Complexité et complication
20 décembre 2003
« Ce
qui est simple est toujours faux. Ce qui ne l'est pas est inutilisable. »
Paul
Valéry (1871-1945), Mauvaises pensées et autres, 1942, in Oeuvres,
Tome II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade 1960, p. 864
1) Complexité et réalité
« L’essence
des mathématiques (…) apparaît comme l’étude des relations
entre des objets qui ne sont plus (volontairement) connus et décrits que
par quelques-unes de leurs propriétés, celles précisément que
l’on met comme axiomes à la base de leur théorie »
(Nicolas
Bourbaki, Eléments d’histoire des Mathématiques, Hermann 1969,
p. 33)
Quand on prononce le mot
« complexité », un ensemble confus de notions affleure : théorie
du chaos, théorème de Gödel, principe d’incertitude de Heisenberg,
fractales, limites du calcul informatique etc. Chacune est claire dans son
domaine propre ; c’est l’accumulation qui crée la confusion (voir
Bouveresse, 1999, [4]). Tentons de donner au mot « complexité » une
acception qui la dissipera.
Le monde de la nature (y
compris de la nature humaine et sociale) qui se présente à la perception et à
la pensée est concret en ce sens qu’il se présente hic et nunc,
son individualité se manifestant dans des particularités de temps et de lieu.
Aucune pensée ne peut
rendre compte de l’ensemble des propriétés du monde
(voir Morin et Le Moigne, 1999, [24]). Il suffit pour s’en convaincre de
considérer une tasse de café et de tenter de la décrire. Chacune de ses
propriétés relève d’un schéma conceptuel (donc abstrait) : sa forme géométrique,
à la précision de laquelle on ne peut assigner de limite ; ses origines
culturelles, économiques, industrielles ; sa composition chimique ; la
position et les mouvements des molécules, atomes, particules qui le composent[1],
etc. Chaque objet concret assure de facto la synthèse d’un nombre indéfini
de déterminations abstraites. Il est en toute rigueur impensable :
c’est ce que transcrit l’adjectif « complexe ». Il en est de même
du monde lui-même, ensemble des objets concrets.
Sur chaque objet concret, nous
disposons non d’une connaissance complète mais de « vues » dont
chacune permet de considérer l'objet à travers une « grille »
conceptuelle particulière. Si je ne peux parler d’une mesure précise de ma
tasse de café, toute mesure étant grossière par rapport à un ordre de précision
supérieur, je peux dire que la mesure est « exacte » si elle me
permet de faire sur l’objet un raisonnement exact, c'est-à-dire adéquat à
mon action : je peux calculer l’ordre de grandeur de sa densité à
partir de mesures approximatives de sa masse et de son volume, inférer de
l’examen de sa composition chimique une évaluation qualitative de sa fragilité
… ou simplement boire mon café.
L’objet étant sujet à un
nombre indéfini de déterminations, il existe un nombre indéfini de « vues »
logiquement équivalentes. Cependant certaines seront plus utiles en pratique
pour un sujet placé dans une situation particulière, que ce sujet soit
individuel ou social : ce sont les vues en relation avec l’action du
sujet, avec l’articulation entre sa volonté et l’objet considéré comme
obstacle ou comme outil. Ces vues-là sont « pertinentes » ainsi que
les observations et raisonnements que le sujet peut faire en utilisant les catégories
selon lesquelles elles découpent l’objet.
Exemples
Le spectacle d’une rue
conjugue des déterminations historiques, architecturales, sociologiques, économiques,
urbanistiques, physiques, esthétiques etc. Cependant le conducteur d’une
automobile limite son observation à quelques éléments : signalisation,
bordures de la voie, obstacles dont il estime la vitesse et anticipe les déplacements.
Cette grille fait abstraction de la plupart des aspects de la rue mais elle est
adéquate à l’action « conduire l’automobile ». Le conducteur
qui prétendrait avoir de la rue une représentation exhaustive saturerait sa
perception et serait un danger public.
Nous trouvons « naturelles »
nos grilles habituelles, nous qualifions d’« objectives » les
observations réalisées selon ces grilles. Pourtant la façon dont la pensée découpe
ses concepts évolue selon les besoins et elle est, en ce sens, subjective :
1) La classification des métiers
et niveaux de formation, « concrète » pour les personnes dont elle
balise la carrière, n’a rien de naturel (voir Volle, 1984, [36], p. 155) :
la catégorie des « cadres », qui appartient au langage courant en
France, n’existait pas avant les classifications Parodi de 1945.
2) La classification des êtres
vivants a évolué de Linné, Jussieu et Darwin à la « cladistique »
contemporaine (voir Lecointre et Le Guyader, 2001, [21]). Fondée sur la
comparaison génétique, cette dernière introduit des bouleversements : le
crocodile est plus proche des oiseaux que des lézards ; les dinosaures
sont toujours parmi nous ; les termes « poissons », « reptiles »
ou « invertébrés » ne sont pas scientifiques.
3) Les classifications de
l’industrie (voir Guibert, Laganier et Volle, 1971, [14]) ont pris pour critère
au XVIIIème siècle l’origine de la matière première (minérale, végétale,
animale) conformément à la théorie des physiocrates. Au milieu du XIXème siècle
les controverses sur le libre échange ont conduit à un découpage selon
l’usage du produit fabriqué. A la fin du XIXème siècle, le critère
dominant fut celui des équipements : le souci principal était
l’investissement. Depuis la dernière guerre les nomenclatures sont
construites de façon à découper le moins possible les entreprises (« critère
d’association ») car l’attention se concentre sur les questions
d’organisation et de financement.
