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Commentaire sur :
Marc Bloch, La société féodale, Albin Michel 1939


Pour lire un peu plus :
- L'étrange défaite

Nous croyons connaître la société féodale, parce que nous voyons des monuments qu'elle a laissés, que nous aimons les églises romanes, que nous nous représentons cette époque à travers des livres ou films plus ou moins marqués par l'idéalisation et la déformation romantiques. Le meilleur du livre de Marc Bloch, c'est le passage où il décrit la psychologie des hommes de cette époque : nous voyons alors surgir une manière d'être à laquelle ni les monuments, ni nos lectures ne nous ont préparés.

Les gens du moyen âge étaient inquiets. Ils vivaient dans un monde dangereux, violent, menaçant à cause des guerres, de l'agressivité quotidienne, des épidémies. Pour trouver un peu de sécurité, chacun faisait allégeance à plus puissant que soi.

La solennité des serments visait à graver dans les mémoires des engagements qu'aucun écrit ne sanctionnait. Le jour où l'on prêtait serment, on faisait venir un petit garçon et on le giflait pour qu'il en garde le souvenir et puisse en témoigner jusqu'à un âge avancé.

Ces serments solennels, ces engagements sacrés, étaient bien sûr fréquemment violés  : des personnages instables, d'une nervosité à fleur de peau, ne pouvaient pas rester longtemps fidèles. Si cette époque a donné tant d'importance au respect de la parole donnée, c'est parce que ce respect était rare.

Le rapport de ces hommes au temps n'était pas le même que le nôtre. En l'absence d'enregistrement écrit, la mémoire des événements se dissipait vite, remplacée par la légende, la fable.

Sont-ils si loin de nous ? La mafia, avec ses padrone, consigliere, lieutenants et hommes de main, avec son découpage en territoires contrôlés chacun par une famille, constitue dans le monde moderne une rémanence de l'ordre féodal. Un ordre analogue fleurit dans nos grandes entreprises et nos organisations politiques lorsque les dirigeants, ces seigneurs de notre temps, exigent l'allégeance des candidats à la cooptation. Les médias nous renvoient une image fabuleuse de notre histoire et de notre présent, et il faut un solide esprit critique pour les décrypter. Nous avons certes appris à lire et à écrire, mais qui sait lire et écrire, au sens le plus plein du mot "savoir" ?

Il faut donc lire Marc Bloch : en nous faisant connaître la formation et l'évolution de la société féodale, il éclaire un aspect de notre société actuelle qui prend de plus en plus d'importance. En effet, à l'extrême pointe des organisations les plus récentes, de celles que produisent les nouvelles technologies, on voit renaître des formes d'organisation féodale ; la concurrence monopoliste découpe le marché en autant de petits domaines ; les rapports entre entreprises, et dans l'entreprise, relèvent de plus en plus de la logique d'allégeance, avec des serments aussitôt jurés, aussitôt violés. Que l'on pense aux "partenariats" entre entreprises et aux divorces qui s'ensuivent si régulièrement ; aux rapports si souvent exécrables entre maison mère et filiales, etc. Marc Bloch a éclairé par avance certaines des analyses de l'économie des nouvelles technologies.