Nous croyons connaître la société féodale, parce que nous
voyons des monuments qu'elle a laissés, que nous aimons les églises romanes, que nous
nous représentons cette époque à travers des livres ou films plus ou moins marqués par
l'idéalisation et la déformation romantiques. Le meilleur du livre de Marc Bloch, c'est
le passage où il décrit la psychologie des hommes de cette époque : nous voyons alors
surgir une manière d'être à laquelle ni les monuments, ni nos lectures ne nous ont
préparés.
Les gens du moyen âge étaient inquiets. Ils vivaient dans
un monde dangereux, violent, menaçant à cause des guerres, de l'agressivité
quotidienne, des épidémies. Pour trouver un peu de sécurité, chacun faisait
allégeance à plus puissant que soi.
La solennité des serments visait à graver dans les
mémoires des engagements qu'aucun écrit ne sanctionnait. Le jour où l'on prêtait
serment, on faisait venir un petit garçon et on le giflait pour qu'il en garde le
souvenir et puisse en témoigner jusqu'à un âge avancé.
Ces serments solennels, ces engagements sacrés, étaient
bien sûr fréquemment violés : des personnages instables, d'une nervosité à
fleur de peau, ne pouvaient pas rester longtemps fidèles. Si cette époque a donné tant
d'importance au respect de la parole donnée, c'est parce que ce respect était rare.
Le rapport de ces hommes au temps n'était pas le même que
le nôtre. En l'absence d'enregistrement écrit, la mémoire des événements se dissipait
vite, remplacée par la légende, la fable.
Sont-ils si loin de nous ? La mafia, avec ses padrone,
consigliere, lieutenants et hommes de main, avec son découpage en territoires contrôlés
chacun par une famille, constitue dans le monde moderne une rémanence de l'ordre féodal.
Un ordre analogue fleurit dans nos grandes entreprises et nos organisations politiques
lorsque les dirigeants, ces seigneurs de notre temps, exigent l'allégeance des candidats
à la cooptation. Les médias nous renvoient une image fabuleuse de notre histoire et de
notre présent, et il faut un solide esprit critique pour les décrypter. Nous avons
certes appris à lire et à écrire, mais qui sait lire et écrire, au sens le
plus plein du mot "savoir" ?
Il faut donc lire Marc Bloch : en nous faisant connaître la
formation et l'évolution de la société féodale, il éclaire un aspect de notre
société actuelle qui prend de plus en plus d'importance. En effet, à l'extrême pointe
des organisations les plus récentes, de celles que produisent les nouvelles technologies,
on voit renaître des formes d'organisation féodale ; la concurrence monopoliste découpe
le marché en autant de petits domaines ; les rapports entre entreprises, et dans
l'entreprise, relèvent de plus en plus de la logique d'allégeance, avec des serments
aussitôt jurés, aussitôt violés. Que l'on pense aux "partenariats" entre
entreprises et aux divorces qui s'ensuivent si régulièrement ; aux rapports si souvent
exécrables entre maison mère et filiales, etc. Marc Bloch a éclairé par avance
certaines des analyses de l'économie des nouvelles
technologies.
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