4) Au XVIème siècle il
paraissait normal de regrouper les faits selon des liens symboliques : pour
décrire un animal le naturaliste évoquait son anatomie, la manière de le
capturer, son utilisation allégorique, son mode de génération, son habitat,
sa nourriture et la meilleure façon de le mettre en sauce (voir Foucault, 1966,
[9], p. 141). Plus près de nous, il a fallu du temps pour réunir les phénomènes
magnétiques et électriques, puis reconnaître la nature électromagnétique de
la lumière.
6) Dans l’entreprise, les
classifications des produits, clients, fournisseurs et partenaires, ainsi que la
définition des rubriques comptables, évoluent avec les besoins. C’est
pourquoi le référentiel de l’entreprise est centrifuge : sans
contrôle, il se dégrade en variantes et les données deviennent incohérentes.
L’insouciance de la plupart des entreprises en matière d’administration des
données résulte d’une erreur de jugement : comme on croit les
classifications « naturelles », on ne voit pas à quel point elles
sont instables et on sous-estime l’entropie qui mine la qualité du système
d’information.
- *
- * *
- Les grilles à travers lesquels nous percevons
le monde nous en donnent une vue sélective ; il s’agit d’un langage
(voir Saussure, 1916, [30]) qui évolue plus ou moins vite selon les
domaines (les classifications de la science ou de la vie courante
changent moins souvent que celles de l’entreprise). Ainsi le cadre
conceptuel que nous utilisons est construit ; il porte la trace
de choix pour partie intentionnels, pour partie conventionnels. Cela ne veut
pas dire que les faits eux-mêmes soient construits, comme le pensent
trop vite les apprentis philosophes.
En effet si tout cadre
conceptuel, même pertinent, reflète le monde de façon partielle, ce reflet
n’en sera pas moins authentique. L’automobiliste qui arrive à un feu
de signalisation ignore les détails de l'architecture des immeubles alentour
mais il voit ce feu, ce qui lui permet de l’interpréter et d’agir. Même si
sa grille ne lui révèle pas la Vérité du Monde, elle lui permet de savoir si
le feu est vert, orange ou rouge. La couleur du feu ne relève plus alors
d’une hypothèse mais constitue un fait d'observation dont il peut et
doit tirer les conséquences pratiques.
Si aucune observation ne peut
être exhaustive, elle peut être exacte, suffire pour alimenter un
raisonnement exact. Celui-ci peut très souvent se satisfaire d’ordres de
grandeur, ce qui détend l’exigence de précision. La réalité, si elle
n’est pas pensable dans l’Absolu, est ainsi en pratique pensable pour
l’action, pour vivre dans le monde et y graver nos valeurs, comme nos ancêtres
ont gravé les symboles de leurs mythes sur les parois des grottes.
2) Simplicité de la pensée
“(Nature's)
fundamental laws do not govern the world as it appears in our mental
picture in any direct way, but instead they control a substratum of which
we cannot form a mental picture without introducing irrelevancies.”
(Paul
Dirac, The Principles of Quantum Mechanics, introduction, Oxford,
Clarendon Press, 1930)
« Le
théorème de Gödel (…) est certainement de beaucoup le résultat
scientifique qui a fait écrire le plus grand nombre de sottises et
d’extravagances philosophiques. »
(Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie, Raisons
d’agir, 1999, p. 60)
Le
monde de la pensée, des concepts et propositions que l'on peut échafauder en
obéissant au principe de non contradiction, est complexe : il est impossible
d'en rendre compte à partir d'un nombre fini d'axiomes (cf. Annexe 2).
Cependant toute pensée explicite, même subtile, est simple - non dans
son processus d’élaboration, qui étant concret est complexe, mais dans son résultat.
Alors que tout objet concret relève d’un nombre indéfini de déterminations,
toute pensée explicite s’exprime selon un nombre fini de concepts. Toute pensée
visant à l’action met en œuvre un modèle (ou théorie)
constitué par le couple que forment d’une part un découpage conceptuel
de l’observation, d’autre part des hypothèses sur les relations
fonctionnelles.
Que le modèle soit formalisé,
explicite, pertinent ou non, cette démarche est générale. Toute observation
est une mesure selon une grille définie a priori ; tout
raisonnement suppose que l’on prolonge cette mesure en postulant des relations
fonctionnelles entre les concepts : en économie, la consommation sera
fonction du revenu, ce qui implique un comportement d’épargne etc. (voir
Korzybski, 1998, [19]).
Le monde des modèles, le monde
de la théorie, c’est le monde de la pensée pure. Elle met le monde réel
entre parenthèses. Le monde de la pensée est aussi celui de nos artifices,
jeux, langages de programmation et programmes informatiques, de nos machines (en
tant qu’objets concrets elles appartiennent au monde réel, mais leur
conception relève du monde de la pensée) et de nos organisations (même
remarque).
- *
- * *
- La pensée pure a un but lointain : se
confronter avec le réel dans l’expérience lors de laquelle les
concepts seront soumis au critère de pertinence, les théories à l’épreuve
de la réfutation. Mais il existe un moment où la pensée pure se forme
sans être confrontée à l’expérience, se muscle comme le font en jouant
les jeunes animaux.
