Nomenclatures
20 décembre 2003
Les modifications les plus importantes du domaine
des observations statistiques sont survenues depuis la Seconde Guerre mondiale,
car le développement massif de l'appareil statistique s'est fait durant cette période
; et on comprend que ce développement quantitatif ait été accompagné d'un
bouleversement du champ d'observation lui-même. Nous n'avons donc pas fait
remonter très loin dans le passé la description de cette évolution, car elle
est pour l'essentiel proche de nous.
L'histoire des découpages, par contre, nous
conduit à considérer des époques plus anciennes ; en effet, alors même
qu'aucune statistique organisée et systématique n'existait, il fallait bien
disposer de nomenclatures pour classer les résultats des quelques enquêtes qui
étaient réalisées. L'examen de ces nomenclatures permet, mieux peut-être que
d'autres approches, de comprendre la façon dont une société se définissait
et se regardait elle-même, et aussi de constater les retards avec lesquels les
questions nouvelles ont pu être perçues.
Nous pouvons ainsi approfondir et préciser le
propos du chapitre précédent. Nous nous limiterons à l'histoire de deux découpages,
les seuls qui à notre connaissance aient fait l'objet de recherches
approfondies : les activités industrielles
et les classes sociales.
Le découpage des activités industrielles
On peut définir une activité industrielle ainsi
: à partir d'un certain input (matières premières, demi-produits) et en usant
d'une certaine technique, elle procure un certain output (produit). Exemple : en
partant de planches et de clous, et à l'aide de la technique des coups de
marteau, on produit des caisses. Ainsi, une activité est logiquement un triplet
(input, technique, output) ; lorsqu'il s'agit de découper l'industrie - c'est-à-dire
de limiter, dans la continuité et la complexité de l'activité industrielle
concrète, des sous-ensembles peu nombreux, aux contours nets, susceptibles d'être
utilisés dans un raisonnement -, on a d'abord le choix de la liste des "
activités élémentaires ", les postes les plus fins de la nomenclature.
Ces postes sont comme le " grain " d'une photographie : ils déterminent
l'ultime degré de détail auquel le raisonnement peut s'appliquer. Leur choix
ne peut que résulter de considérations d'utilité et de possibilité, prenant
en compte à la fois les difficultés de l'observation (d'autant plus grandes,
en général, que le détail est plus fin) et les besoins du raisonnement : ces
difficultés et ces besoins varient évidemment selon les époques.
Mais, en outre, les activités élémentaires
sont des atomes avec lesquels il est possible de composer, par regroupement, des
ensembles plus vastes. Toute nomenclature, nous l'avons vu, peut être présentée
comme une suite de partitions du domaine d'étude emboîtées les unes dans les
autres. Le nombre des regroupements formellement possibles à partir d'une liste
élémentaire donnée est très élevé ; selon les objectif visés, on considérera
que tel regroupement " est naturel " ou au contraire qu'il " n'a
aucun sens
" : mais qu'est-ce qui est naturel, qu'est-ce qui a un sens ? Lorsqu'on lit
les textes des anciens statisticiens, on constate qu'ils ont tranché cette
question avec beaucoup de simplicité, comme poussés par une évidence qui, en
même temps qu'elle éclairait leur choix, les aveuglait sur les raisons des
choix de leurs prédécesseurs. Pour réaliser leurs regroupements, ils ont mis
en œuvre des critères selon lesquels ils ont apprécié que telle activité était
proche ou éloignée d'une autre. Comme l'activité élémentaire se définit
par trois termes - inputs, techniques, outputs - on voit immédiatement se dégager
trois grand types de critères possibles : on classera les activités selon les
inputs, selon les techniques, ou selon les outputs. Dans l'histoire, ces trois
critères ont été utilisés : ils ont aussi été parfois combinés - c'est
ainsi que procède la nomenclature actuelle. L'examen des critères, et de la façon
dont ils ont été mis en œuvre, va nous révéler ce que les statisticiens de
l'époque considéraient comme naturel et évident, et nous faire entrer en
quelque sorte dans l'intimité de démarches parfois oubliées.
