Conjoncture des Nouvelles Technologies de
l'Information et de la Communication (NTIC)
19 décembre 2003
Un petit modèle économique
permet d'éclairer la crise des NTIC (informatique, télécoms). Il faut d'abord
considérer les lois de la pénétration d’un produit innovant et voir que « les marchés » (c’est-à-dire la Bourse) ont oublié ces
lois lorsqu'ils interprétaient les statistiques disponibles. Puis, en
examinant comment fonctionne la conjoncture des produits arrivés au stade du
renouvellement, on peut prévoir les défis auxquels seront confrontés les
producteurs d'équipements dans les années qui viennent.
Ce rapide parcours permet de prévoir
que derrière la crise actuelle, due à un ralentissement prévisible
et pourtant imprévu, se profile une crise plus grave provoquée par un
changement de régime conjoncturel.
Pénétration d’un produit innovant
La pénétration d’un produit
(bien ou service) nouveau en pourcentage de la consommation totale suit une loi
logistique : la courbe ressemble d’abord à une exponentielle croissante,
puis s’infléchit ; sa croissance ralentit et elle s’aligne enfin sur
une asymptote horizontale, la pénétration asymptotique. C’est ainsi
qu’ont pénétré les produits électroménagers, la machine à laver etc., et
aussi les services de télécommunications. La fonction logistique fait partie
depuis longtemps de l’arsenal théorique du marketing. L’une de ses
expressions est la « loi de Gompertz » :
Lorsqu’un produit est non
seulement nouveau, mais innovant, c’est-à-dire lorsqu’il bouscule les
usages courants, la logistique a une forme plus pentue : le démarrage est
plus lent (il faut vaincre des réticences), par contre la croissance est plus
rapide une fois qu’elle s’est enclenchée
(« effet d’avalanche »). Son inflexion est plus lente à venir
mais elle se produit tout de même : la pénétration ne saurait dépasser
le niveau de la clientèle potentielle du produit et la prolongation illimitée
de l'exponentielle initiale est impossible même en tenant compte d’un éventuel
« multi-équipement » (personnes qui ont plusieurs automobiles,
plusieurs téléviseurs, plusieurs ordinateurs ou plusieurs téléphones etc.)
et de la diversification des services rendus sur la plate-forme technique, une
fois celle-ci installée : la consommation de ces services ne peut pas excéder
le niveau du PIB !
Interprétation des statistiques par les marchés
Les « investisseurs »
(c’est ainsi, bizarrement, que l'on appelle les personnes qui achètent des
actions à la Bourse) regardent les comptes trimestriels et les taux de
croissance à court terme. Ils sont moins attentifs aux « fondamentaux » dont
fait partie le niveau asymptotique de la pénétration. Ils extrapolent donc la
croissance initiale et anticipent une évolution exponentielle des chiffres
d’affaire et des profits. Cette anticipation les incite à attribuer aux
entreprises des NTIC une valeur élevée. Ainsi valorisées, ces entreprises
peuvent se procurer des fonds en émettant des actions nouvelles à un prix élevé
; leur actif, comprenant des actions d'autres entreprises du secteur, est lui
aussi valorisé. Leur taux d'endettement paraît alors bas et les banques alléchées
leur proposent des prêts qui financeront l'achat d'autres entreprises (coup
double pour la banque : elle prête à une entreprise solvable et elle encaisse
une commission). Ainsi se met en place un piège.
Car bien sûr ce qui devait se
produire finit par arriver : la pénétration s'infléchit, la croissance
ralentit. Le dimensionnement des machines et des réseaux, le niveau des stocks
d'équipement, préparés pour une demande supérieure, apparaissent excessifs
(surcapitalisation). Les investisseurs qui anticipaient une exponentielle se
trouvent confrontés à une logistique. Leurs anticipations sont alors modifiées
ainsi que leur évaluation des entreprises. Le cours des actions s’effondre.
Les actifs se dévalorisent. Les bilans sont mécaniquement détériorés. Le
taux d'endettement devient effrayant pour les banques qui se mettent à trembler
pour leurs créances. Elles refusent désormais le renouvellement des prêts qui
allait auparavant de soi. La faillite menace. « Ils ne mouroient pas tous,
mais tous étoient frappés ».
Pourquoi cette épidémie ?
parce que les investisseurs ont pris le début d’une logistique pour une
exponentielle. Ils ont été confortés dans cette erreur par des
plus-values substantielles (la croissance exponentielle semblait se confirmer),
par les indicateurs de court terme (ils ne montraient au début aucune tendance
à l’inflexion), par la conviction immodeste que « les marchés ont
toujours raison », par le manque d’attention envers les enseignements
classiques du marketing.
