Articuler l'ordinateur et l'être humain
16 novembre 2002
Pour concrétiser le propos,
nous allons considérer quelques exemples :
Une entreprise veut mettre sur
son site Web la fonction d'intermédiation assurée jusqu'ici par une « première
ligne » proche des clients et très expérimentée. Le client déposera sa
demande, les fournisseurs leurs offres, l'informatique fera le rapprochement
entre les deux. Il faut mettre l’entreprise en garde. Que va-t-il se passer si
elle confie l'intermédiation à un automate ? Ne va-t-elle pas y perdre en
efficacité ?
On sait qu'un logiciel de
traduction automatique est (1) coûteux à concevoir, (2) fécond en contresens
insupportables à la lecture, (3) moins efficace qu'un logiciel de traduction
assistée par ordinateur dont la production coûte mille fois moins cher. Si
vous souhaitez que l'ordinateur fasse tout, vous devez réaliser un programme
qui saura traiter tous les cas particuliers ; il sera d'une complexité
monstrueuse, et en fait il ne parviendra pas à traiter tous les cas
particuliers. Si vous articulez l'ordinateur et l'être humain, vous pouvez
laisser à ce dernier le soin de comprendre les cas particuliers avec son
discernement et son jugement. L'ordinateur traitera les cas simples, qui
constituent la majorité des affaires ; son programme sera également simple,
donc moins coûteux, évolutif, maîtrisable.
Articulation
entre l’ordinateur et l’être humain dans la relation avec les clients
Voici
une anecdote authentique et significative :
Une
entreprise a changé de banque en février 2001. Elle avait reçu à la fin
2000 un avis de la caisse de retraite indiquant les montants qui seraient prélevés
chaque mois en 2001. Le comptable téléphone en février 2001 pour informer
la caisse de retraite du changement de banque. Réponse : « Payez par chèque
à l'échéance, nous vous envoyons une demande de prélèvement et vous
pourrez indiquer votre nouveau compte. » Il envoie régulièrement les
chèques mais ne reçoit aucun formulaire.
Par
contre il reçoit en mai 2001 une mise en demeure comportant une importante
majoration pour retard. Au téléphone, il tombe sur une personne qui ne
comprend pas ce qui se passe (bien souvent, les entreprises n’accordent pas
assez d’attention à la qualité de leur centre d’appel). Il se rend sur
place. Les personnes de l'accueil, gênées, lui expliquent que rien ne permet
d'informer l'ordinateur des paiements effectués par chèque. Donc l'automate
a fait son travail : comme il ne perçoit pas les prélèvements, il en déduit
que la cotisation n’a pas été payée, calcule les majorations et émet les
mises en demeure.
Lors
de la conversation, il s'avère qu'il manque deux francs sur l'un des
versements mensuels. De plus en plus gênées, les personnes de l'accueil
disent : « Nous ne pouvons pas percevoir d'argent liquide ; allez déposer
les deux francs à la banque d'à côté et demandez un reçu que vous nous
rapporterez ». Ainsi fut fait.
Il se produit des catastrophes
lorsque le système d'information est conçu de sorte que les personnes de la
première ligne n’aient pas la possibilité d'agir alors qu'elles ont expérience
et bon sens et comprennent correctement chaque cas particulier. Il est
impossible d'imaginer à l'avance la gamme des incidents qui peuvent survenir en
cas d'automatisation, mais il est certain que des incidents se produiront. L'absurdité
peut se déployer sans limites si on ne ménage pas la possibilité d'une
« reprise de main » par un être humain.
Il est vrai que l'articulation
entre l'automate et l'être humain demande des consultations, de la réflexion,
bref une démarche délicate. On peut par exemple dire ceci à une
entreprise désireuse de mettre en place l’e-business :
Démarche
de mise en place de l’e-business
« Il
ne suffit pas pour votre entreprise d'avoir une présence sur le Web, fût-elle
jolie. Il faut d'abord connaître vos clients et savoir ce qu'ils attendent de
vous, car le Web, c'est le pouvoir au client : si vous ne répondez pas
comme il le souhaite, clic ! il est parti, vous pouvez lui dire adieu.
