A force de réfléchir, chacun
se construit de petits schémas qui accélèrent son raisonnement. Mais on hésite à
les exposer par crainte de ne pas être compris. Beaucoup de personnes refusent
en effet les schémas, les modèles, s’ils ne leur sont pas présentés par une
autorité consacrée. Et l’on entend toujours la même phrase : « ce n’est pas si
simple ».
Oui, ce n’est pas si simple.
Mais quand le désarroi s'installe, il n’est pas déplacé de proposer un schéma. Chacun est libre d’en faire ce qu’il jugera opportun.
Or quand je pense à la France,
deux schémas me reviennent à l’esprit : l’un pivote autour de la coupure
révolutionnaire, l’autre considère la succession des systèmes techniques.
La coupure révolutionnaire
La révolution française a été
radicale au sens exact du terme : elle a coupé notre pays de ses racines.
Une grande partie de son patrimoine a été détruite : archives, monuments,
œuvres d’art, institutions. Le langage s’est dégradé, ainsi que l’architecture.
Les familles se sont disloquées. En même temps, la révolution a fait renaître
chez nous l’idéal moral et l’esprit civique de la
république romaine.
Pour comprendre les Français il
faut lire ceux qui ont vécu cette coupure, qui ont connu l’ancien régime, la
révolution, l’empire et la restauration : Chateaubriand (1768-1848),
Talleyrand (1754-1838),
Fouché (1763-1820),
Caulaincourt (1772-1827),
Paul-Louis Courier (1773-1825) etc. chez
nous, et aussi
Goethe (1749-1832) qui s’est intéressé à notre révolution en voisin. Il faut
prolonger cette lecture car, si nous sommes les fils de la révolution, nous
sommes aussi les enfants de la restauration dont Balzac (1799-1850) et Stendhal
(1783-1842) ont décrit les mœurs.
Dans la personnalité française
s’accumulent, comme des couches géologiques, les traces d'une histoire où la
trahison a suivi de près l’enthousiasme. Il en résulte une dualité, une
duplicité qui frappent l’étranger
.
La France est coupée en deux parts égales. Elle a été le berceau de la
révolution comme celui de l’extrême droite réactionnaire ,
et cette même coupure passe à travers chaque Français : nous sommes libertaires et
corporatistes ; nous sommes des bourgeois qui méprisent la bourgeoisie ; nous
exigeons à la fois l’égalité et les privilèges ; nous détestons les aristocrates
mais reconstruisons sans cesse de nouvelles aristocraties (voir
brève histoire de la légitimité).
Chaque Français est ainsi le
théâtre d’un antagonisme qui le pousse à se haïr lui-même autant, ou même plus,
qu’il ne hait son voisin. Sa vie intime, d’une riche complexité et d’une
instabilité déroutante, fournit leur terreau à de belles fleurs culturelles.
Cependant quand il faut agir cette incohérence est un handicap.
Des êtres aussi tourmentés
cherchent naturellement à se divertir au sens pascalien du mot : la
plupart se réfugient dans l’imaginaire et l’émotivité,
quelques-uns s’emploient à conquérir et exercer un
pouvoir. C’est pourquoi nous avons en France tant d’hommes de pouvoir et si
peu d’entrepreneurs ; c’est pourquoi nous accordons
tant d’importance à notre image (voir
Médiatisation des rapports), et si peu à la nature dans et sur laquelle nous
agissons.
Pour guérir notre maladie
nationale il faut (on peut même dire que cela suffit) la percevoir
clairement : la lucidité est à la portée de chacun, même s'il est difficile de
l’atteindre collectivement pour en enrichir la culture elle-même.
Cependant cette maladie est
compliquée par une autre qui n’est pas spécifiquement française, car elle frappe
tous les pays riches.
D’un système technique à
l’autre
Bertrand Gille
a proposé de voir l’histoire à travers la succession des systèmes techniques :
chaque époque serait caractérisée par une synergie entre quelques techniques
fondamentales, synergie dont la mise en exploitation suscite un édifice institutionnel
qui, structurant l’ensemble de la vie sociale, favorise une économie spécifique.
