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L’informatique et l’Europe

22 novembre 2003

C’est dans l’entreprise que s’articulent l’automate programmable et l’être humain organisé. Il n’est donc pas surprenant que l’informatique se soit développée aux Etats-Unis : selon Gramsci, l’« hégémonie » - c’est-à-dire la direction politique et intellectuelle de la société - a quitté l’aristocratie pour passer en Europe à l’Etat, en Amérique à l’Entreprise[1].

Les sectes protestantes chassées d'Angleterre à partir du XVIème siècle ont importé en Amérique du Nord une éthique qui conjugue rigueur morale et revendication de la liberté[2]. Dans la vie en société, ce point de vue encourage l'émergence de l'être humain organisé pour l'action, de la libre entreprise. La rencontre entre ce modèle et un territoire richement doté en ressources naturelles a déterminé la formation des États-Unis. 

En France, et plus généralement en Europe, le modèle culturel hégémonique est l'État qui s’est construit en imitant l’organisation de l’Eglise. La conception européenne de l'entreprise est ainsi plus institutionnelle qu'économique : l'entreprise européenne a hérité les formes hiérarchiques du catholicisme, se comporte comme si elle devait être éternelle et pratique parfois un rituel proche de la liturgie. En France, la majorité des dirigeants des plus grandes entreprises proviennent de l'appareil d'État où ils se sont constitués le portefeuille de « relations » indispensable à leur légitimité. Les grandes entreprises françaises, étant prestigieuses, ne croient pas avoir besoin d'innovateurs même quand elles financent la recherche sur les sujets qui les intéressent traditionnellement.

Les États-Unis ont une conception plus pure de l'entreprise et le sens pratique leur est naturel[3]. C'est historiquement chez eux que le travail de bureau s'est industrialisé. Leur avance en informatique en résulte.

Pourtant les origines intellectuelles de l’informatique sont européennes, si l’on remonte à la machine à calculer du Français Blaise Pascal (1623-1662), à la logique du Saxon Gottfried Leibniz (1646-1716), et surtout aux recherches du Britannique Charles Babbage (1791-1871) et de l’Allemand Konrad Zuse (1910-1995) ; l'apport des Européens aux développements récents a lui aussi été essentiel : Alan Turing (la « machine de Turing ») et Tim Berners-Lee (le World Wide Web) sont britanniques, John von Neumann (la « machine de von Neumann ») hongrois, Linus Torvalds (Linux) finlandais, André Truong (le Micral) et Jean Ichbiah (Ada) français, Bjarne Stroustrup (C++) danois, etc.

Mais c’est quand même aux Etats-Unis que l'informatique s’est épanouie, pas seulement l'informatique un peu compassée dont IBM était l’archétype avant de frôler l’effondrement dans les années 80, mais aussi l'informatique des pionniers des années 60 et 70, des « hackers[4] » qui se sont juré d'arracher l'ordinateur aux griffes des spécialistes pour le placer entre les mains du simple utilisateur. Nous devons à ces pionniers nos micro-ordinateurs et leurs interfaces intuitives, le traitement de l'image et du son, les réseaux locaux, l'imprimante à laser, l'Internet etc.

Cette informatique-là, inventive, créative, s'est nourrie de compétences dont l’Europe ne savaient que faire : des Européens qui désespéraient de faire progresser nos entreprises ont trouvé en Amérique un champ ouvert à leurs initiatives. Les épisodes qu’a décrits Jean-Pierre Brulé[5] illustrent la malédiction qui a pesé sur les initiatives françaises en informatique dès qu’elles ne plongeaient pas leurs racines sur le sol américain.

Le pionnier est une figure de l’histoire et de la culture américaine. Ce « rêveur pratique » sait imaginer, explorer, coloniser de nouveaux territoires. Non seulement l'Amérique produit des pionniers, mais elle les respecte. Ce phénomène culturel a d’autres applications : l'histoire de l'informatique ressemble à celle du Jazz[6]. Même débuts minuscules, même énergie des pionniers, même prise de risques personnels, même conquête du marché et de la reconnaissance - et contre quels obstacles ! Reconnaître l'apport artistique des Noirs n’était pas facile pour une société américaine dominée par l’héritage culturel anglo-saxon, mais elle l’a fait.

La France forme des individus de qualité (en dehors du travail le Français s'ennuie aux Etats-Unis car il y trouve les conversations terriblement fades). Cependant notre société, restée aristocratique et corporatiste, est orientée non vers la reconnaissance du pionnier mais vers son intimidation et donc son anéantissement. Elle lui dit : « Taisez-vous », « restez à votre place », « sachez vous conduire convenablement », « cessez d’être ridicule » ou, dans le meilleur des cas, « vous avez raison mais c'est trop tôt, attendez ». L'homme créatif, le rêveur pratique, qui mène une vie intérieure passionnante mais difficile, rencontre en France tous les obstacles imaginables alors même que les dirigeants déplorent le manque de créativité, de sens des responsabilités, d'originalité etc. chez les salariés. Lamentations hypocrites ! dès qu'ils voient quelqu'un de créatif, ils le tuent par la mise au placard, en préretraite ou au chômage. Nos entreprises ont besoin de compétences, disent-ils la main sur le cœur ; mais regardez ce qu'ils ont fait du savoir des hommes de plus de cinquante ans !

Les Américains avancent en aspirant les talents européens qui leur apportent ce qu'ils ne produisent pas chez eux : une formation de base solide, du non-conformisme, le flair logique qui permet de s’affranchir des habitudes. Ils procurent à ces talents le terrain sur lequel ceux-ci peuvent se déployer. Ils ont offert un laboratoire au professeur Montagnier que l'institut Pasteur venait de mettre mis à la retraite. L’Europe se fait ainsi piller des compétences qu’elle forme à grands frais mais qu’elle ne sait pas utiliser. A qui la faute ?

