Pourquoi nous sommes si riches
10 juin 2001
La paix règne en Europe occidentale depuis 1962,
date de la paix en Algérie. Jamais ce continent n'avait connu une telle
période de calme. Bien sûr, la paix a été troublée par les conflits dans
les Balkans. Mais les dégâts ont été circonscrits.
L'Europe a tenté de se suicider au XXème siècle, et cette tentative a presque réussi. Nous sommes des
convalescents. Pendant la guerre de 14-18, 1 500 000 jeunes Français ont été
tués, 6 000 000 blessés, les survivants sont revenus avec de graves séquelles psychologiques. Désastre moins
sanglant mais plus
grave pour la démographie : les permissions ayant été chichement
accordées, les femmes n'ont pas été fécondées et les naissances ont été
rares pendant le conflit. La France a été fauchée en plein
épanouissement culturel et économique. Ses régions industrielles ont été détruites.
Elle a sacrifié des hommes qui auraient
fait un XXème siècle tout différent.
Les dégâts ont été moins
importants pour les Allemands, même s'ils ont eu eux aussi beaucoup de morts. Leur
transition démographique n'étant pas achevée, ils disposaient de
nombreux jeunes gens. Leur territoire a été épargné. Ils ont connu
après la défaite une période difficile
alors que les autres faisaient la fête, notamment pendant les années 20. Mais leur puissance était intacte,
ils l'ont bien montré par la suite. Il a fallu la guerre de 39-45 pour que leur territoire
soit démoli à son tour et que leur démographie soit atteinte.
Pourquoi ce suicide de la France ? on est
stupéfait, quand on examine la stratégie de nos généraux en
14-18, par l'ampleur du sacrifice humain. Il n'était pas impossible d'imaginer
une doctrine plus économe. Un général de mes relations, très étoilé, m'a dit "on aurait dû fusiller les généraux de la guerre de
14". On dirait qu'ils avaient je ne sais quelle revanche à
prendre contre la population. Entre les nostalgies de l'ancien régime, la
mystique de la terre et du sang à la Barrès, et l'esprit socialiste ou républicain, rien n'était alors joué.
Pourquoi le suicide de l'Allemagne ? Kissinger
propose, dans "Diplomacy", une
explication que je crois juste. L'Allemagne, c'était au début du XIXème
siècle une mosaïque de royaumes d'opérette parmi lesquels se levait tout
juste la puissance prussienne. La politique constante des rois de France avait
été de maintenir la division de l'Allemagne pour éviter d'avoir un voisin
trop puissant. Napoléon III, soucieux de fonder la légitimité de sa
dynastie, décida de favoriser l'unité nationale de l'Allemagne et de
l'Italie. Pour l'Italie, il n'y avait pas grand mal ; mais en suscitant l'unification de l'Allemagne, il
créa au flanc de la France une puissance
démographique et économique supérieure. La naissance de l'empire allemand en 1871 ne fit
qu'achever cette évolution.
Les plus surpris par cette puissance toute
nouvelle, ce furent les Allemands eux-mêmes. L'Allemagne avait été, pendant
des siècles, le champ de bataille de l'Europe. Les armées qui la traversaient
en tous sens l'avaient pillée, ravagée, décimée. Les Allemands restaient
craintifs. Or rien n'est plus dangereux qu'une nation puissante qui a peur. Il leur fallait, pensaient-ils, une armée capable
de vaincre non seulement n'importe quelle autre armée européenne, mais la
coalition des armées européennes au cas où l'Europe se liguerait contre eux. Du coup leur armée
devint une menace mortelle pour chacun de
leurs voisins pris séparément ; la ligue anti-allemande était dès lors inévitable, et la guerre de 14-18 s'ensuivit logiquement. La guerre de 39-45
n'a pas été une autre guerre, mais la même après une
suspension de plus de vingt ans.
L'Allemagne, dit Kissinger, n'avait pourtant rien
à craindre ; qu'elle soit devenue la première puissance économique
européenne après deux guerres perdues, la destruction de ses villes et
une forte ponction démographique, cela prouve qu'elle était déjà sans le
savoir le pays le plus puissant d'Europe. C'est sans doute en
payant ce prix-là que les peuples mûrissent.
La France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne,
l'Italie, l'Espagne, la Belgique etc. sortent du XXème siècle balafrées de
cicatrices, meurtries par tant de sacrifices, avilies par tant de sottises, mais
elles en sortent en paix. Nous sommes dans la même situation que l'Europe du Xème siècle, après les invasions. Nous nous refaisons. Nous nous retapons.
Nous soufflons. Nous pouvons exploiter des potentialités laissées jusqu'ici en
jachère. Nos jeunes arrivent. Bien étonnés par ce que nous leur
laissons, ils se demandent avec perplexité ce qu'ils vont en faire. Notre
sociologie se concentre autour d'une classe moyenne prospère. Nous nous
plaignons beaucoup, car nous avons conservé les habitudes des paysans
jamais contents de la récolte ni des impôts, mais nous sommes plus
riches que jamais et cela ne fait que s'améliorer. Nous avons des
exclus, des chômeurs, parce que nous restons de fieffés égoïstes sur
la défensive, mais la distribution des richesses, c'est
affaire de volonté et d'équité une fois que la richesse existe. La tentation
d'accaparer est moins forte quand chacun peut vivre à son aise.
Les XIème et XIIème siècle ont été des
siècles heureux en Europe, paisibles, sans grandes épidémies. La croissance
démographique a été rapide, le territoire s'est couvert de villages et d'églises
romanes ; la religion était proche de la vie quotidienne des paysans prospères.
La féodalité se construisait avec ses qualités et ses défauts, mais quel
soulagement après des siècles d'invasions ! Entamons-nous, 1000 ans
après, une autre période heureuse ? saurons-nous utiliser la prospérité que procure la paix ? éviter les erreurs de perspective et de
priorité qui sont, après la guerre, les grandes causes de gaspillage ? trouver un rapport géopolitique équilibré avec les autres
pôles que sont l'Amérique, la Russie, la Chine ? prendre une attitude
convenable envers l'Afrique, et sortir de notre mélange écœurant de compassion
sentimentale et d'appétit prédateur ? Lorsque
nous serons enfin remis, nous Européens, de notre suicide raté, l'Amérique
saura-t-elle s'adapter au monde multipolaire où elle n'aura plus la
prépondérance acquise au XXème siècle ?
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