« Quel
positionnement voulez-vous donner à votre entreprise sur le Web? jusqu'où
voulez-vous pousser la différenciation de votre offre ? avec quels partenaires
voulez-vous vous associer ? quelles relations souhaitez-vous avoir avec vos
fournisseurs ? jusqu'où entendez-vous pousser l'intégration entre vos affaires
et celles de vos partenaires, fournisseurs et clients ? Il faut ici une ingénierie
d'affaire, avec ses dimensions juridique et financière. Souhaitez vous
conserver la même périphérie, ou pensez vous qu'il faut externaliser
certaines de vos activités ? Le e-business va de pair avec un e-management : il
s'agit de penser la personnalité, les priorités, les contours de l'entreprise.
Il convient que cette réflexion ne soit pas seulement celle du PDG, mais
qu'elle soit partagée par les managers, les cadres et finalement toute
l'entreprise, ce qui suppose consultations, concertations et validations.
« Enfin
quand vous savez ce que vous voulez faire il faut s'assurer que c'est faisable.
Vos limites sont ici celles de votre système d'information. Si celui-ci est
constitué d'une accumulation d'applications hétéroclites fondées sur des définitions
incohérentes, si les données de référence ne sont pas gérées, s'il
n'existe pas de gestion de configuration, bref si vous n'avez pas une
architecture de système d'information digne de ce nom, vous aurez du mal à
jouer la partie de l'e-business. Ce ne sera pas totalement impossible – il
n’est pas indispensable de passer par un ERP
avant de se lancer sur l'Internet - mais difficile. Le calendrier des
fonctionnalités e-business sera articulé avec la remise à niveau de votre
système d'information. Vous pouvez démarrer tout de suite, mais il faudra
quelques années pour transformer l'entreprise. »
Mais certaines personnes répondent
: « Vous proposez une démarche, ce qu'il nous faut c'est un produit ».
Les fournisseurs de logiciels portent une part de responsabilité dans cette
erreur de perspective. On a vu, sur la couverture du
« Monde Informatique » n° 839 du 4 février 2000, la photo
d'un fromager accompagnée de cette légende : « De quoi avez-vous besoin
pour transformer votre business en e-business ? Découvrez-le page 11 ».
Et à la page 11 on trouvait une publicité pour IBM contenant ces mots :
« Il faut un puissant logiciel pour transformer le business en e-business.
Ce logiciel existe, IBM l'a fait » Or la première question qu'une
entreprise doit se poser n'est pas « quel logiciel choisir », mais
« que veulent mes clients », puis « quel rôle dois-je jouer »
etc. La
check-list ne commence pas par la technique mais par la stratégie.
En suggérant qu'il suffit de prendre un logiciel - le sien - IBM montre à ses
clients la voie de l'échec, même si ce logiciel est excellent (ce qui est fort
possible car IBM a d'excellents produits).
Les entreprises n’ont que
trop tendance à croire que tout problème est technique (c'est-à-dire relevant étymologiquement du « savoir-faire »), et donc que toute
solution doit être également technique. Mais avant de savoir faire, il faut
savoir ce que l'on veut faire, pour quoi et pour qui on veut le faire. « Pourquoi
faire » et « vouloir faire » doivent précéder « savoir
faire » si l'on ne veut pas commettre de grossières erreurs. Dire cela,
ce n’est pas dénigrer la technique mais la respecter assez pour ne pas
l'utiliser à contre-temps.
Les systèmes d’information
ne sont pas des automates dont on attend qu’ils règlent tous les problèmes,
mais des outils destinés à assister des opérateurs humains. La conception du
système d’information doit donc considérer non le seul automate, mais le
couple formé par l’automate et l’être humain qu’il assiste. Ce dernier
est d’ailleurs un être humain organisé (plusieurs spécialités coopèrent
en général dans un même processus de production).
Le semi-désordre
Si le système d’information
est trop « parfait » l’être humain peut devenir inefficace. Voici
quelques exemples :
Exploitation d’une
centrale nucléaire
Les défaut du système
d’information obligent les opérateurs humains à faire chaque jour des
interventions manuelles pour corriger les données. Le jour où se produit un
incident, ils savent comment faire car ils ont l'habitude de traiter les
« pépins » informatiques. Si le système d’information était
parfait, les opérateurs perdraient l'habitude de réagir, feraient confiance au
système, et quand un incident se produit ils ne sauraient que faire.
Pilotage d’un avion
La conception des avions est
l’enjeu d’un conflit entre ingénieurs et pilotes. La qualité des avions étant
élevée, les ingénieurs voient dans le « facteur humain » la cause
résiduelle des accidents. Pour l’éliminer ils souhaitent concevoir l'avion
« parfait » qui décollerait, volerait et se poserait sans pilote.