La première nomenclature de l'industrie est due
à Tolosan, intendant général du commerce, et date de 1788. Elle sera utilisée
jusqu'en 1847 et, notamment, Chaptal s'en servira avec de légères
modifications lorsqu'il publiera en 1812 une estimation de l'industrie de la
France à partir des statistiques impériales. Cette nomenclature n'est donc pas
le produit d'une fantaisie individuelle, mais un instrument de travail qui a
longtemps été tenu pour le meilleur possible. Elle donne un découpage de
l'industrie éloigné de nos propres représentations : l'industrie est divisée
en trois grandes rubriques relatives à l'origine des matières premières
employées : " produits minéraux ", " produits végétaux
", " produits animaux ".
L'influence des physiocrates est sensible dans
cette classification l'accent est mis davantage sur la nature et sa " fécondité
" que sur l'activité humaine qui la fait " fructifier ". La représentation
s'opère dans le cadre d'une idéologie des " ressources naturelles ".
L'application du critère conduit à des résultats qui peuvent nous paraître
étranges : " l'industrie textile ", industrie principale à cette époque,
ne peut pas exister dans une telle représentation, puisqu'elle est éclatée
entre les produits végétaux (chanvre, lin, coton) et animaux (soie, laine).
La nomenclature de Tolosan sera utilisée
notamment pour présenter les résultats du recensement industriel de 1833.
Cependant l'examen de ces résultats fait apparaître, malgré la similitude des
regroupements utilisés, une profonde différence dans le regard porté sur
l'industrie. Il n'apparaît pas que les responsables de ce recensement aient
accordé beaucoup d'importance à des totalisations qui ne semblent mentionnées
que pour mémoire : ils ne se sont pas souciés d'éviter ou de signaler les
doubles comptes dans l'addition des ventes, et les comparaisons avec les
recensements antérieurs sont faites sans sérieux. Par contre, ils publient de
véritables monographies : les résultats sont fournis pour chaque établissement
pris individuellement ; il n'est à aucun moment question de secret.
L'industrie est alors conquérante ; la concurrence entre industriels n'est pas
très vive, et l'Etat se contente d'impôts indirects. On n'a pas à cacher ses
bénéfices, on est au contraire fier d'en faire et de le montrer. Tout le problème
est d'utiliser le personnel et le matériel de façon à progresser le plus
possible : la nouveauté, l'inconnu, ce sont les performances que permet cette
industrie toute nouvelle, qui étend son domaine en écrasant l'artisanat. On
s'intéresse bien davantage aux performances qu'aux moyennes : on n'a pas
vraiment besoin d'agrégats.
La nomenclature utilisée lors du recensement de
1861 est en rupture complète avec celle de Tolosan. Elle opère des
regroupements dits " naturels " (ce terme vient toujours sous la plume
de ceux qui ont construit une nomenclature) fondés surtout sur la destination
des produits : le critère est donc ici du type output.
Ce changement s'explique : la lutte extrêmement vive entre libre-échangistes
et protectionnistes a, depuis 1840, amené les industries à se regrouper pour défendre
leurs intérêts ; elle a habitué les esprits à raisonner par famille de
produits, car c'est en termes de produits que se posent les problèmes de
commerce extérieur. Les premiers regroupements patronaux sont nés à cette époque
et sur cette base.
Le souci d'apprécier les performances subsiste :
la publication fournit des renseignements par industrie au niveau de chaque
arrondissement. Mais la définition des industries elles-mêmes a changé, en
raison de l'évolution des préoccupations de politique économique. L'examen détaillé
de la nomenclature nous révèle un monde industriel très différent du nôtre
: si la liste des postes agrégés ne nous dépayse pas trop, il n'en est plus
de même lorsqu'on examine leur contenu. Ne résistons pas au plaisir d'une brève
incursion dans le détail : le poste " Eclairage " : usines à gaz,
chandelles, bougies, cierges, ne correspond plus à rien de nos jours. Le poste
" Ameublement " : glaces, tapisseries, tapis et moquettes, papiers
peints, toiles cirées, chaises, n'a rien de commun - en dehors des chaises avec
ce que nous mettons aujourd'hui sous le mot " ameublement " : la
production de " meubles meublants " (meubles de salles à manger,
chambres à coucher, etc.) relevait alors de l'artisanat. Le poste "
Habillement et toilette " ne comprend que des produits que nous classerions
aujourd'hui en dehors de l'habillement : sabots, chaussons, chaussures,
chapeaux, casquettes, parapluies, gants, peignes et brosses, parfumerie. Les
postes " Sciences, lettres et arts " et " Luxe et plaisir "
contiennent un assemblage qui nous semble hétéroclite : papeterie, lunetterie
et horlogerie pour le premier ; bijouterie, cartes à jouer, etc., pour le
second. On voit ici pourquoi l'utilisation des résultats présentés selon les
nomenclatures anciennes pose des problèmes de traduction qu'il est impossible
de résoudre avec une parfaite rigueur.
