L’informatique et l’Europe
C’est dans l’entreprise que
s’articulent l’automate programmable et l’être humain organisé. Il
n’est donc pas surprenant que l’informatique se soit développée aux
Etats-Unis : selon Gramsci, l’« hégémonie » - c’est-à-dire
la direction politique et intellectuelle de la société - a quitté
l’aristocratie pour passer en Europe à l’Etat, en Amérique à l’Entreprise.
Les sectes protestantes chassées
d'Angleterre à partir du XVIème siècle ont importé en Amérique du Nord une éthique qui conjugue rigueur morale et
revendication de la liberté.
Dans la vie en société, ce point de vue encourage l'émergence de l'être
humain organisé pour l'action, c'est-à-dire de la libre entreprise. La
rencontre entre ce modèle et un territoire richement doté en ressources
naturelles a déterminé la formation des États-Unis.
En France, et plus généralement
en Europe, le modèle culturel hégémonique est l'État qui s’est construit
en imitant l’organisation de l’Eglise. La conception européenne de
l'entreprise est ainsi plus institutionnelle qu'économique : l'entreprise européenne
a hérité les formes hiérarchiques du catholicisme, se comporte comme si elle
devait être éternelle et pratique parfois un rituel proche de la liturgie. En
France, la majorité des dirigeants des plus grandes entreprises proviennent de
l'appareil d'État où ils se sont constitués le portefeuille de « relations »
indispensable à leur légitimité. Les grandes entreprises françaises, étant
prestigieuses, ne croient pas avoir besoin d'innovateurs même quand elles
financent la recherche sur les sujets qui les intéressent traditionnellement.
Les États-Unis ont une conception plus pure de l'entreprise et le sens pratique
leur est naturel.
C'est historiquement chez eux que le travail de bureau s'est industrialisé.
Leur avance en informatique en résulte.
Pourtant les origines
intellectuelles de l’informatique sont européennes, si l’on remonte à la
machine à calculer du Français Blaise Pascal (1623-1662), à la logique du
Saxon Gottfried Leibniz (1646-1716), et surtout aux recherches du Britannique
Charles Babbage (1791-1871) et de l’Allemand Konrad Zuse (1910-1995) ;
l'apport des européens aux développements récents a lui aussi été essentiel
: Alan Turing (la « machine de Turing ») et Tim Berners-Lee (le World Wide Web) sont britanniques, John von Neumann (la « machine de von Neumann »)
hongrois, Linus Torvalds (Linux) finlandais, André Truong (le Micral) et Jean Ichbiah (Ada) français, Bjarne
Stroustrup (C++) danois, etc.
Mais c’est quand même aux
Etats-Unis que l'informatique s’est épanouie, pas seulement l'informatique un
peu compassée dont IBM était l’archétype avant de frôler l’effondrement
dans les années 80, mais aussi l'informatique des pionniers des années 60 et
70, des « hackers »
qui se sont juré d'arracher l'ordinateur aux griffes des spécialistes pour le
placer entre les mains du simple utilisateur. Nous devons à ces pionniers nos
micro-ordinateurs et leurs interfaces intuitives, le traitement de l'image et du
son, les réseaux locaux, l'imprimante à laser, l'Internet etc.
Cette informatique-là,
inventive, créative, s'est nourrie de compétences dont l’Europe ne savaient
que faire : des Européens qui désespéraient de faire progresser nos
entreprises ont trouvé en Amérique un champ ouvert à leurs initiatives. Les
épisodes qu’a décrits Jean-Pierre Brulé
illustrent la malédiction qui a pesé sur les initiatives françaises en
informatique dès qu’elles ne plongeaient par leurs racines sur le sol américain.
Le pionnier est une figure de
l’histoire et de la culture américaine. C'est le « rêveur pratique »
qui sait imaginer, explorer, coloniser de nouveaux territoires. Non seulement
l'Amérique produit des pionniers, mais elle sait les respecter. Ce phénomène
culturel a d’autres applications : l'histoire de l'informatique ressemble
à celle du Jazz.
Même débuts minuscules, même énergie des pionniers, même prise de risques
personnels, même conquête du marché et de la reconnaissance - et contre quels
obstacles ! Reconnaître l'apport artistique des Noirs n’était pas facile
pour une société américaine dominée par l’héritage anglo-saxon, mais elle
l’a fait.
La France forme des individus
de qualité (en dehors du travail le Français s'ennuie aux Etats-Unis car il
trouve les conversations terriblement fades). Cependant notre société, restée
aristocratique et corporatiste, est orientée non vers la reconnaissance du
pionnier mais vers son intimidation et donc son anéantissement. Elle lui dit :
« Taisez-vous », « restez à votre place », « sachez
vous conduire convenablement », « cessez d’être ridicule »
ou, dans le meilleur des cas, « vous avez raison mais c'est trop tôt, attendez ».