Il est vrai qu’un autre phénomène
a compliqué l'interprétation de la pénétration : la baisse rapide des
prix (35 % par an à qualité constante, 17 % par an en prix moyen pour les
micro-ordinateurs) a élargi le marché potentiel et fait monter progressivement
l’asymptote de la pénétration. La croissance résultait donc de deux
mouvements conjugués : une logistique qui se rapprochait de l’asymptote
correspondant au prix courant ; une asymptote qui se déplaçait vers le
haut en raison de la baisse du prix.
La liste des difficultés s'arrête
là pour les opérateurs de télécommunications dont le revenu est récurrent :
le nombre des abonnés peut cesser de croître ainsi que leur consommation, mais
ils continuent de payer l'abonnement et de consommer le service. Pour les
fournisseurs de composants et d'équipements par contre une autre difficulté se
présente : l'évolution apporte un changement de régime, car ils passent d'un
marché de premier équipement à un marché de renouvellement dont la
conjoncture est beaucoup plus accidentée.
Marché de renouvellement
Le marché des téléphones
mobiles, des ordinateurs, est en fait l’addition de deux marchés : un
marché du premier équipement gouverné par la logistique de pénétration que
nous venons d'examiner ; et un marché de renouvellement qui devient de
plus en plus important à mesure que la pénétration croît.
Il existe de purs marchés de
renouvellement comme celui de l’automobile. Elle a depuis longtemps atteint sa
pénétration asymptotique dans les pays riches : les acheteurs de voiture
neuve sont pour la plupart d’anciens propriétaires de voiture qui ont voulu
acheter un nouveau modèle pour bénéficier d’un accroissement de confort et
peut-être de prestige social. La durée de vie de l’automobile est ainsi de
l’ordre de cinq à sept ans.
La durée de vie économique
d’une automobile, d'un micro-ordinateur, d’un téléphone mobile, est de
quelques années. Après ce délai, ces matériels fonctionnent encore
parfaitement mais ils sont « dépassés » par des innovations
survenues entre temps et qui font envie aux utilisateurs : ils sont devenus
obsolètes.
L’effet de mode, très fort
pour les micro-ordinateurs et les téléphones mobiles, rapproche ces produits
de l’automobile mais avec une durée de vie économique plus courte, ce qui
donne encore plus de poids au phénomène du renouvellement.
L’étude de l’industrie
automobile illustre le fait que le marché des biens durables est un
amplificateur de la conjoncture. En effet, lorsque la conjoncture est défavorable
le remplacement d'une automobile peut être reporté à des jours meilleurs. En
revanche lorsqu'elle est favorable les agents se précipitent pour acheter. Ce
sont des comportements statistiques que l’on peut représenter par une
probabilité de remplacement du véhicule croissant d’autant plus vite avec
son âge que la conjoncture est meilleure. Le renouvellement est une fonction de
la pyramide des âges qui dépend de la conjoncture ; par ailleurs, il
modifie la pyramide des âges. Cette dynamique comporte une rétroaction qui
amplifie les fluctuations : celles de la demande d’automobiles sont beaucoup
plus fortes que celles de la conjoncture.
On peut en tirer une leçon :
dès que la part du renouvellement dans le marché des NTIC sera importante, la
conjoncture du marché des composants et des équipements deviendra un
amplificateur de la conjoncture. Cela posera aux entreprises des NTIC un défi
auquel rien ne les a préparées.
Phases du marché des NTIC
On peut dès lors découper
l’évolution du marché des NTIC en trois phases :
Phase 1 : croissance exponentielle
Pendant cette première phase,
le marché est dans une logique de pénétration et de premier équipement,
soutenue par la baisse tendancielle du prix ; la croissance semble
exponentielle. Les entreprises, conquérantes et optimistes, investissent
massivement pour tirer parti de l’élargissement tendanciel du marché. Les
investisseurs extrapolent la croissance et attribuent une forte valeur aux
entreprises.
Phase 2 : ralentissement
La pénétration s’infléchit
pour suivre le parcours d’une logistique ; le parc existant demande à être
renouvelé. Deux logiques se superposent : la pénétration ralentit, et le
marché de renouvellement, qui représente une part croissante du débouché,
est soumis à de fortes fluctuations conjoncturelles. Les entreprises, surprises
par le ralentissement, doivent réviser leur stratégie de croissance et
certaines se trouvent suréquipées. Les fluctuations les surprennent. Les
investisseurs ajustent leurs perspectives à la baisse et sont déconcertés par
la violence des fluctuations des chiffres d’affaires : le cours des
actions chute, des faillites se produisent (Worldcom), les fournisseurs de
composants et d'équipements s'inquiètent et s'activent pour trouver de
nouveaux débouchés (Intel, Alcatel, Northern, Ericsson etc.). C’est la
situation actuelle.