La pensée pure dispose pour se
préparer à l’expérience d’une arme puissante : le principe de
non contradiction. Toute théorie comportant une contradiction est fausse en
ce sens qu’il ne pourra pas exister d’expérience à laquelle elle
s’appliquerait. Le monde réel étant par essence non contradictoire, le
viol de la logique est contre nature : une chose ne peut pas à la fois
être et ne pas être, posséder une propriété et ne pas la posséder. Cela
n’exclut pas qu’elle puisse évoluer ou encore posséder des facettes différentes
comme une feuille de papier qui serait blanche d’un côté, noire de l’autre :
les paradoxes résultent des imprécisions du langage courant.
Le fonctionnement de la pensée
pure est un jeu avec des hypothèses. Pour pratiquer cette gymnastique, il faut
poser des hypothèses et explorer leurs conséquences, puis recommencer etc.
Celui qui ne s’est pas préparé ainsi posera des hypothèses naïves et
s’aventurera dans des impasses théoriques que les experts ont appris à éviter.
Le but des mathématiques n'est autre que cette gymnastique de l’esprit.
La non contradiction est une garantie
de réalisme potentiel. Les géométries non euclidiennes, construites de façon
formelle sans souci d’application, ont par la suite fourni des modèles pour
représenter des phénomènes physiques. Toute théorie non contradictoire peut
espérer trouver dans la complexité du monde réel un domaine d’application
(mais le caractère non contradictoire d'une théorie ne garantit pas sa
pertinence face à une situation particulière). La pensée pure n’est donc
pas seulement une gymnastique : c’est un investissement qui procure des
modèles en vue des expériences futures.
La conquête de la pensée
pure, c’est l’intelligence, maîtrise du raisonnement qui, partant de
données initiales, va droit au résultat. Lorsque l’esprit a parcouru
plusieurs fois un raisonnement il l’anticipe comme l’on anticipe les formes
et le contenu d’un appartement familier ; il l’enjambe pour en construire
d’autres plus généraux, plus abstraits. La portée des raisonnements simples
s’élargit alors comme un cercle lumineux. Des champs entiers de la pensée
s’articulent à un principe simple conquis par un héroïque effort
d’abstraction : principe de moindre action en physique (voir Landau et
Lifchitz, 1966, [20], p. 8) ; optimum de Pareto en économie (voir Ekeland,
1979, [7], p. 59) ; « voile d’ignorance » en éthique (voir
Rawls, 1971, [28]) ; principe de non contradiction en logique et en mathématique
(voir Bourbaki, 1966, [3], vol. XVII, p. 2).
L’intelligence, dont le
terrain propre est la pensée pure, s'exerce pendant la jeunesse. Certains
adolescents sont des mathématiciens de génie comme Galois ou de grands joueurs
d’échecs.
3) La rencontre expérimentale
„Mir
hilft der Geist ! auf einmal seh’ ich Rat
Und schreibe getrost: Im Anfang war die Tat!“
(Goethe,
Faust, 1808, vers 1236-1237)
Le jeu de la pensée pure reste
cependant puéril s’il n’aboutit pas à la confrontation au monde dans
l’action. L’esprit formé au jeu avec des hypothèses trouve ici du nouveau
à apprendre : face à la situation concrète à laquelle le sujet est
confronté hic et nunc, et compte tenu de sa volonté (vivre et cultiver
ses valeurs), que doit-il faire ? Ne pas agir serait encore une
action, fût-ce par abstention (voir Blondel, 1893, [2]). Pour choisir
l’action à engager, il faut que le sujet puisse anticiper ses conséquences,
donc dispose d’un modèle du monde dans lequel il fera par la pensée
intervenir son action.
Il doit alors, dans la batterie
des hypothèses avec lesquelles il jouait librement, choisir celles qui représenteront
le monde avec exactitude en regard des impératifs de son action. L’expérience
oblige alors à renoncer à certaines hypothèses et à en retenir d’autres ;
elle tourne le dos à la liberté qui caractérisait la pensée pure. C’est un
moment émouvant que celui où l’esprit se courbe sous le joug de l’expérience.
Les êtres humains ont longtemps pu se représenter la surface de la terre comme
un plan infini, un disque ou une sphère, hypothèses alors également
plausibles ; puis la pratique de la navigation et l’expérience de
l’astronomie ont imposé la troisième hypothèse.
L’expérience prouve-t-elle
la vérité des hypothèses ? oui, s’il s’agit de faits que tranche
l’observation, comme la sphéricité approximative de la terre, la mesure de
la distance moyenne entre la terre et le soleil, la date d’un événement.
Non, s’il s’agit de relations fonctionnelles entre concepts : lorsque
nous postulons la vérité d’une hypothèse causale que l’expérience a
validée, nous inférons une proposition générale à partir d’une expérience
limitée, et cette inférence n’est pas une preuve.
Il en résulte, selon Popper,
que toute théorie doit être présentée de sorte que l’on puisse la réfuter
par l’expérience. Le scientifique doit être assez modeste pour préparer
dans ses travaux les voies de leur réfutation. Toute théorie construite de façon
qu’on ne puisse pas la réfuter est nulle en raison de sa solidité
apparente (les faits d’observation sont, eux, irréfutables mais ils ne
constituent pas des théories).
Lorsque l'expérience réfute
la théorie, elle le fait d’une façon toujours logique mais surprenante. Ces
« surprises » sont son apport le plus précieux.