Après le recensement de 1861, et jusqu'à 1940,
il n'y a plus de statistique industrielle en raison de la méfiance envers l'Etat
qui s'est développée chez les industriels et des conceptions libérales qui se
sont répandues chez les fonctionnaires. L'information sur l'industrie est
obtenue par voie indirecte, grâce à l'exploitation des recensements de
population. Une nouvelle nomenclature est mise au point par Lucien March ; elle
servira pour la première fois lors de l'exploitation du recensement de
population de 1896.
L'auteur de la nomenclature décrit clairement sa démarche : on voit apparaître
pour la première fois le " critère d'association " (construire les
agrégats de telle sorte que l'on trouve classées ensemble des activités fréquemment
associées au sein des entreprises). Mais March le résorbe dans le critère
technique : selon lui, " c'est l'analogie des procédés industriels qui détermine
généralement l'association de plusieurs individus dans un même établissement
". Ainsi, en un siècle, chacun des trois termes du triplet " input -
technique - output " aura servi pour définir un critère d'agrégation. En
1896, l'économie française sort d'une longue dépression qui a débuté en
1870 ; elle commence une phase de croissance qui durera jusqu'en 1930.
La mise en avant du critère " technique " correspond à la priorité
accordée au problème de l'investissement, et particulièrement au choix des équipements.
La nomenclature de March, ou d'autres qui en dérivent,
est utilisée jusqu'à la guerre de 1940. On commence en 1942 la mise au point
d'une nouvelle nomenclature, et les travaux aboutissent en 1949 à la
Nomenclature des activités économiques (N.A.E.) qui sera remplacée en 1973
par une Nomenclature d'activités et de produits (N.A.P.) confectionnée dans le
même esprit que la N.A.E.
La N.A.E. est construite à l'aide du critère
d'association, sans que celui-ci ne soit d'ailleurs explicite : on ne trouve sa
première formulation que bien plus tard, dans un texte de 1962 : "
L'identité des groupements d'activités définissant les rubriques d'une
nomenclature d'industries avec les groupements d'activités les plus fréquents
dans les entreprises ou les établissements industriels peut être posée comme
une condition nécessaire à l'élaboration d'une nomenclature d'industrie. "
Le critère d'association fait de la nomenclature
un reflet des structures industrielles existantes : il la relie donc clairement
à l'histoire. Il conduit à retrouver - mais sous forme subordonnée - les
trois critères input, technique, output : lorsqu'une matière première est
rare, ou dépend de circuits d'approvisionnement dont la maîtrise est stratégique
pour les firmes, les activités comportant l'usage de cette matière première
se trouvent associées dans les mêmes entreprises, et l'on trouvera donc un agrégat
défini par l'utilisation d'un input : " industrie du caoutchouc " ;
lorsqu'une technique nécessite des investissements ou un personnel très spécialisés,
les industriels auront tendance à l'utiliser pour fabriquer toute une gamme de
produits, et la nomenclature regroupera toutes ces activités sous une rubrique
technique : " transformation des matières plastiques "; enfin, lors
que le point stratégique se trouve dans la maîtrise du marché d'un produit,
les entreprises utiliseront pour fabriquer celui-ci les techniques et les matières
les plus variées, et le critère d'association dégagera un agrégat dont
l'unité est définie par le produit : " jeux et jouets ". La
nomenclature ainsi construite pouvait paraître, à ceux qui raisonnaient
volontiers selon un des trois critères à l'exclusion des deux autres, comme
une monstruosité : et il est vrai que son mode de construction lui donne un
caractère organique complexe. On comprend pourquoi les auteurs de cette
nomenclature ne sont parvenus que lentement à une définition claire de leur
critère, et ont longtemps travaillé en se fiant à leur " bon sens "
et à leur intuition. Mais ce " bon sens " était lui-même guidé par
des questions et préoccupations qui étaient et sont d'ailleurs encore "
dans l'air ", et qu'ils respiraient sans même s'en rendre compte ; de
sorte que leur démarche n'est " naturelle " que par référence à la
situation historique. Elle opère, d'une façon instinctive certes mais très
intelligente, la synthèse entre une situation de fait et les besoins de la réflexion
théorique.
