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Commentaire sur :
Histoire Romaine, sous la direction de François Hinard, Fayard 2000

28 mars 2005


Pour lire un peu plus :

- Diplomacy
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Le grand livre de la stratégie
- Reconstruire les valeurs
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Désarroi en France

Nous autres Français voyons dans Rome la puissance qui a conquis puis civilisé la Gaule, le droit romain qui a modelé nos institutions, l’architecture monumentale qui marque encore certaines de nos villes : tout cela est solide, pompeux, un peu écrasant, et nous surplombe comme une fatalité.

En lisant l’histoire romaine, nous découvrons autre chose. Rome était fragile et divisée, Rome avait peur. Elle apparaît alors plus faible, plus humaine et finalement plus sympathique.

Son histoire est d’autant plus intéressante que les conceptions juridiques et politiques incorporées à nos institutions, et dont la raison d’être n'apparaît pas clairement tant elles nous sont habituelles, étaient à Rome à l’état naissant comme le disent les chimistes : elles avaient la fraîcheur, la vigueur des choses en cours de création et de discussion.

A Rome se sont affrontées deux conceptions opposées de la Cité. Si l’empire a finalement vaincu la république, cela s’explique par deux chocs : la rencontre avec la culture grecque, la deuxième guerre punique.

Choc de la deuxième guerre punique

Hannibal (247-182) voulait instaurer la domination de Carthage. Pour cela, il lui fallait détruire Rome qui dominait l’Italie. Disposant d’une doctrine militaire supérieure et sûr de vaincre les légions romaines en toute rencontre, il espérait séparer de Rome les nations italiennes qu'elle avait récemment soumises. Il mena son armée en Italie même.

Elle était beaucoup moins nombreuse que les légions romaines mais elle fut toujours victorieuse dans les batailles rangées. Elle dévasta le territoire italien, ruina les villes, extermina les citoyens romains, séduisit les autres. Peu s’en fallut que Rome ne fût détruite. Pour vaincre Hannibal, il lui faudra éviter le combat, couper ses approvisionnements, enfin attaquer Carthage elle-même pour que celle-ci, appelant Hannibal à son secours, en débarrasse l'Italie.

Cet épisode a simultanément affaibli et renforcé Rome. Rome en sortit affaiblie par la ruine des villes, des campagnes, et par la perte démographique. Mais elle en sortit renforcée par l’acquisition, dans la lutte contre Hannibal, de la doctrine militaire qu'il lui avait enseignée.

Rome aura cependant subi aussi une autre transformation, plus insidieuse et plus profonde : désormais, Rome a peur. Elle nourrit la crainte qu'une autre puissance ne se développe, parmi les royaumes orientaux, ne vienne envahir l'Italie comme l'avait fait Hannibal, et ne parvienne à détruire Rome.

Rome est devenue la puissance militaire dominante, mais n'en a pas conscience. Or rien n'est plus dangereux qu'une nation qui ignore sa force et qui est travaillée par la peur. La conjonction de la force et de la peur sera le moteur de l’impérialisme romain. Il ne suffit plus désormais à Rome d’assurer son existence parmi les autres nations : elle estime qu’il lui faut, pour garantir sa sécurité, les conquérir et se les assujettir.

Le choc de la culture grecque

Le premier territoire qui se présente aux Romains, c’est la Grèce ; et la Grèce, politiquement et militairement plus faible que Rome parce que divisée, les éblouit par sa culture. Mais cette culture implique des valeurs aux antipodes des valeurs romaines.

Rome, qui avait éliminé ses rois pour construire la république, se méfiait des talents individuels qui risquaient de prendre l’ascendant et de restaurer la royauté. Les fonctions de direction politique ou militaire étaient attribuées à tour de rôle, pour une durée limitée, à des personnes qui devaient rentrer dans le rang à l’issue de leur mission. Ni la compétence, ni l’expérience n’entraient en ligne de compte pour sélectionner les dirigeants, si ce n’est de façon secondaire ; seul importait l’esprit civique. L’équilibre des pouvoirs était surveillé avec un soin jaloux. Les vertus républicaines ainsi cultivées pouvaient, à l’occasion, faire bon ménage avec une certaine médiocrité intellectuelle [1].

Les Grecs, au contraire, estimaient que l’individu doit s’affirmer dans la controverse et déployer le plus possible ses talents [2]. Qu’une personne compétente, expérimentée, reste longtemps en fonction et s’élève ainsi au-dessus des autres, cela leur semblait non seulement naturel mais souhaitable. La concurrence pour l’excellence et pour le pouvoir avait permis la formation de personnalités éminentes et l’émergence d’une culture exceptionnelle, mais au prix d’une division politique que ravivaient d’incessantes disputes.

La culture grecque séduisit les Romains et avec elle ils avalèrent un poison qui tuera la république. Le Romains fut saisi par le désir de s’affirmer en tant qu’individu, de dominer les autres. Des chefs de clan s’engagèrent dans une lutte à mort. Prenant pour modèle Alexandre le Grand (356-323), chacun n'ambitionnait rien moins que la conquête du monde. Il en résulta des guerres civiles lors desquelles les légions s’affrontèrent aux légions : César (100-44) contre Pompée (106-48), Antoine (83-30) contre Octave (63-14) etc. Finalement, la république fit place à l’empire, retour à la monarchie et divinisation du pouvoir d’un seul. L’empire et l’impérialisme fusionnèrent dans la Rome impériale.

Les valeurs qui sous-tendent la république et l’empire sont en conflit à l’intérieur de chacun de nous, où cohabitent en toute confusion les idées de Rousseau et celles de Nietzsche. La lecture de l’histoire romaine aide à faire le ménage dans nos têtes. 

*  *

Dans cette histoire abondent les épisodes affreux : populations exterminées ; villes rasées ; batailles où sont tués des dizaines de milliers d’hommes ; prisonniers passés au fil de l’épée ou réduits en esclavage ; proscriptions massives. Le mot « génocide » n’existe pas alors, mais la chose est courante et semble naturelle.

On se dit que si notre époque n’est pas foncièrement meilleure, du moins elle dispose de critères moraux plus élaborés. Mais on peut aussi chercher dans l’économie l’explication de cette différence.

La richesse, dans l’antiquité, est essentiellement foncière : il faut exterminer ou réduire en esclavage l’ennemi dont on convoite les terres. De nos jours, la richesse se forme dans la production et se concrétise dans l’échange marchand. L'ennemi d'aujourd'hui sera demain un partenaire et un client. L’exterminer ou le réduire en esclavage serait contreproductif. Le fameux « il n’est de richesse que d’hommes », de Jean Bodin (1530-1596), peut être lu non pas comme l'expression d'une morale élevée, mais comme la conséquence logique de la forme que commençait à prendre l'économie.

De ce point de vue, la conquête territoriale et la mise en esclavage des populations vaincues, telles que l'Allemagne nazie les a pratiquées, sont une résurgence anachronique de l’économie antique dans la société industrielle.


[1] Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) fera dans son Discours sur les sciences et les arts (1750) l’éloge des vertus républicaines et dénigrera la culture et le savoir. Cela aura des conséquences lors de la révolution française.

[2] Frédéric Nietzsche (1844-1900) fera dans Naissance de la Tragédie (1872), au contraire de Rousseau, l’éloge de l’individualisme grec.