- *
- * *
- Le mot « expérience » ne doit pas
être réservé à l’expérience contrôlée en laboratoire : la démarche
expérimentale peut et doit s’étendre à la vie entière. Dès que nous
percevons, nous appliquons à la sensation une grille qui permet
d’identifier les êtres perçus (celui qui voit « des fleurs »
ne voit pas la même chose que celui qui voit « des épilobes, des
ombellifères, des géraniums » etc.). Nous prolongeons
l’observation par des raisonnements sélectionnés parmi les modèles dont
nous disposons : c’est ainsi que nous conduisons une automobile,
organisons notre travail, faisons la cuisine etc.
Si la gymnastique de la pensée
est analogue aux jeux des jeunes animaux, la pratique de l’action est analogue
à la recherche des ressources (chasse, pâturage) et des partenaires sexuels
par les animaux adultes, recherche à laquelle l’être humain ajoute le besoin
d’exprimer ses valeurs par des symboles. La démarche expérimentale caractérise
l’âge adulte de la pensée. L’idéal de l’adulte n’est pas
l’intelligence, même si elle lui est nécessaire, mais l’efficacité dans
l’action. Il y applique son discernement (découpage des concepts pour
distinguer les êtres observés) et son jugement (sélection d’un raisonnement
pertinent). Il y engage spontanément la capacité intellectuelle acquise lors
des jeux de l’enfance.
L’expérience de l’expérience,
la confrontation répétée à des situations nécessitant des modèles divers,
assouplit et accélère la construction théorique. Au sommet de l’art,
l’adulte acquiert le « coup d’œil » : face à la complexité
et l’urgence d’une situation concrète il va droit à l’action nécessaire.
L’esprit enjambe alors les étapes d’un raisonnement qu’il ne se soucie
pas d’expliciter. Si le sage chinois est « sans idée » (voir
Julien, 1998, [16]), ce n’est pas parce qu’il a l’esprit vide ou ne
s’intéresse pas à l’action : disposant de divers modèles, il passe de
l’un à l’autre pour s’adapter à la situation, obéir à la « propension
des choses » et atteindre un sommet d’efficacité (voir Julien, 1992,
[17]). S’il ne s’attache à aucun modèle, c’est qu’il sait à chaque
moment mobiliser celui qui convient, voire en conjuguer plusieurs. Cet idéal de
sagesse, impossible à réaliser complètement, brille à l’horizon comme un
point lumineux qui indique le chemin de l’ambition pratique la plus haute, le Tao :
être disponible devant le monde afin d’y être efficace par l’action.
On évoque souvent le « coup
d’œil » du stratège militaire, soumis à des contraintes extrêmes. On
le rencontre aussi chez les entrepreneurs, artisans, contrôleurs aériens,
professeurs, pilotes d’avion, conducteurs automobiles, sportifs, chirurgiens,
bref chez tous ceux qui doivent agir.
4) Les embarras de la complication
Le
coup d’œil est une qualité rare. Quelqu’un peut le posséder dans certains
domaines et non dans d’autres : le bon conducteur automobile n’est pas
nécessairement un bon entrepreneur et réciproquement.
Certains des obstacles qui
s’opposent à la pensée adulte, à la pensée appliquée à l’action, sont
naturels : il est naturel par exemple qu’un débutant soit maladroit.
D’autres obstacles, par contre, constituent un handicap qui empêche de se
former par l’exercice et qui finalement interdit l’action. Mais alors que le
prédateur qui ne sait pas chasser meurt bientôt, nos sociétés élaborées
produisent des personnes qui ne savent pas agir ou seulement dans des domaines
limités. Certaines personnes intelligentes sont incapables d’agir ;
d’autres, comme dotées d’une sagesse à éclipses, sont aptes à l’action
dans leur vie personnelle mais non dans leur vie professionnelle ou inversement.
Il se peut que cette mutilation
contribue à la reproduction de la société comme la stérilité des ouvrières
contribue à la reproduction de la ruche. Le constat d'une mutilation si fréquente
est douloureux et celui qui énonce ce grand secret est mal reçu. Tâchons
d’en élucider le mécanisme.
La
complication, simulacre de la complexité
L’écart entre la pensée et
le monde n’a rien de scandaleux ni de bouleversant. Nous sommes incapables de
décrire le mécanisme neurophysiologique qui nous permet de prononcer la lettre
« A » (voir Leibowitz, 1996, [22], pp. 205-207), ou de décrire un
visage par des paroles ; le fonctionnement quotidien de notre corps reste
énigmatique ; si nous nous intéressons passionnément à la personne aimée,
sa connaissance n’est jamais achevée : étant concrète, elle est aussi complexe
que le monde lui-même.
L’écart entre la pensée et
le monde fait souffrir certaines personnes. Cela vient d’une formation
intellectuelle mal conçue : si les adultes font croire à l’adolescent
que le monde de la pensée est aussi éloigné de la vie courante que peut l’être
le paradis, devenu adulte celui-ci ne concevra pas comment elle peut devenir un
outil simple et servir de levier à l’action dans un monde complexe.
On
peut se demander si certaines pédagogies n’ont pas pour effet (et, de façon
perverse, pour but) de stériliser les esprits en leur inculquant devant les
choses de l’intellect une humilité déplacée : s’il faut être
modeste devant le monde que l’on découvre par l’expérience, chacun a le
devoir d’être intrépide dans la pensée.
Les personnes mal formées
croient que la tâche de la pensée est de représenter le monde tel qu’il
est. Toute pensée exprimée avec simplicité leur semble alors une usurpation :
la simplicité montrant naïvement que cette pensée est incapable de représenter
le monde, elles estiment qu’elle ne vaut rien et n’a donc pas même le droit
d’être exprimée. A la pensée qui laisse apparaître sa simplicité elles préféreront
une pensée compliquée.