La situation de fait, c'est l'exécution des enquêtes
statistiques par les organismes patronaux (comités d'organisation sous
l'Occupation, puis syndicats professionnels après guerre). Or les C.O. ont été
construits comme des sortes de cartels d'entreprises,
et ils tendent donc à délimiter leurs champs de compétence selon une
application implicite du critère d'association : celui-ci permet en effet de définir,
par regroupement des activités élémentaires, des branches d'activités qui découpent
les entreprises le moins possible.
Les besoins de la réflexion théorique sont liés
à la différence entre " branche " et " secteur " que nous
avons évoquée au chapitre précédent. L'analyse des techniques employées
dans l'industrie, ainsi que celle de la production et des consommations intermédiaires,
s'inscrit naturellement dans le cadre des branches qui découpent les
entreprises selon leurs diverses activités. Ce cadre facilitait en outre la
concertation avec les organisations patronales ; il a été spontanément utilisé
par les organismes de planification. Par contre l'analyse des décisions de
financement, d'investissement, de concentration, etc., devait se faire en
utilisant les secteurs, qui regroupent des entreprises entières. On peut dire
qu'il y avait contradiction entre d'une part les structures de la collecte
d'information et certains outils d'analyse économique comme les tableaux de Léontief,
définis en termes de branche, et d'autre part une approche visant à identifier
les centres de décisions, qui nécessite un découpage par secteur. Or l'usage
du critère d'association permet, en minimisant la différence statistique entre
branche et secteur, de concilier autant que possible les deux approches.
Ainsi la politique économique d'inspiration keynésienne
s'était dotée -par des médiations certes complexes, et sans que les personnes
qui intervenaient en aient une conscience très claire - des découpages de
l'industrie qui pouvaient lui convenir le mieux. Leur mise au point a été
lente, en raison de la difficulté qu'il y avait à percevoir et formuler
clairement des principes nouveaux.
S'il s'avérait que, comme certains le prétendent,
l'ère de la politique keynésienne est révolue, nous verrions peut-être
apparaître un jour un nouveau découpage de l'industrie, produit une fois
encore au nom du naturel et du bon sens, mais adapté à la nouvelle politique
économique. Il sera intéressant de voir si les statisticiens s'en tiendront au
critère d'association, ou reviendront à l'un des trois critères anciens, ou
imagineront quelque nouveau critère : mais nous risquons d'attendre longtemps,
car les mouvements des nomenclatures sont très lents -comme ceux de l'histoire.
Le découpage des classes sociales
Comme l'a remarqué Ernest Labrousse, les hiérarchies
sociales se sont toujours fondées sur la naissance, la richesse et la fonction,
avec bien sûr des différences dans le jeu de ces trois facteurs. L'Ancien Régime
a donné plus de poids à la naissance qui, à de rares exceptions près, déterminait
la place de l'individu dans une société cloisonnée en castes héréditaires ;
le système bourgeois du XIXe siècle a davantage souligné les différences
provenant de la fortune ; enfin, les classifications actuelles donnent la
priorité aux différences entre les fonctions, différences que l'on relie à
la hiérarchie de la compétence, du savoir attesté par un diplôme ou garanti
par une formation. Ainsi, en deux siècles, se sont succédées trois approches
différentes de la réalité sociale, dont chacune se réfère à une conception
particulière des fondements de l'autorité légitime. Il appartient aux
historiens et aux sociologues de montrer comment ces changements dans les critères
ont pu cacher la permanence des structures : dès lors que la fortune est héréditaire,
la bourgeoisie tend à former une caste à l'instar de la noblesse de l'Ancien Régime
- même si les frontières de cette nouvelle caste, définies autrement,
fonctionnent autrement. De même, dès lors que l'accès aux compétences qui légitiment
l'exercice du pouvoir est rendu plus facile à ceux que la naissance ou la
fortune favorisent, les classes que l'on établit selon les degrés du savoir
perpétuent les anciens découpages plus qu'elles ne les contredisent.
