Nous autres Français voyons dans Rome la puissance qui a conquis puis civilisé
la Gaule, le droit romain qui a modelé nos institutions, l’architecture
monumentale qui marque encore certaines de nos villes : tout cela est solide,
pompeux, un peu écrasant, et nous surplombe comme une fatalité.
En lisant l’histoire romaine,
nous découvrons autre chose. Rome était fragile et divisée, Rome avait peur.
Elle apparaît alors plus faible, plus humaine et finalement plus
sympathique.
Son histoire est d’autant plus
intéressante que les conceptions juridiques et politiques incorporées à nos
institutions, et dont la raison d’être n'apparaît pas clairement tant elles nous
sont habituelles, étaient à Rome à l’état naissant
comme le disent les chimistes : elles avaient la fraîcheur, la vigueur des choses en
cours de création et de discussion.
A Rome se sont affrontées deux
conceptions opposées de la Cité. Si l’empire a finalement vaincu la république,
cela s’explique par deux chocs : la rencontre avec la culture grecque, la
deuxième guerre punique.
Choc de la deuxième guerre
punique
Hannibal (247-182) voulait
instaurer la domination de Carthage. Pour cela, il lui fallait détruire Rome qui
dominait l’Italie. Disposant d’une doctrine militaire supérieure et sûr de
vaincre les légions romaines en toute rencontre, il espérait séparer de Rome les
nations italiennes qu'elle avait récemment soumises. Il mena son armée en Italie
même.
Elle était beaucoup moins
nombreuse que les légions romaines mais elle fut toujours victorieuse dans les
batailles rangées. Elle dévasta le territoire italien, ruina les villes,
extermina les citoyens romains, séduisit les autres. Peu s’en fallut que Rome ne
fût détruite. Pour vaincre Hannibal, il lui faudra éviter le combat, couper ses
approvisionnements, enfin attaquer Carthage elle-même pour que celle-ci,
appelant Hannibal à son secours, en débarrasse l'Italie.
Cet épisode a simultanément
affaibli et renforcé Rome. Rome en sortit affaiblie par la ruine des villes, des
campagnes, et par la perte démographique. Mais elle en sortit renforcée
par l’acquisition, dans la lutte contre Hannibal, de la doctrine militaire qu'il
lui avait enseignée.
Rome aura cependant subi aussi une autre
transformation, plus insidieuse et plus profonde : désormais, Rome a peur.
Elle nourrit la crainte qu'une autre puissance ne se développe, parmi les royaumes orientaux,
ne vienne envahir l'Italie comme l'avait fait Hannibal, et ne parvienne à
détruire Rome.
Rome est devenue la puissance
militaire dominante, mais n'en a pas conscience. Or rien n'est plus dangereux
qu'une nation qui ignore sa force et qui est travaillée par la peur. La conjonction de la
force et de la peur sera le moteur de l’impérialisme romain. Il ne suffit plus
désormais à
Rome d’assurer son existence parmi les autres nations : elle estime qu’il
lui faut, pour garantir sa sécurité, les conquérir et se les assujettir.
Le choc de la culture
grecque
Le premier territoire qui se
présente aux Romains, c’est la Grèce ; et la Grèce, politiquement et
militairement plus faible que Rome parce que divisée, les éblouit par sa
culture. Mais cette culture implique des
valeurs aux antipodes des valeurs romaines.
Rome, qui avait éliminé ses
rois pour construire la république, se méfiait des talents individuels qui
risquaient de prendre l’ascendant et de restaurer la royauté.
Les fonctions de direction politique ou militaire étaient attribuées à tour
de rôle, pour une durée limitée, à des personnes qui devaient rentrer dans le
rang à l’issue de leur mission. Ni la compétence, ni l’expérience n’entraient en
ligne de compte pour sélectionner les dirigeants, si ce n’est de façon secondaire ; seul importait l’esprit
civique. L’équilibre des pouvoirs était surveillé avec un soin jaloux. Les
vertus républicaines ainsi cultivées pouvaient, à l’occasion, faire bon ménage
avec une certaine médiocrité intellectuelle
.
Les Grecs, au contraire, estimaient que l’individu doit s’affirmer dans la
controverse et déployer le plus possible ses talents
.
Qu’une personne compétente, expérimentée, reste longtemps en fonction et s’élève
ainsi au-dessus des autres, cela leur semblait non seulement naturel mais
souhaitable. La concurrence pour l’excellence et pour le pouvoir avait permis la
formation de personnalités éminentes et l’émergence d’une culture exceptionnelle,
mais au prix d’une division politique que ravivaient d’incessantes disputes.
La culture grecque séduisit les
Romains et avec elle ils avalèrent un poison qui tuera la république. Le Romains fut saisi par le désir de s’affirmer en tant qu’individu, de dominer les autres.
Des chefs de clan s’engagèrent dans une lutte à
mort. Prenant pour modèle Alexandre le Grand (356-323), chacun n'ambitionnait
rien moins que la conquête du monde. Il en résulta des guerres civiles lors desquelles les légions s’affrontèrent aux légions : César (100-44) contre Pompée (106-48),
Antoine (83-30) contre Octave (63-14) etc. Finalement, la république fit place à
l’empire, retour à la monarchie et divinisation du pouvoir d’un seul. L’empire
et l’impérialisme fusionnèrent dans la Rome impériale.
Les valeurs qui sous-tendent la
république et l’empire sont en conflit à l’intérieur de chacun de nous, où
cohabitent en toute confusion les idées de Rousseau et celles de Nietzsche. La
lecture de l’histoire romaine aide à faire le ménage dans nos têtes.
* *
Dans cette histoire abondent
les épisodes affreux : populations exterminées ; villes rasées ; batailles
où sont tués des dizaines de milliers d’hommes ; prisonniers passés au
fil de l’épée ou réduits en esclavage ; proscriptions massives. Le mot
« génocide » n’existe pas alors, mais la chose est courante et semble
naturelle.
On se dit que si notre époque
n’est pas foncièrement meilleure, du moins elle dispose de critères moraux plus
élaborés. Mais on peut aussi chercher dans l’économie l’explication de cette
différence.
La richesse, dans l’antiquité,
est essentiellement foncière : il faut exterminer ou réduire en esclavage
l’ennemi dont on convoite les terres. De nos jours, la richesse se forme dans la
production et se concrétise dans l’échange marchand. L'ennemi d'aujourd'hui sera demain
un
partenaire et un client. L’exterminer ou le réduire en esclavage
serait contreproductif. Le fameux « il n’est de richesse que d’hommes », de Jean
Bodin (1530-1596), peut être lu non pas comme l'expression d'une morale élevée,
mais comme la conséquence logique de la forme que commençait à prendre l'économie.
De ce point de vue, la conquête
territoriale et la mise en esclavage des populations vaincues, telles que
l'Allemagne nazie les a pratiquées, sont une résurgence
anachronique de l’économie antique dans la
société industrielle.
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