La pensée compliquée
est simple au fond comme toute pensée, mais elle prend soin de cacher sa
simplicité derrière un écheveau touffu de concepts et relations
fonctionnelles dont l’architecture embrouille postulats, conséquences, résultats
intermédiaires et hypothèses annexes.
La pensée compliquée est, en
pratique, inutilisable. Il arrive souvent que sous la complication se cache une
incohérence : alors la pensée est non seulement inutilisable mais elle
est nulle. Les contraintes formelles de la rédaction des textes scientifiques,
excellentes en elles-mêmes, permettent à des esprits faibles de publier des écrits
dont le vide est masqué par la complication : c’est ce que Feynman
appelait « pretentious science ».
La complication du modèle
singe la complexité du réel. Elle n’égale
jamais la complexité du réel, mais elle sature l’attention et le jugement.
La personne qui examine un modèle compliqué est en « surcharge mentale ».
Le modèle lui semble alors aussi complexe qu’un objet réel.
Le modèle compliqué est
considéré avec respect par les personnes qui se défient de la simplicité de
la pensée et qui ne jugent pas nécessaire de comprendre ce qu’elles lisent.
Elles le croient réaliste, et en effet une des façons de construire un
modèle compliqué, c’est d’emprunter à la réalité un grand nombre de déterminations
à partir desquelles on emmêlera un écheveau.
Un modèle simple est vulnérable
dans toutes ses étapes puisqu’elles sont compréhensibles ; il est
scientifique au sens de Popper. Mais celui qui présente un modèle simple
s’attire souvent la phrase qui tue : « Ce n’est pas si simple ! ».
Exemple du système d’information
80 % des fonctionnalités développées
à grands frais, et dont la maintenance sera elle aussi coûteuse, ne sont pas
utilisées. Comment expliquer ce gâchis ? Tout système d’information
est fondé sur une abstraction : il représente les êtres qu’il
considère (clients, fournisseurs, produits, agents, entités de
l’organisation etc.) par des classes
dotées d’un nombre fini d’attributs et de règles de gestion ; les
valeurs des attributs sont codées selon des nomenclatures choisies en fonction
des besoins.
La spécification des attributs
et des règles élimine, par son silence, les attributs qui ne seront pas observés,
les règles qui ne seront pas appliquées. Cette simplification est intolérable
pour les personnes qui aiment la pensée compliquée. Elles iront chercher les
cas particuliers qui ne se coulent pas dans le modèle et exiger qu’on le
complique sous prétexte que l’informatique doit se plier à la demande des
utilisateurs (idée juste utilisée ici de façon perverse).
Ces personnes trouveront trop
simple de coder un aspect de la réalité selon une suite de partitions emboîtées
(voir Marcotorchino, 2002, [23]). Elles vont préférer que les rubriques d'un même
niveau se chevauchent, que les niveaux se relient par des liens obliques.
Très sensibles à la solidarité
entre les diverses parties du monde, elles pensent que tout est relié à tout,
que le fonctionnement du système solaire est sensible à l’attraction des étoiles.
Elles s’opposent donc à la modularité du système d’information et
militent pour qu’il traite en bloc les divers aspects du métier, ce qui accroît
la taille des projets et complique leur réalisation.
Dans un système
d’information, la logique voudrait par ailleurs que les tables de codage
fussent identiques pour toutes les applications. La sociologie de
l’entreprise, le particularisme des métiers, l’insouciance des dirigeants,
les circonstances de l'exécution font qu’en pratique l’architecture des
bases de données n’est jamais cohérente. Elle est soumise à un phénomène
d’entropie irrésistible dont l'explication réside dans la nature même des
données (voir Boydens, 1999, [5]) :
1) L'interprétation des données
en informatique scientifique (chimie, biologie, etc.) évolue et comporte des
ambiguïtés sémantiques, même si ces données sont vérifiées et contrôlées
:
2) Il est normal qu’un agent
fasse passer son travail opérationnel avant les tâches de saisie ;
mais il en résulte qu’en informatique de gestion les données sont souvent
incomplètes. En outre parmi les données saisies seules celles que l’agent
juge importantes auront été bien vérifiées.
Il arrive aussi que des interprétations locales soient données aux tables de
codage qui se dégradent en dialectes.
3) Il y a conflit entre
l’exigence formelle du code informatique et le flou inhérent à des concepts
dont l'interprétation est sujette a l'expérience humaine, même quand il
s'agit de concepts générateurs de droits et de devoirs (cotisations,
prestations sociales, impôts etc.) : la distinction entre un ouvrier et un
employé repose sur le caractère prépondérant de leurs activités manuelles
ou intellectuelles, bien difficile à évaluer ; des difficultés analogues
se rencontrent avec les concepts de journée de travail, de catégorie d'activité
etc.
Les codages se diversifient
dans le temps et l'espace (tout raisonnement doit passer par une phase pénible
de retraitement des données). Les statistiques issues de sources différentes
sont incohérentes car elles mesurent des réalités différentes. Les
tableaux de bord occasionnent de pénibles discussions en comité de
direction: « D’après mes données ça monte, et vous dites que ça
baisse ? à la réflexion, cela provient du fait que j’ai consolidé
telle filiale, alors que vous vous référez à un autre périmètre, etc. »
« Ce
n’est pas si simple ! »
Oui, la réalité n’est
jamais aussi simple qu’un modèle, quelle que soit la richesse de celui-ci,
puisqu’elle est complexe alors que le modèle est fini. La phrase « ce
n’est pas si simple » est vide : elle s’applique à tout modèle,
fût-il compliqué.