Considérées sous leur aspect purement formel,
les nomenclatures de classes sociales sont donc d'une interprétation délicate
; il semble que, quel que soit le critère dont elles usent explicitement,
celui-ci renvoie à plusieurs jeux de significations entremêlées. Cette
impression se confirme quand on regarde les diverses fins en vue desquelles ont
été construites ces classifications : organiser la formation professionnelle ;
délimiter statuts et carrières ; définir des catégories fiscales ; répartir
la main d'œuvre pour la production, etc. Sans doute beaucoup de nomenclatures
n'ont eu, pour objet explicite, que dé décrire la société : mais pour
décrire, il faut bien se placer en un point de vue, se référer d'une façon
consciente ou non à une norme, elle-même liée à quelque projet. C'est bien
souvent lorsqu'on a prétendu " seulement décrire ", lorsque les
normes et les projets sont restés implicites, que ceux-ci ont exercé l'autorité
la plus absolue sur la description en fixant et figeant le point de vue d'où
elle pouvait se faire.
En outre, dès que l'usage d'une nomenclature des
classes sociales devient lui-même un tant soit peu social, les catégories
qu'elle découpe deviennent des enjeux dans les luttes autour du statut social ;
de telle sorte que des classifications considérées par leurs auteurs comme des
tentatives provisoires et révisables se mettent à exister socialement (que
l'on pense à la notion de " cadre ", d'origine récente), à définir
des enjeux, à délimiter des conflits. Le ciment dont elles sont faites, encore
fluide dans les mains de leur constructeur, s'est solidifié très vite : on ne
peut plus rien y changer, sans risquer de casser ce à quoi elles tiennent.
Il y a eu bien sûr des nomenclatures de catégories
sociales, en France, bien avant que les statisticiens n'entreprennent d'en
confectionner. On peut être assuré que sous l'Ancien Régime, société dans
laquelle les droits de chacun dépendaient expressément de son origine sociale,
les différences de classe devaient être ressenties dans leurs moindres
nuances. Tocqueville dit les ridicules auxquels pouvaient conduire le souci de
se distinguer et le sens des préséances, notamment au sein des corporations et
des institutions urbaines.
Saint-Simon montre que ce travers existait aussi dans l'aristocratie.
Mais il y a une différence de nature entre des
classifications usuelles, souvent très subtiles mais rarement cohérentes et
systématiques, et les classifications à l'aide desquelles le statisticien
entend découper l'ensemble du corps social, en. acceptant au besoin que
le grain de son découpage soit moins fin. C'est à ces dernières
classifications que nous allons nous intéresser.
Lorsqu'on considère dans son ensemble l'évolution
des nomenclatures de classes sociales en France, on est frappé par une
ressemblance -nullement prévisible - avec l'évolution des nomenclatures
d'activités industrielles. La première tentative notable est inspirée par les
physiocrates ; la dernière grande réalisation date de l'immédiat après-guerre,
et relève d'une démarche qui comporte de frappantes analogies avec celle du
critère d'association. Cependant, s'il y a ressemblance au point de départ
comme au point d'arrivée, l'itinéraire entre les deux n'est guère comparable
: alors qu'il nous a été possible de relier l'évolution des nomenclatures
d'activité à celle de l'économie, nous n'avons pas trouvé, en ce qui
concerne les classes sociales, de principe d'explication aussi clair et aussi
unificateur.
La première nomenclature des classes sociales
est due au physiocrate N. Baudeau et date de 1767.
En dehors de la classe dirigeante (administrative, noble ou propriétaire, qui
émane du souverain), il définit une " classe productive " et une
" classe stérile " conformément aux idées des physiocrates.
L'accent principal est donc mis, ici encore, sur
la fécondité de la nature considérée comme seule productive. On notera
l'ordre des rubriques au sein de la "classe stérile " : on va de la
production des produits de base à leur commercialisation en passant par toutes
les étapes intermédiaires.
