Marc Bloch était mieux qu'un historien : c'est un inventeur de la méthode
historique. La société féodale
permet au lecteur de se familiariser avec une mentalité, une tournure d'esprit, une
sensibilité et un langage que nous avons oubliés et dont l'imagerie médiévale du XIXème siècle, relayée par nos films et nos bandes dessinées, nous écarte
radicalement. Le chercheur qui permet ce voyage mental, cette excursion aux racines de
notre société, nous nourrit et nous forme ; sa présence a une influence fraternelle.
Marc Bloch a fait les guerres de 14-18 et 39-40 ; il a été
résistant, arrêté, torturé, fusillé. Il donne un exemple de patriotisme sans
sensiblerie ni chauvinisme. Témoin de la défaite, conscient des limites du témoignage
comme du devoir de témoigner, formé plus que quiconque à la réflexion historique, il
analyse les circonstances et les causes de la catastrophe dans les mois qui la suivent.
Les personnes changent avec l'âge, mais on retrouve chez le
vieillard le caractère du gamin qu'il fut. La France a changé depuis 1940, et pourtant
elle reste la même. Le respect envers les institutions, à qui l'on attribue trop
aisément les qualités que réclament leurs missions ; la méfiance envers le libre
jugement de la droite raison, qui se retrouve dans le refus aveugle comme dans le respect
aveugle de toute autorité ; la complaisance envers l'égoïsme des corporations ; la
nonchalance des rouages institutionnels ; la paresse intellectuelle ; l'esprit de trahison, le désir
d'expiation et de châtiment, le refus de la république, le désir
de dictature : ce côté
suicidaire de la France des années 30 existe dans la France des années 2000, mêlé
aujourd'hui comme alors à son contraire, puisque nous sommes le pays des contrastes.
Le livre de Bloch ne développe pas (mais ce n'était pas son
sujet) le versant allemand de l'affaire : si les Français ont choisi le suicide par la
somnolence, les Allemands ont choisi le suicide par la violence, autre forme de trahison.
En faisant de leur pays une bête de proie, les nazis ne l'ont certes pas rendu
intelligent : chercher la "mort des héros", Heldentod, c'est
peut-être une façon de liquider un complexe d'infériorité, mais ce n'est pas malin.
Quant au racisme, c'est une Weltanschauung de rechange pour cerveaux démolis.
L'Europe a tenté de se suicider en 1940 par le sacrifice
(violent ou somnolent) de ses peuples et de ses valeurs. Les Européens d'aujourd'hui,
héritiers de ce qui survécut à ce suicide, doivent trier, dans cet
héritage, ce qui
relève de la trahison et ce qui relève des valeurs que l'Europe peut encore apporter au
monde.
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