Ce gros livre est une histoire de, et une réflexion sur, les
diplomaties américaine, européenne et russe depuis le XVIIe siècle.
Kissinger est un partisan du réalisme en diplomatie : il
plaide pour que les Américains admettent la "Realpolitik", fondée sur
l'équilibre des forces, chaque pays cherchant à préserver sa sécurité. Il critique
donc les fondements idéologiques à prétentions moralisantes de la politique
américaine, tout en reconnaissant qu'elle a mobilisé les énergies de la population
mieux que ne l'aurait fait, sans doute, une "Realpolitik".
Sa description de la politique soviétique - ou plutôt
"russe", tant la continuité impériale est frappante - est d'une précision
clinique, ainsi que celle de la politique allemande. On peut tirer une leçon de ces
descriptions : quand une nation est militairement ou économiquement puissante, mais que
l'histoire ne lui a pas (ou pas encore) donné les moyens politiques de gérer sa force,
elle mène, pour se prémunir contre toute agression possible, une politique préventive tellement
menaçante pour ses voisins qu'elle rend l'agression inévitable. Ainsi, pour préserver
la paix, il faut non pas être faible certes (car cela éveille l'appétit des
prédateurs), mais éviter toute exhibition de force.
Le dindon de la farce, c'est selon
Kissinger la France par la faute de
Napoléon III. La monarchie française avait toujours maintenu la division de l'Allemagne en petits
royaumes et principautés. Par idéalisme, et aussi pour
renforcer la légitimité de sa dynastie, Napoléon III favorisa l'unité allemande (ainsi
d'ailleurs que l'unité italienne) et aida ainsi à se former, à sa frontière, une puissance
qui se renforcera en gagnant une guerre contre la France - et, au passage, le
détruira lui-même avec sa dynastie.
L'arme nucléaire a paralysé les grandes puissances en
accroissant jusqu'à l'infini le coût d'un affrontement armé direct. Kissinger ne dit
pas - mais c'est une évidence - que sa dissémination comporte un risque certain à date
aléatoire : tôt ou tard, un dirigeant au désespoir cherchera à détruire
un monde qui ne se plie pas à sa volonté. L'arme
nucléaire réduit le risque
de court terme mais ne fait ainsi que retarder une échéance monstrueuse
et inévitable. La paix qu'elle
apporte est analogue à la prospérité des années 20, avant la crise financière.
Kissinger, par une erreur de perspective assez courante mais
qui étonne chez cet homme cultivé, croit inédites les situations historiques résultant
de l'arme nucléaire et de la mondialisation. C'est ignorer que dans le passé chaque
civilisation se considérait comme un monde en soi : pour un Carthaginois, la fin de
Carthage fut la fin du monde.
Autre lacune du livre, l'absence de toute mention - et de
toute analyse - de la politique des États-Unis envers l'Amérique latine. Le Chili n'est
mentionné qu'en passant, il n'est pas question d'Allende. Le paradoxe qui fait des
États-Unis une puissance coloniale, alors qu'ils se croient
ou se disent anticolonialistes, n'est pas
effleuré.
La guerre du Vietnam est décrite à fond. Le témoignage
sur les négociations avec les Vietnamiens - durs à cuire qui refusent tout
compromis et n'acceptent rien de moins que la victoire totale sans conditions - reflète
la stupeur des Américains. Faisons les comptes et comparons : 50 000 morts américains, 3
millions de morts vietnamiens, soit 60 pour un ; un prélèvement de 0,02 % sur la
population américaine, de 4 % sur la population vietnamienne, proportion 200 fois plus
élevée... face à un adversaire qui accepte de tels sacrifices, comment les Américains
pouvaient-ils vaincre ? Kissinger a bien perçu le fossé culturel qui séparait les
Américains des Vietnamiens, comme en atteste son portait
de Diem.
L'effondrement de l'empire russe a mis un terme à un monde
bipolaire ; un monde multipolaire se met en place, où les Etats-Unis seront un pôle
parmi d'autres avec l'Europe, la Russie reconstruite, la Chine, l'Inde etc. Kissinger
invite les Américains à accepter cette évolution inévitable, mais en même temps il refuse la fin de la domination américaine. Un des
drames de l'histoire, c'est que le pays qui domine les autres économiquement et militairement est
aussi psychologiquement le plus faible, car il est devenu incapable de supporter l'insécurité
que les autres pays ont dû apprendre à gérer en raison même de sa domination. La fin
d'un empire est un épisode plein de dangers.
Le XXIe siècle demandera beaucoup d'habileté aux
diplomates, beaucoup de diplomatie aux politiques, et une articulation bien maîtrisée
entre démonstration de force et recherche de compromis.
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