Plusieurs autres nomenclatures sont produites par
la suite ; A. Desrosières cite celles de Moheau (1778), Lavoisier (1791),
Moreau de Jonnès (1831). Elles sont parfois difficiles à interpréter, et par
exemple la " nomenclature " de Moheau contient une liste hétéroclite
de classes et de critères qui se chevauchent : texte vraiment étrange,
qui ne mérite certainement pas le nom de nomenclature. Ces confusions, ce désordre
se comprennent : comme l'ordre ancien des classes se dissout, il faut attendre
que l'ordre nouveau soit bien installé pour que l'on puisse repérer et nommer
les classes qu'il comporte.
Les recensements de 1851 à 1891 ont une visée
sociologique, à laquelle se mêlent des préoccupations économiques : on
cherche autant ou même davantage à caractériser la branche d'activité dans
laquelle travaille un individu que la situation sociale de celui-ci. La tâche
est J'ailleurs difficile : l'économie comporte alors en France - comme dans
beaucoup de pays pauvres aujourd'hui - un secteur industriel naissant, voisinant
avec de très petites unités artisanales. Il n'est pas possible de plaquer sur
ce mélange un système conceptuel unique'.
La présentation des résultats des recensements
se fait donc dans des tableaux construits selon un procédé qui paraît
aujourd'hui bien compliqué,
et qui combine des classifications diverses.
A partir du recensement de 1906, l'exploitation
tend à devenir de plus en plus clairement une répartition des personnes par
branche d'activité, elle-même croisée avec le sexe et avec cette grille
" sociale " très simple :
- personnel des établissements : chefs, employés, ouvriers
- employés et ouvriers sans emploi
- isolés.
Ainsi, alors que la structure sociale subit de
profondes modifications au XIXème siècle et au début du XXème, on ne trouve
pas, dans les travaux des statisticiens, trace d'un effort de réflexion
approfondi sur ce thème, qui apparaît comme secondaire par rapport à la
connaissance de la répartition de la population par branche d'activité. Il
n'est nullement contradictoire que ce désintérêt relatif voisine avec une
grande curiosité envers les conditions de vie et de reproduction des "
classes laborieuses " : en concentrant les études sur une fraction précise
de la société, on l'isole du reste et on s'interdit une approche globale des
classes.
A. Desrosières a d'ailleurs remarqué que, sauf
exception,
la sociologie française dans ses débuts n'a pas accordé une grande attention
aux différences entre classes, préférant considérer les phénomènes sociaux
comme manifestation d'un tout social. Nous ne hasarderons pas d'hypothèses pour
expliquer ce fait ; en tout cas, des travaux de sociologie empirique, dans
lesquels apparaissent des notions nouvelles comme celle de " cadre ",
sont publiées dans la littérature anglo-saxonne entre les deux guerres alors
que ce genre reste absent des productions françaises.
Des travaux comme ceux d'A. Daumard, réalisés
à l'occasion d'études rétrospectives - et donc bien sûr sujets à des
anachronismes volontaires ou involontaires - permettent de repérer des
glissements dans le contenu des classes. Les " fonctionnaires " du
XIXe Siècle correspondent à ce que nous désignons par " hauts
fonctionnaires ", catégories plus restreinte que nos " cadres supérieurs
de la fonction publique " puisqu'elle inclut les professeurs de faculté
mais non les professeurs des lycées et collèges assimilés à des employés.
Les " professions libérales ", caractérisées par un " travail
hautement qualifié exigeant des compétences intellectuelles ", incluent
alors de nombreux salariés, en particulier au service de l'Etat : la
restriction des professions libérales au statut non salarié remonte à la
deuxième guerre mondiale. Les divers degrés de la richesse bourgeoise font
l'objet d'une classification très fine.
Par contre, on ne trouve pas trace dans cet univers des distinctions auxquelles
la vie dans les entreprises nous a habitués : s'il est déjà question
d'ouvriers et d'employés (le contenu de ces mots étant d'ailleurs différent
de celui que nous lui donnons), on ne connaît pas les termes de "
technicien ", ni " agent de maîtrise ", ni " cadre ".
Ces dernières notions ont été introduites par
les " classifications Parodi " de 1945 qui définissent, branche par
branche, les catégories de salariés. Il s'agit de classifications réglementaires,
publiées par décret. On peut y voir l'aboutissement des discussions qui, en
1936, avaient accompagné la rédaction des conventions collectives ; mais on
peut aussi les considérer comme le point de départ d'une nouvelle perception
de la société, car ces catégories - et les critères qui les déterminent
-sont très rapidement passées dans le vocabulaire courant ; elles ont défini
le langage dans lequel des aspirations se sont exprimées, des luttes se sont déroulées.