Cependant les pilotes disent qu’il reste des situations où l'on a besoin du
cerveau humain pour synthétiser, arbitrer et décider : l’avion doit
certes comporter des automatismes, mais ceux-ci doivent assister le pilote et
non le supplanter.
Informatique de gestion
Considérons une administration
comme les impôts, la sécurité sociale ou encore l'ANPE. La réglementation évolue
souvent, ce qui exige de modifier le système d’information. La modification
est simple s’il s’agit de mettre à jour quelques paramètres, elle est
complexe s’il faut redéfinir une partie d’un dossier et introduire des
traitements nouveaux. Il faut de trois à six mois pour introduire une
modification complexe dans le système d’information. Si celui-ci est de
qualité médiocre, il faudra un an pour corriger les bugs provoquées par la
modification. Pendant ce délai la réglementation aura encore changé.
Les agents se sont donc habitués
à faire une partie de leur travail sur papier ou sur tableur, puis à saisir
les données dans le système d’information. Cela comporte des inconvénients
(erreurs de calcul ou de saisie, surcharge de travail, inefficacités diverses
etc.), mais ce fonctionnement d'ensemble permet à l’administration d’être
réactive et de mettre en oeuvre sans délai une politique nouvelle.
Systèmes experts
On a pu, dans certaines
entreprises, modéliser la pratique professionnelle des agents pour automatiser
leur démarche et gagner en rapidité. C’est ainsi que les banques ont conçu
des systèmes experts de gestion de trésorerie. Cependant, si le contexte évolue,
le système expert ne saura pas évoluer et il perdra en efficacité alors
qu’un opérateur humain aurait adapté ses méthodes de travail et modifié
ses « règles de pouce ». Il faut donc conserver, à côté du système
expert qui fera le gros du travail, des opérateurs humains plus lents sans
doute, mais dont le savoir pourra être périodiquement réinjecté dans le système
expert pour le mettre à jour.
Niveau optimal de la
formalisation
La gestion d’un système
d’information (ou d’un projet) navigue entre deux extrêmes. Suivre une méthodologie oblige
à consacrer beaucoup de temps à la production de documents qui décrivent le
système d’information sans faire nécessairement progresser son adéquation
fonctionnelle. On peut aussi pratiquer l'artisanat « à l'ancienne »
: dès qu’un métier a besoin de quelque chose, il demande aux informaticiens
de le développer ; il revient à ceux-ci de gérer l'intendance, le métier
ne se souciant pas des problèmes « techniques » du système
d’information.
Si l’on tolère la
non-formalisation, les maîtrises d’ouvrage risquent de s’y engouffrer ;
si on exige une formalisation complète, l’entreprise s’enlisera dans la
production de documents en grande partie superflus. Le moyen terme efficace résulte
du bon sens qui ne peut se formaliser entièrement.
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Un système d’information
totalement désordonné n’est pas un système (la notion de système
implique la cohérence) et il ne contient pas d’information : il
produit des données qu’il est impossible de comparer et donc d’interpréter.
Le désordre, c’est la mort du système d’information.
La perfection serait une autre
forme de mort : elle démobilise les opérateurs humains. De même,
l’entreprise qui veut se doter d’un référentiel « détaillé »
échouera si elle ne fixe pas de borne à l’exigence du détail. Le mieux est
ici l’ennemi du bien. Il faut admettre une dose de « non qualité »
(apparente) pour que la coopération entre l’automate et l’être humain soit
convenable.
Le laxisme se présente sous
deux formes : la raideur méthodologique qui aboutit soit à la mort du
système d’information soit (conséquence moins dommageable) à la frustration
du méthodologue qui ne parvient pas à se faire entendre ; le fatalisme, que
traduisent l’expression « ça finira par tomber en marche » ou la
fameuse phrase attribuée au président Queuille (1884-1970) : « il
n’existe pas de problème dont une absence persévérante de solution ne
finisse par venir à bout ».
Le semi-désordre est à
l’opposé du laxisme : celui qui perçoit la façon dont l’automate et
l’être humain organisé s’articulent ne surestime pas les apports du
formalisme et ne s’en remet pas au fatalisme. La conception claire du résultat
opérationnel à atteindre guide le choix de ses priorités et l’aide à définir
les simplifications nécessaires.
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