L'homme créatif, le rêveur pratique, qui mène une vie intérieure
passionnante mais difficile, rencontre en France tous les obstacles imaginables
alors même que les dirigeants déplorent le manque de créativité, de sens des
responsabilités, d'originalité etc. chez leurs salariés. Lamentations
hypocrites ! dès qu'ils voient quelqu'un de créatif, ils le tuent par la
mise au placard, en préretraite ou au chômage. Nos entreprises ont besoin de
compétences, disent-ils la main sur le cœur ; mais regardez ce qu'ils ont
fait du savoir des hommes de plus de cinquante ans !
Les Américains avancent en
aspirant les talents européens qui leur apportent ce qu'ils ne produisent pas
chez eux : une formation de base solide, du non-conformisme, le flair logique
qui permet de s’affranchir des habitudes. Ils procurent à ces talents le
terrain sur lequel ceux-ci peuvent se déployer. Ils ont offert un laboratoire
au professeur Montagnier que l'institut Pasteur venait de mettre mis à la
retraite. L’Europe se fait ainsi piller des compétences qu’elle forme à
grands frais mais qu’elle ne sait pas utiliser. A qui la faute ?
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La compétence individuelle ne
peut porter ses fruits que si elle est insérée dans une organisation elle-même
compétente, dans une entreprise efficace. Supposons que vous soyez compétent
dans une spécialité dont le marché est avide - par exemple que vous maîtrisiez
parfaitement le langage C++. A quoi peut servir cette compétence ? si vous êtes
seul face à votre ordinateur, privé du contexte d'une entreprise, vous pourrez
faire de petits programmes éventuellement astucieux, de vraies œuvres d’art,
mais si vous êtes isolé et que personne ne vous indique les besoins à
satisfaire il vous sera pratiquement impossible d'écrire un programme utile –
et si vous y parvenez tout de même, il vous sera difficile de le distribuer.
Par contre, si vous appartenez
à une entreprise, vous serez inséré dans une équipe qui vous apportera les
informations nécessaires à un travail utile ; vous partagerez le travail avec
d'autres spécialistes dont le savoir complètera le vôtre. Il en sera de même
si, tout en étant solitaire, vous contribuez à un travail « en réseau »
(par exemple en contribuant au développement d'un « logiciel ouvert »)
car ce réseau est de facto une entreprise.
Bien sûr l'entreprise ne
contribue à votre efficacité que si elle est correctement organisée. Si les
personnes s'y épuisent en disputes, conflits de territoires et recherche du
bouc émissaire, si l'actionnaire fait pression pour liquider les actifs en vue
d'un profit rapide, si le conformisme et la flagornerie règnent, la compétence
individuelle sera stérilisée. On peut représenter cela en disant que
l'efficacité est le produit de la compétence individuelle par la qualité de
l'organisation de l'entreprise :
E = Cind * Qorg
Si l'on représente chaque
entreprise par un point dans un espace à deux dimensions dont l'une correspond
à la compétence des individus, l'autre à la qualité de l'organisation, les
entreprises de même efficacité seront situées sur un arc d'hyperbole :
Comparons la France et
l’Allemagne.
En France, pays de culture
individualiste, on insiste sur la compétence des personnes et on accorde
beaucoup de soin à la formation initiale des ingénieurs, assurée par des écoles
spécialisées. Par contre l'organisation des entreprises est négligée. Ces
ingénieurs si bien formés seront invités à se débrouiller, sans surtout
faire de vagues, dans un environnement où leurs compétences seront pour une
bonne part stérilisées.
En Allemagne, pays qui a le
culte de l’organisation, on ne cherche pas à former des personnalités
remarquables ; les ingénieurs allemands, passés par un long apprentissage,
semblent individuellement moins « brillants » que leurs collègues
français. Par contre, l'entreprise est bien gérée, la communication est
transparente et simple, tout le monde y parle le même langage. Au total, les
deux systèmes ont des efficacités comparables. On peut se demander lequel
est le plus « humain » et le plus « intelligent » des
deux.
Les entreprises américaines
sont organisées à peu près comme les entreprises allemandes. Les
Etats-Unis, pays d'immigration qui néglige la formation de ses propres
habitants, est avide des compétences formées en France ; ils sont plus
accueillants que l’Allemagne, où les ingénieurs français sont pour des
raisons historiques considérés avec méfiance.
Un ingénieur français sera
souvent tenté d'aller travailler aux Etats-Unis, non tant pour des raisons
d'argent que par dignité professionnelle. Il y trouvera une organisation d'une
qualité supérieure à celle qu'il connaissait en France ; il pourra donc dégager,
en tirant parti à la fois de sa compétence individuelle et de la qualité de
cette organisation, une meilleure efficacité.
La qualité de l'organisation
des entreprises, fortement corrélée à la qualité de leur système
d'information, est donc pour la France un enjeu des plus importants. Plutôt que
de s'efforcer à produire des ingénieurs sans cesse plus « brillants »
mais dont les compétences seront gâchées par l'entreprise, la France ferait
bien de faire progresser la qualité de ses systèmes d'information et, par ce
biais, l'organisation de ses entreprises. Si elle ne le fait pas, elle jouera le
rôle d'une université qui forme à grand frais les ingénieurs destinés aux États-Unis.
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