La catégorie des " cadres ", inexistante en France jusqu'avant la
guerre de 1940, surgit littéralement avec ces classifications. Elle est définie,
d'une façon remarquablement ambiguë, par référence à la formation reçue et
à la fonction exercée. Les cadres sont " les ingénieurs ou anciens élèves
d'écoles assimilées à l'enseignement supérieur. Par assimilation, les
personnels qui occupent des postes comparables reçoivent aussi la qualification
de cadre ". L'illogisme de cette définition (qu'est-ce qu'occuper un poste
comparable à un diplôme ou à une formation ?) révèle un malaise : le critère
principal que l'on veut utiliser est bien la formation, mais il est évident
que, dans les entreprises, des fonctions d'autorité ou d'expertise sont souvent
exercées par des personnes formées " sur le tas " et non dans les écoles
; on pratique donc une cote mal taillée. Cette définition du cadre deviendra
d'ailleurs encore plus paradoxale lorsque après l'explosion scolaire des années
50 et 60 l'écart entre le diplôme possédé et l'emploi exercé sera devenu fréquent.
Les mêmes classifications contiennent une
description plus détaillée des catégories ouvrières : manœuvre ordinaire,
manœuvre gros travaux et manœuvre spécialisé, ouvrier spécialisé, ouvrier
qualifié, ouvrier hautement qualifié. Là aussi, le critère permettant de
distinguer les catégories est celui de la durée de formation nécessaire pour
occuper un emploi.
Ainsi, le niveau de la formation (mesuré souvent
par la durée ce celle-ci) joue un rôle décisif dans l'organisation des
classifications Parodi. Elles se situent à l'intersection de plusieurs préoccupations
: organiser la formation et, pour cela, disposer de catégories qui permettent
de bien percevoir les besoins de l'économie ; définir les statuts
professionnels dans un souci d'efficacité et de justice, c'est-à-dire de telle
sorte que chacun soit employé et traité selon ses capacités ; mais aussi - et
cela reste implicite - renforcer la légitimité du pouvoir issu de la compétence
ou plutôt de la formation et du diplôme : en hiérarchisant les catégories
selon ce critère, on tend à lui donner un caractère indiscutable, c'est-à-dire
sacré. A cet égard, la nouvelle échelle des catégories n'est ni plus ni
moins rationnelle que celle du XIXe siècle ; au XIXe siècle, le sacré est
investi dans la propriété et la fortune, là il est investi dans la formation
reçue et la qualification que celle-ci est supposée conférer. Notre propos
n'est pas d'entrer dans le débat sur le caractère plus ou moins " juste
" de ces deux approches.
Le contexte historique et économique de l'après-guerre
explique sans doute que l'on ait pu et dû, alors, opérer le bouleversement des
normes sociales que les classifications Parodi ont à la fois sanctionné et
concrétisé. Les statisticiens participaient à ce mouvement. Ils s'efforcèrent
de produire une classification sociale conforme à la fois aux exigences de leur
technique et aux normes de cette société en cours d'émergence : ce sera le
" code des catégories socio-professionnelles " (C.S.P.), dont la
première édition date de 1951.
Alain Desrosières a décrit dans le détail ce travail et sa démarche singulièrement
complexe -à la fois empirique, intuitive et normative, les normes étant
d'ailleurs perçues par l'intuition et mises en œuvre longtemps avant d'être
comprises et exprimées. Nous ne suivrons pas les méandres de cette élaboration
et présenterons simplement le schéma logique qui en est résulté.
La règle qui sert à composer les catégories
est la suivante : " Les personnes appartenant à une même catégorie sont
présumées : être susceptibles d'entretenir des relations entre elles, avoir
souvent des comportements ou opinions analogues, se considérer elles-mêmes et
être considérées par les autres comme appartenant à une même catégorie.