La question que l’on doit se
poser n’est pas « le modèle est-il réaliste » puisqu’il ne
peut pas l’être, mais « est-ce une simplification pertinente »,
celle qui permet de raisonner juste et d’agir efficacement. Ceux qui refusent
la simplicité du modèle refusent l’apport le plus précieux de la pensée :
la sélection qu’elle opère dans la multiplicité indéfinie des phénomènes
pour n'en retenir que la vue pertinente, celle qui permet l’action efficace.
La simplicité de la pensée
est un outil pour l’action, comme l’imperfection de la mémoire est un outil
pour l’intellect. L’oubli sélectif suscite le travail de synthèse et
exerce l’intelligence : tout garder en mémoire, c’est ne rien comprendre
(Squire et Kandel, 1999, [33]). De même, tout percevoir, c'est ne rien pouvoir
faire.
Certains disent avec dédain
que la recherche de la simplicité du modèle est de l’« adéquationnisme ».
On a pu lire ceci dans un article consacré au marché de l’emploi :
« Que les champs soient distincts, les périodes pas toujours harmonisées,
les conceptions et conventions souvent différentes, ne doit pas nous troubler
outre mesure ; cela exige rigueur et prudence dans la lecture et l'interprétation
des chiffres, mais les utilisateurs devraient en sortir enrichis. Cette pluralité
peut concourir à « désacraliser » une certaine obsession du
chiffre unique, renforcer des approches plurielles et contribuer, aux différents
niveaux territoriaux, à éclairer le débat social ».
L’ineptie de cette phrase illustre la confusion entre complication et
complexité.
"Complexité" de
l’informatique
En informatique, on dit
qu’une opération est « complexe » si elle est logiquement
possible mais en pratique irréalisable.
Une première forme de
« complexité » provient de la représentation des nombres dans la mémoire
de l’ordinateur. Celle-ci ne pouvant contenir qu’une quantité limitée de
chiffres, les calculs informatisés portent sur un sous-ensemble des nombres
rationnels, approximations des nombres réels. La précision des calculs est
donc limitée. Il en résulte de grandes difficultés mathématiques (voir
Knuth, 1997, [18], vol. 2, p. 229).
Une deuxième forme de
« complexité » est liée au nombre de calculs élémentaires que nécessite
une opération. En notant n le cardinal de l’ensemble sur lequel on travaille,
on dit que la « complexité » est linéaire si elle demande de
l’ordre de n calculs élémentaires, quadratique si elle en demande de
l’ordre de n2, « exponentielle » si elle en demande de
l’ordre de en ou, pire, de nn.
S’il faut réaliser le calcul
élémentaire sur chaque couple d’éléments de l’ensemble, la « complexité »
est quadratique. S’il faut calculer sur chacune des parties de l’ensemble,
la « complexité » est exponentielle. Enfin, si l’on doit calculer
sur chacune des permutations des éléments de l’ensemble, leur nombre est n !
et la « complexité » est alors de l'ordre de nn.
Certains problèmes à la
formulation simple peuvent exiger une durée de calcul de l’ordre de l’âge
de l’univers : c’est le cas du « problème du commis voyageur »
dès que n atteint quelques dizaines
(pour trouver l’itinéraire optimal passant par plusieurs villes il faut
comparer n! itinéraires).
Si n dépasse quelques
centaines (c’est le cas de la plupart des bases de données d’une
entreprise), un calcul linéaire sera facile, un calcul quadratique difficile et
un calcul exponentiel impossible. Le programmeur qualifié arrive parfois à
rendre possible un traitement qui, programmé de façon sommaire, aurait été
impossible ou difficile : s’il s’agit de faire un tri, un calcul
rustique sera quadratique mais un calcul bien conçu sera d’ordre nLog(n).
Une troisième forme
de « complexité » provient des limites de la logique elle-même
(cf. Annexe 2) : il résulte du théorème de Gödel qu'il est impossible
de mettre au point un programme capable de vérifier tous les programmes.
L’opération qui consiste à
répéter un grand nombre de fois un calcul élémentaire n’est pas plus
complexe que le calcul élémentaire, lui-même aussi simple que l’idée qui a
guidé sa conception : les deux premières formes de la « complexité »
informatique sont des homonymes de la complexité du réel.
5) Sortir de l'embarras
Pour sortir de l'embarras, il
faut assumer et cultiver la simplicité de la pensée. Nous aurons fait un grand
progrès lorsque nous rirons de celui qui dit « ce n’est pas si simple !
», « il faut bien répondre à la demande des utilisateurs » ou
tout autre phrase révélant le refus de la simplicité de la pensée. Il faut
se servir des mécanismes de la mode, fussent-ils cruels, pour extirper les
mauvaises habitudes. Les Américains appellent cela « le principe KISS ».
On peut aussi s'appuyer sur
quelques outils : modèle en couches ; croisement des découpages ; raisonnement
probabiliste ; élaboration de la pertinence par les consultations et
validations, etc. On rencontre enfin en informatique des difficultés d'origine
technique : par abus de langage, on les baptise du terme « complexité ». Il
est intéressant de les examiner (cf. Annexe 1).
