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A propos de "L'étrange défaite", de Marc Bloch

14 août 2001

J'ai reçu voici quelques jours un message que je résume : "J'ai 19 ans et je suis en classe préparatoire à Sciences Politiques. Les concours ont lieu dans 15 jours. J'ai trouvé votre résumé de " l'étrange défaite " de Marc Bloch. Ce livre est au programme. Quelles sont selon vous la portée et les grandes lignes de cette œuvre, la leçon à en tirer ?

Voici ma réponse :

Je suis né en 1940 quelques mois après la déroute de l'armée française. Elle a marqué mon enfance et mon adolescence : d'abord la pénurie et les bombardements, puis la publication des crimes nazis après la Libération, enfin les ambiguïtés de la reconstruction. S'expliquer cette "étrange défaite", ce fut une nécessité pour ceux de ma génération. 

Le livre de Marc Bloch a les qualités et les défauts d'un témoignage à chaud. Il rend compte de l'ambiance qui régnait dans l'armée française lors du désastre. Il me semble faible dans l'analyse des causes du désastre. Bloch connaissait bien l'Allemagne ; il aurait dû développer le versant allemand de l'affaire. Hitler avait transformé son pays en bête de proie. Au moment précis où l'Allemagne attaque la France, aucune armée au monde - pas même l'armée américaine, si par magie l'attaque avait été conduite sur la frontière des États-Unis - n'aurait pu résister aux méthodes de l'armée allemande, nouvelles, intelligentes, appuyées sur un équipement et surtout une doctrine d'emploi des armes bien au point.

Il est vrai que les États-Unis n'auraient pas laissé se former une telle puissance militaire à leur frontière sans se préparer à l'affrontement ; c'est dans l'impréparation française que réside la trahison de l'État-major - car c'est l'État-major qui a trahi, et non les politiques comme les militaires ont voulu le faire croire. Dans les années 30 seul le colonel de Gaulle fut lucide, dans une solitude tragique.

Les généraux allemands avaient peur. Ils avaient tort au plan tactique mais raison au plan stratégique.

- par "stratégique", j'entends ce qui est relatif au but global de la guerre, qui était en l'occurrence pour l'Allemagne la conquête du monde : d'abord l'Europe, puis en s'appuyant sur les ressources de celle-ci l'Amérique. C'était un rêve impossible, car sur le chemin se trouvait la puissance industrielle américaine. En outre Hitler sous-estimait la capacité de résistance de l'armée soviétique, mais là il n'était pas le seul à se tromper.

- par "tactique", j'entends ce qui est relatif à la conduite de la guerre sur un théâtre et dans un délai limité : conduite d'une bataille ou d'une campagne comme la campagne de France. L'armée allemande, surentraînée dans un esprit revanchard, bien équipée, maîtrisant des techniques inédites (forces blindées fonçant sur les routes, appui par l'artillerie lourde se déplaçant elle-même rapidement sur des véhicules à chenilles, articulation des blindés avec les bombardiers en piqué), était certaine de gagner ses premières campagnes. Par contre elle ne pouvait pas réussir dans la durée, car une fois la surprise passée ses adversaires avaient les moyens de la combattre avec une puissance mécanique supérieure, comme l'a dit de Gaulle dès le 18 juin 1940.

L'armée allemande était invincible sur le plan tactique en mai 1940, mais elle avait sur le plan stratégique perdu la guerre avant d'avoir entamé le combat. Hitler ne pouvait gagner qu'à condition de faire vite ; or il n'est pas possible de conquérir le monde vite, ni de faire collaborer longtemps des peuples que l'on a l'intention d'éliminer soit physiquement, soit culturellement. La stratégie d'Hitler était suicidaire et en un sens ce malade a finalement réussi son projet véritable.

L'Allemagne a associé intelligence tactique et stupidité stratégique. Cela s'explique par des raisons historiques que Kissinger a bien exposées (voir le résumé de son analyse de la politique allemande dans " Pourquoi nous sommes si riches " ; voir aussi ce que je dis sur l’Europe et sur l’Amérique).

La France, divisée et minée par la trahison, a été alors stupide sur tous les plans. Déclarer la guerre en 1939, puis rester l'arme au pied pendant que l'Allemagne écrasait la Pologne, ce n'était ni intelligent ni honorable. Certains de nos gouvernants pensaient peut-être possible de faire la paix avec Hitler pendant que celui-ci se tournerait contre l'Union soviétique : mais le pacte germano-soviétique rendait certaine une attaque allemande vers l'ouest dans un premier temps.

Pour compléter Bloch, vous devriez lire "Diplomacy" de Kissinger, les livres de William Shirer ("Berlin Diary", "Rise and Fall of the Third Reich", " The Collapse of the Third Republic "), " Histoire de l’Armée allemande " par Jacques Benoist-Méchin et "La France de Vichy" de Robert Paxton. En 15 jours, c'est peut-être beaucoup…