" Ainsi - comme pour le critère d'association - la construction de la
nomenclature peut être fondée sur l'observation d'une situation de fait. On
pourrait imaginer une vaste opération d'enquête, observant les ressemblances
et dissemblances entre positions sociales très fines, ainsi que les relations
d'appartenance ou d'exclusion ressenties, puis un traitement statistique dégageant
automatiquement des classes qui regrouperaient ces positions... mais cette méthode
ne correspondait pas aux moyens de l'époque. En fait, une fois sa règle de
conduite fixée, l'auteur de la nomenclature des C.S.P. l'utilisa non pour
traiter une information recueillie systématiquement, mais pour opérer la synthèse
de ses propres connaissances et guider son intuition. Lorsqu'on lui demanda, par
exemple, pourquoi il avait classé les contremaîtres avec les ouvriers - et non
avec les cadres -, Porte répondit : " Les contremaîtres, ce sont des gens
qui ont de gros bras et qui sifflent. "
Par ailleurs, Porte a construit le code des
C.S.P. de telle sorte qu'il soit, parmi toutes les classifications
professionnelles, " celle qui donne les corrélations les plus fortes avec
les caractéristiques les plus diverses des personnes classées
". Cette classification est donc conçue comme une sorte de plaque
tournante, de point central à partir duquel on peut observer dans une grande
variété de directions. Sans doute on pourrait trouver, pour chaque domaine d'étude,
une partition plus appropriée : pour la pratique économique on classerait par
tranche de revenus, pour la pratique culturelle par type d'éducation reçue,
pour la pratique politique selon l'attitude religieuse, etc. Mais le code des
C.S.P. vise à fournir un langage commun qui, sans être le plus performant sans
doute dans chaque domaine, permet en tout cas de les aborder tous conjointement.
Fait remarquable : en définissant ces catégories,
Porte ne s'est référé à aucun moment aux classifications Parodi dont il
ignorait même l'existence. Or il apparaît clairement que le code des
C.S.P. est profondément influencé par ces classifications. En fait, les
classifications Parodi étaient très rapidement passées, en raison même de
leur rôle réglementaire, dans le vocabulaire, dans la vie et dans la tête
d'une bonne partie de la population ; et lorsque Porte construisit ses catégories
-avec sa démarche organiquement logique et empirique à la fois -, il retrouva
dans le réel la marque d'une classification préexistante qu'il ignorait. Ici
se referme peut-être un piège : dans quelle mesure l'empirisme même de sa démarche
n'a-t-il pas conduit Porte à prendre pour du réel ce qui n'était que du
conventionnel, mais généralement accepté ? Mais aussi : qu'aurait-il pu faire
d'autre ?
Quant à nous, nous pouvons nous demander si
l'usage persistant des classifications Parodi et du code des C.S.P., produits
dans et pour une société dont les problèmes étaient très différents des nôtres,
ne confère pas une pérennité excessive à des points de vue qui empêchent de
voir ou de décrire des obstacles que nous rencontrons. La production d'une
classification est reliée à une situation historique et à une problématique
données : il est à certains égards dramatique que la perception des choses se
fasse si souvent dans des classifications fossiles. Assouplir les découpages,
les relativiser, les mettre à jour en fonction des besoins de l'action : ce
pourrait être au fond la tâche essentielle du statisticien. Mais il semble
bien que notre société, pour des raisons culturelles profondes, répugne à
toute restructuration de ses cadres de perception. Ceux-ci ne peuvent en
pratique être modifiés que lors des périodes de crise aiguë.
Les quelques années qui ont suivi la dernière
guerre furent une de ces périodes. Simultanément, et sans qu'il y ait de
coordination explicite entre les initiatives, la nomenclature des activités
industrielles, le code des C.S.P., le plan comptable général
ont vu le jour ; dans le même temps se dessinaient les cadres de la comptabilité
nationale. La conjonction de ces démarches est frappante, et suggère
l'existence d'un principe commun qui les anime. Celui-ci doit être cherché,
nous semble-t-il, dans le mouvement d'idées dont Keynes fut le représentant le
plus connu ; préparé dès les années 30, ce mouvement a accompagné et
facilité la croissance économique de l'après-guerre. Il a rompu avec des représentations
claires mais schématiques et normatives de l'économie, et leur a substitué
une démarche organique plus complexe, non exempte de risques de confusion, dans
laquelle une observation ordonnée aux fins de la régulation sociale et économique
était nécessaire.
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