Modèle en couches
Un modèle en couches consiste
en l'articulation de plusieurs sous-modèles, nommés « couches » (Voir
Tanenbaum, 1984, [34]). Les couches sont caractérisées chacune par un protocole
spécifique et reliées par des interfaces. Le modèle en couches permet
de représenter les situations où plusieurs logiques jouent simultanément. Le
nombre des logiques ainsi articulées restant fini, le modèle n'atteint pas la
richesse de la complexité, mais tout en restant pensable il possède l'un des
traits de la complexité : la pluralité des logiques.
Son domaine
d’application est très vaste. Il peut servir pour décrire les télécommunications,
le transport aérien, modéliser les systèmes d'information, le fonctionnement
de l'ordinateur, l'apport des NTIC à l'économie etc. (voir Volle, 2000, [36]).
Croiser les découpages
On peut considérer un même
objet selon diverses grilles (exemple : une population d'êtres humains
considérée selon la tranche d'âge et la région de résidence). « Croiser
les découpages », c'est considérer un tableau croisé (ou un « hypercube »)
qui ventile l’objet selon deux ou plusieurs grilles. On peut alors évaluer la
corrélation entre les grilles, telle qu’elle s’opère dans l’objet. Pour
une étude rapide, un calcul simple peut suffire (voir Volle, 1974, [37], p.
65).
Imprévisibilité et probabilité
Les sciences physiques
postulaient au début du XIXème siècle que l'évolution d'un système était déterminée
une fois connues les positions et vitesses initiales ; l'avenir était prévisible.
Le déterminisme a étendu son
empire sur des domaines comme l'histoire, l'économie, la sociologie où sa
pertinence est douteuse. Le choc a été profond lorsque la physique elle-même
a imposé des limites au déterminisme : à l'échelle subatomique, le mouvement
d'une particule est probabiliste.
On aurait pu s’aviser qu'à
l'échelle macroscopique le déterminisme est déjà contredit par l'expérience
: si les physiciens pouvaient prédire le résultat d'un coup de dés, cela se
saurait dans les salles de jeu. Comme la consistance souple de la main du
lanceur interdit de connaître avec précision les conditions du lancer, en
pratique son résultat est probabiliste.
Les phénomènes régis par des
équations différentielles non linéaires, bien que déterministes par nature,
donnent naissance à des effets chaotiques qui ne peuvent pas être distingués
d'un comportement probabiliste car ils sont, comme le lancement d'un dé, très
sensibles aux conditions initiales (voir Gleick, 1987, [11]). Ainsi on ne peut
pas garantir que la terre ne quittera jamais le système solaire : la prévision
de sa trajectoire comporte une incertitude qui croît à mesure que l'on s'éloigne
dans le futur.
La science économique a créé
pour traiter l'incertitude la théorie des anticipations et du risque. Un
entrepreneur raisonne en avenir incertain. Il en est de même du stratège qui
doit prendre des décisions justes alors qu'il reçoit des rapports partiels,
erronés ou fallacieux. Il existe des généraux qui gagnent les batailles et
des dirigeants efficaces : ce sont ceux qui savent agir au mieux dans des
situations incertaines.
Cette faculté s'acquiert par l'exercice. Ceux qui la possèdent n'ont généralement
ni le goût, ni la capacité d'expliquer leurs raisonnements (voir Clausewitz,
1832, [6]).
Nous devons tous gérer des
incertitudes, assumer des risques. Certaines personnes ont le talent de
raisonner juste dans un contexte incertain. Chez d'autres, au contraire, la
faculté de raisonner est paralysée dès que se présente une incertitude.
Limites de la logique
Au début du XXème siècle,
Bertrand Russell s’est efforcé de donner aux mathématiques un fondement à
la fois logiquement correct et complet. Kurt Gödel a démontré en 1931 que,
quel que soit le système d'axiomes utilisé pour fonder une théorie, il existe
des propositions que l'on sait vraies mais dont la vérité ne peut pas être démontrée
dans le cadre de la théorie (cf. Annexe 2). Ainsi, quelle que soit la
richesse d'un système d'axiomes, elle ne peut égaler la complexité du contenu
potentiel de la pensée.
La pensée potentielle,
constituée de l'ensemble des propositions que l’on peut déduire des systèmes
d’axiomes possibles, est donc complexe ; mais la pensée explicite, résultat
de nos réflexions, est fondée sur un nombre fini d'axiomes : le théorème
de Gödel montre que la pensée explicite est plus simple que la pensée
potentielle.
La logique ne peut donc pas
avoir réponse à tout. Certains logiciens s'opposaient à cette affirmation
avec une certaine raideur. Avec Gödel la logique a trouvé sa propre limite en
s’appuyant sur ses propres méthodes.
La logique est condition nécessaire
de l'efficacité pratique de la pensée car une pensée incohérente est
pratiquement nulle ; mais la logique n'est pas condition suffisante de la
pertinence de la pensée. Le caractère logique d'un système ne prouve pas sa
pertinence face à une situation particulière : un délire peut être cohérent.
Écoute
Comment élaborer l'adéquation
à l'action ? Pour comprendre une situation particulière, faire le choix des
concepts pertinents, élaborer une théorie exacte, la pensée pure ne suffit
pas : il faut en outre la démarche expérimentale. Lorsque l'on veut construire
un système d'information, l'écoute est une attitude non seulement convenable
au plan moral, mais aussi nécessaire au plan méthodologique.
Durant la phase d'écoute, la
grille conceptuelle de l'auditeur est mise entre parenthèses (sauf la grille
propre à l'écoute elle-même) ; il accepte de faire le voyage mental
qu’impliquent des constructions intellectuelles qui ne lui sont pas familières.
