personne ne regarde ces tableaux,
sauf s'ils sont accompagnés d’une synthèse en langage naturel qui permet de
les faire parler.
Mais les données ne sont pas
utilisées principalement pour produire des statistiques : elles servent surtout
à traiter des cas particuliers. Des décisions concernant chacun de nous sont
prises à partir de dossiers où nous sommes représentés par quelques données
plus ou moins bien choisies, plus ou moins exactes. L'agent qui contrôlera les
traitements automatisés et traitera notre cas pourra-t-il transformer ces données
en informations et comprendre notre situation ? ou bien se comportera-t-il en
assistant de l’automate ?
Le « comportement »
C’est ce mot de « comportement »
qui fait passer de la physique des données à la physique de l'information.
L'utilisateur d'une information se comporte. Il n'est pas une chose qui
obéit aux lois de la physique comme le fait un paquet d’octets qui transite
par un réseau : il évalue et agit en fonction de ce qu'il a compris. La
physique de l'information ressemble à celle de la circulation routière où les
conducteurs, eux aussi, se « comportent » :
1) La route qui relie telle
banlieue au centre ville est encombrée, et on décide de l'élargir : mais elle
sera tout aussi encombrée car comme elle est plus large davantage de personnes
prendront leur voiture. Vous dimensionnez largement le réseau pour
faciliter la tâche des utilisateurs, mais le nouveau réseau sera tout aussi
encombré car de nouveaux usages s'y installeront.
2) Vous affichez sur un panneau
de l'autoroute « bouchon à 6 km » ; certains conducteurs prendront
la prochaine sortie et viendront encombrer le réseau des routes secondaires,
d'autres resteront sur l'autoroute : ce choix est aléatoire. Vous
avez installé un routeur de messages dans votre entreprise en utilisant un
« firewall » modeste : des « hackers » sauteront cette
barrière pour utiliser votre routeur gratuitement. Vous augmentez la puissance
du « firewall » : vos utilisateurs seront gênés etc.
La conception du système
d'information doit anticiper le comportement des utilisateurs, tout comme ceux
qui conçoivent un réseau routier anticipent le comportement des conducteurs :
c'est en cela que consiste la « physique de l'information ». Le
système d'information définit d'ailleurs le langage de l'entreprise et sculpte
les comportements de ses agents. Vous avez organisé de telle façon l'annuaire
de l'organisation, découpé de telle sorte les zones géographiques, choisi
telle nomenclature de produits : c'est ainsi que votre entreprise parlera, se
pensera, s'organisera, communiquera. Certaines décisions, prises à la va-vite
par un groupe de travail, déterminent à long terme le cadre des représentations
selon lesquelles l'entreprise définira ses priorités.
La délimitation des
populations décrites dans le système d’information, la gestion des
identifiants, des nomenclatures, des classes d'objets, bref l’ensemble des opérations
que l'on a coutume de nommer « administration des données » ou
« gestion du référentiel », conditionnent cette physique de
l'information.
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