Quand apparaissent de nouvelles techniques, permettant une nouvelle synergie, un
autre système technique se met en place, appuyé sur un nouvel édifice
institutionnel.
Ce modèle aide à comprendre
beaucoup de choses. Les sociétés du XIXe et du début du XXe
siècle se sont construites autour de la mécanique et de la chimie. La machine
– machine à vapeur, moteur à explosion, moteur électrique – allège l’effort
physique qu’exige la production. Il fallait des ouvriers pour la piloter.
L’industrie mécanisée a permis à la fois la production de masse et l’emploi de
masse, le pouvoir d’achat qu'elle distribue procurant un débouché à sa production.
L’appareil éducatif produisait des personnes qualifiées ; le système de la
carrière, prolongé par la retraite, offrait au salarié des balises sûres. La
sécurité sociale contribuait à l’entretien sanitaire de la main d’œuvre.
Ce système ne s’est pas bâti
sans conflits entre classes ou entre nations, la mécanisation ayant
d'ailleurs procuré à l’art de la guerre des armes d’une puissance inédite. Par ailleurs,
s’il a procuré un bien-être matériel jusqu’alors inconnu, il a frustré d’autres
besoins humains. Enfin il s’est appuyé sur des valeurs inconciliables : fonder
l’ascenseur social sur les études, par exemple, c’était prendre le risque de
prostituer l’intellect à l’arrivisme .
A partir de 1975, cependant, la
synergie entre la microélectronique et le logiciel inaugure un nouveau système
technique. L’informatique allège l’effort mental qu’exige la production.
L’automatisation transforme les entreprises. La cohésion entre emploi et
production, qui caractérisait l’économie mécanisée, est rompue et avec elle les
équilibres qu’elle garantissait. Les institutions sont soudain frappées
d’obsolescence : santé, éducation, emploi, retraite entrent simultanément en
crise. L'Allemagne et le Japon, dont l'économie s'était à la fin du XIXe
siècle fondée sur le système technique mécanisé, rencontrent des difficultés qui
les déroutent.
Le marché obéit désormais au
régime de la concurrence monopoliste
.
Jamais la production de richesse n’avait été aussi efficace mais jamais elle ne
s’était accompagnée de tels risques. La concurrence prend des formes violentes. La
vie sociale a perdu ses balises. Les compromis péniblement acquis par les luttes
sociales et les conflits entre nations vacillent. Les règles du droit semblent
balayées.
Lorsque je rédigeais
e-conomie j’ai été saisi
d’admiration devant la fécondité de cette économie, mais aussi saisi d’effroi devant
sa brutalité.
* *
Il en résulte un désarroi dans
lequel nous tournons, affolés. Il faut dire qu’aucun de ceux dont ce serait la
mission – penseurs, dirigeants économiques, politiques et syndicaux – ne nous
présente la vue cavalière qui, reliant les phénomènes au même nœud, permettrait
de les saisir tous à la racine.
Rien ne vous oblige à accepter
ma propre vue et sans doute votre expérience, différente de la mienne,
vous suggère-t-elle des objections. Je vous propose cependant un exercice : admettre ces
schémas à titre d’hypothèse, mettre entre parenthèses vos objections, laisser
votre intuition faire un bout de chemin aux côtés de la mienne, et réfléchir.
Notre pays est
l’un des plus
riches du monde. Nous sommes dans l'ensemble plus à l’aise que nous ne l’avons jamais été. Nous
disposons de ressources humaines et culturelles de la meilleure qualité. Se laisser aller au désarroi, ne serait-ce pas honteux ?
Certains disent qu’il n’y a
rien d’autre à faire parce que le problème, étant culturel et politique, échappe
à la décision individuelle. C’est oublier que la culture, la politique,
s’amorcent par la lucidité et par l’esprit civique que chacun nourrit en
soi-même.
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