Il y faut de la modestie : celui qui entre dans un domaine nouveau est un bizut
qui se fait bousculer par les experts. Après l'écoute vient cependant la synthèse :
il ne faut pas croire tout ce que l'on entend ; les habitudes des praticiens
sont parfois illogiques, car elles découlent de la superposition de méthodes
anciennes parfois dogmatisées. L'auditeur rend les incohérences visibles. Cependant
quand le « bizut » se familiarise ainsi et commence à parler avec
quelque autorité les experts n'apprécient guère de le voir contourner les
complications qui protégent leur spécialité. C'est un moment délicat.
Le pire ennemi de l'auditeur,
c'est pourtant la « tache aveugle » de l'intellect (voir Volle,
2000, [36], p. 234), la tentation d’éliminer des choses que l'on entend mais
qui sont contrariantes. Les personnes au tempérament impérieux sont incapables
d'écouter ; il leur est donc difficile d’accéder à la pertinence même (et
surtout) si elles sont intellectuellement brillantes.
Bibliographie
[1]
Aglietta Michel, Blanchet Didier et Héran François (2002). Démographie
et économie, La documentation française
[2]
Blondel Maurice (1893). L’Action
[3]
Bourbaki N. (1966). Eléments de mathématique, Théorie des
ensembles, Hermann
[4]
Bouveresse Jacques (1999). Prodiges et vertiges de l’analogie,
Raisons d’agir
[5]
Boydens Isabelle (1999). Informatique, normes et temps,
Bruylant
[6]
Clausewitz
Carl von (1832). Vom Kriege
[7]
Ekeland Ivar (1979). Eléments d’économie mathématique,
Hermann
[8]
Feynman
Richard P. (1963). Lectures on Physics, Addison-Wesley
[9]
Foucault Michel (1966). Les mots et les choses, Gallimard
[10]
Galois Evariste (1976). Ecrits et mémoires mathématiques,
Gauthier-Villars
[11]
Gleick
James (1987). Chaos : making a new Science, Viking Press
[12]
Gleick
James (1992). Genius : the Life and Science of Richard Feynman,
Vintage Books
[13]
Gödel
Kurt (1931). « Über formal unentscheidbare Sätze der Principia
Mathematica und verwandter Systeme », in Monatshefte für
Mathematik und Physik, vol. 38
[14]
Guibert Bernard, Laganier Jean et Volle Michel (1971). « Essai sur
les nomenclatures industrielles », in Economie et Statistique n°
20, février 1971
[15]
Hegel
G. W. F. (1807). Phänomenologie des Geistes
[16]
Jullien François (1998). Un sage est sans idée, Seuil
[17]
Jullien François (1992). La propension des choses, Seuil
[18]
Knuth
Donald E. (1997). The Art of Computer Programming, Addison Wesley
[19]
Korzybski Alfred (1998). Une carte n’est pas le territoire, L’Eclat
[20]
Landau L. et Lifchitz E. (1966). Mécanique, Editions MIR
[21]
Lecointre Guillaume et Le Guyader Hervé (2001). Classification phylogénétique
du vivant, Belin
[22]
Leibowitz Yeshayahou (1996). Israël et le judaïsme, Desclée de
Brouwer
[23]
Marcotorchino Jean-François (2002). « Le véritable enjeu de la
fusion des données numériques et des données textuelles », in Revue
de la SEE, REE juillet 2002 (à paraître)
[24]
Morin Edgar et Le Moigne Jean-Louis (1999). L’intelligence de la
complexité, L’Harmattan
[25]
Pascal Blaise (1655). De l’esprit géométrique et de l’art de
persuader
[26]
Popper
Karl (1934). The Logic of Scientific Discovery
[27]
Popper
Karl (1979). Objective Knowledge, Oxford University Press
[28]
Rawls
John (1971). A Theory of Justice
[29]
Russell Bertrand et
Whitehead Alfred (1910-1913). Principia Mathematica
[30]
Saussure Ferdinand de (1916). Cours de Linguistique générale,
Payot
[31]
Singh
Simon (1997). Fermat’s Enigma, Walker and Company
[32]
Sipser
Michael (1997).
Introduction
to the Theory of Computation, PWS
[33]
Squire
Larry R. et Kandel Eric R. (1999). Memory From Mind to Molecules,
Scientific American Library
[34]
Tanenbaum
Andrew (1984). Structured Computer Organization,
Prentice-Hall
[35]
Volle Michel (1984). Le métier de statisticien, Economica
[36]
Volle Michel (2000).
e-conomie,
Economica
[37]
Volle Michel (1974). « Une méthode pour lire et commenter
automatiquement de grands tableaux statistiques », in Économie et
Statistique n° 52, janvier 1974
Feynman a illustré ainsi les
surprises que l’on rencontre en physique des particules : sur un échiquier,
les blancs ont deux fous dont l’un joue sur les cases noires, l’autre
sur les cases blanches. Il est raisonnable d’anticiper que durant la
partie ces fous joueront sur des couleurs différentes. Supposons cependant
que le fou qui joue sur les cases blanches se fasse prendre, puis qu’un
pion blanc aille à dame sur une case noire et que le joueur lui substitue
ce fou : alors les blancs auront deux fous sur les cases noires. Cette
situation résulte d’un concours de circonstances rare mais non
impossible, et qu’il serait difficile d’imaginer a priori.
|