*  *

La compétence individuelle ne peut porter ses fruits que si elle est insérée dans une organisation elle-même compétente, dans une entreprise efficace. Supposons que vous soyez compétent dans une spécialité dont le marché est avide - par exemple que vous maîtrisiez parfaitement le langage C++. A quoi peut servir cette compétence ? si vous êtes seul face à votre ordinateur, privé du contexte d'une entreprise, vous pourrez faire de petits programmes éventuellement astucieux, de vraies œuvres d’art, mais si vous êtes isolé et que personne ne vous indique les besoins à satisfaire il vous sera pratiquement impossible d'écrire un programme utile – et si vous y parvenez tout de même, il vous sera encore plus difficile de le distribuer.

Par contre, si vous appartenez à une entreprise, vous êtes inséré dans une équipe qui vous apportera les informations nécessaires à un travail utile ; vous partagerez le travail avec d'autres spécialistes dont le savoir complètera le vôtre. Il en sera de même si, tout en étant solitaire, vous contribuez à un travail « en réseau » (par exemple en contribuant au développement d'un « logiciel ouvert ») car ce réseau est de facto une entreprise.  

Bien sûr l'entreprise ne contribue à votre efficacité que si elle est correctement organisée. Si les personnes s'y épuisent en disputes, conflits de territoires et recherche du bouc émissaire, si l'actionnaire fait pression pour liquider les actifs en vue d'un profit rapide, si le conformisme et la flagornerie règnent, la compétence individuelle sera stérilisée. On peut représenter cela en disant que l'efficacité est le produit de la compétence individuelle par la qualité de l'organisation de l'entreprise :

E = Cind * Qorg

Si l'on représente chaque entreprise par un point dans un espace à deux dimensions dont l'une correspond à la compétence des individus, l'autre à la qualité de l'organisation, les entreprises de même efficacité sont situées sur un arc d'hyperbole :

Comparons la France et l’Allemagne.  

En France, pays de culture individualiste, on insiste sur la compétence des personnes et on accorde beaucoup de soin à la formation initiale des ingénieurs, assurée par des « grandes écoles ». Par contre l'organisation des entreprises est négligée. Ces ingénieurs si bien formés sont invités à se débrouiller, sans faire de vagues, dans un environnement où leurs compétences seront pour une bonne part stérilisées. 

En Allemagne, pays qui a le culte de l’organisation, on ne cherche pas à former des personnalités remarquables ; les ingénieurs allemands, passés par un long apprentissage, semblent individuellement moins « brillants » que leurs collègues français. Par contre, l'entreprise est bien gérée, la communication est transparente et simple, tout le monde y parle le même langage. Au total, les deux systèmes ont des efficacités comparables. On peut se demander lequel est le plus « humain » et le plus « intelligent » des deux. 

Les entreprises américaines sont organisées à peu près comme les entreprises allemandes. Les Etats-Unis, pays d'immigration qui néglige la formation de ses propres habitants, sont avides des compétences formées en France ; ils sont plus accueillants que l’Allemagne où les ingénieurs français sont pour des raisons historiques considérés avec méfiance. 

Un ingénieur français sera souvent tenté d'aller travailler aux Etats-Unis, non tant pour des raisons d'argent que par dignité professionnelle. Il y trouvera une organisation d'une qualité supérieure à celle qu'il connaissait en France ; il pourra donc dégager, en tirant parti à la fois de sa compétence individuelle et de la qualité de cette organisation, une meilleure efficacité.

La qualité de l'organisation des entreprises, fortement corrélée à la qualité de leur système d'information, est donc pour la France un enjeu des plus importants. Plutôt que de s'efforcer à produire des ingénieurs sans cesse plus « brillants » mais dont les compétences seront gâchées par l'entreprise, la France ferait bien de faire progresser la qualité de ses systèmes d'information et, par ce biais, l'organisation de ses entreprises. Si elle ne le fait pas, elle jouera le rôle d'une université qui forme à grand frais les ingénieurs destinés aux États-Unis. 


[1] Antonio Gramsci, Note sul Machiavelli, 1975.

[2] Elle leur associe l’étroitesse du sectarisme : c’est l’aspect négatif de cette éthique (Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905).

[3] Il serait trop facile et trop superficiel de contester cela en s'appuyant sur les défauts de la comptabilité et de l'expertise financière américaines qu’ont révélés les lamentables affaires Enron, Worldcom etc.

[4] Steven Levy, Hackers, Delta Publishing 1994. Le mot « hacker » n’avait pas dans les années 60 le sens péjoratif de « pirate » qu’il a pris depuis, mais celui de « pionnier ». Un « hack », c’est une astuce de programmation qui permet de faire faire par l’ordinateur quelque chose de nouveau, d’inédit.

[5] Jean-Pierre Brulé, L’informatique malade de l’Etat, Les Belles Lettres 1993 : l’essentiel de ce livre décrit la destruction du trésor de compétences qu’a constitué l’entreprise Bull. Voir les pages qu’il consacre au plan « Informatique pour tous » (p. 21), à l’« Agence de l’Informatique » (p. 33), au « Plan Calcul » (p. 103), au « Centre Mondial Informatique et Ressource Humaine » de Jean-Jacques Servan-Schreiber (p. 50), à la « Filière Electronique » d’Abel Farnoux (p. 224).

[6] Boris Vian, « Chroniques de Jazz Hot », in Œuvres complètes, Fayard.