Phase 3 : maturité
Nous allons vers la situation
suivante : la pénétration a atteint son niveau asymptotique, la croissance
suit celle de l'économie, le marché est principalement un marché de
renouvellement. Les fournisseurs de composants et d'équipements sont soumis aux
mêmes aléas conjoncturels que ceux que connaît aujourd’hui l’industrie
automobile. Ils doivent doser leurs investissements, la gestion de leurs stocks
et le lancement des nouveaux modèles en fonction de la conjoncture. Le cours
des actions se compose, selon la proportion des spéculateurs parmi les
investisseurs, de l’addition d’une part liée aux fondamentaux et d’une
part liée à la conjoncture. La physionomie du secteur a profondément changé.
Simulation
Pour illustrer scénario
ci-dessus, nous allons construire une petit modèle de simulation. Nous négligerons
l’effet de la baisse tendancielle du prix des NTIC : elle fait monter
l’asymptote de la pénétration, mais cette hausse devient de plus en plus
faible lorsque la baisse du prix se poursuit.
Supposons que la croissance
tendancielle du PIB soit de 3 % par an et qu’il subisse des oscillations
conjoncturelles d’une périodicité de cinq ans.
Supposons que la pénétration
suive la loi de Gompertz évoquée ci-dessus et que le niveau asymptotique de
cette loi évolue comme le PIB ; le parc installé lors de l'année t est
obtenu en combinant les relations précédentes.
L’évolution du parc installé
est la suivante :
On remarque que l’influence
des oscillations conjoncturelles sur le niveau du parc est peu sensible dans la
phase de pénétration initiale (qui ressemble à une exponentielle). Elle
devient de plus en plus sensible par la suite.
Supposons que le renouvellement
du parc se fasse de façon différente, selon que l’économie se trouve en
haut ou en bas du cycle conjoncturel. Nous supposerons que les probabilités de
renouvellement du matériel en fonction de l’âge sont les suivantes dans ces
deux cas :
Age |
0 |
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
6 |
7 |
Haut de cycle |
0 |
0,2 |
0,4 |
0,7 |
0,9 |
1 |
1 |
1 |
Bas de cycle |
0 |
0,1 |
0,2 |
0,35 |
0,45 |
0,5 |
0,6 |
0,7 |
Les deux distributions des durées
de vie sont représentées par les histogrammes ci-dessous. Si l'on se
maintenait durablement en haut de cycle, la durée de vie moyenne serait de 2,78
ans ; en bas de cycle, elle serait de 3,89 ans.
Nous supposons que dans les
situations intermédiaires la probabilité de renouvellement est une moyenne
pondérée des deux valeurs extrêmes.
La simulation montre que l'évolution
de la production a alors l’allure suivante :
Ce graphique un peu effrayant
fait apparaître, lorsque la pénétration est assez forte pour que le
renouvellement soit significatif, une succession de hausses et de baisses
importantes de la production. Il illustre l’amplification de la conjoncture
que suscite la succession des échéanciers de renouvellement : la
production est beaucoup plus accidentée que la croissance du parc.
Conséquences
Les entreprises du secteur des
NTIC sont en train de subir un ralentissement qui révèle le surdimensionnement
du secteur (celui-ci s’était préparé à la poursuite indéfinie d’une
croissance exponentielle). Il s’ensuit une dévalorisation des actifs
physiques (et pas seulement des actifs boursiers), une forte baisse des
commandes passées aux fournisseurs et équipementiers (ce qui suscite chez eux
une crise encore plus grave), bref un « coup de frein » dont les
conséquences s’amplifient chez les fournisseurs de la même façon qu’un
ralentissement sur une autoroute se traduit en amont par un bouchon où les véhicules
sont bloqués.
La dévalorisation des actifs
va se traduire par des disparitions d’entreprises jusqu’à ce que le niveau
des actifs redevienne compatible avec les perspectives de croissance révisées.
Après ce choc qui résulte de
la révision des anticipations et de la prise de conscience que la pénétration
est non pas exponentielle mais logistique, se profile pour les fournisseurs de
composants et d'équipements un second choc plus violent encore :
l’adaptation à un marché de renouvellement.
Les entreprises des NTIC, conquérantes
et orgueilleuses (d’autant plus que leurs dirigeants, ayant été les premiers
à se placer sur un marché à fort potentiel, ont bénéficié d’une réputation
de « génie » ), vont devoir devenir modestes, adopter les
stratégies prudentes de l’industrie automobile, pratiquer un marketing
attentif à des fluctuations de la demande qu'il leur faudra savoir anticiper.
Cette adaptation sera culturellement difficile pour les managers du secteur des
NTIC. Elle risque de susciter une nouvelle vague de faillites qui serait due
cette fois non à une dévalorisation des actifs, mais à une dévalorisation
des stratégies.
Le PIB de l’année t est donné par l'expression PIBt
= PIB0[1 + asin(ωt)] ert, avec r = 0,03, a = 0,02
et ω = 2π/5 (le graphique couvre 30 ans).
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