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Le triangle médiatique
(ou : Médiatisation des rapports humains)

15 septembre 2003


Liens utiles

- Reconstruire les valeurs
- Brève histoire de l'individualisme

- Jean-Paul II
- Désarroi en France

Le destin de l’être humain s’inscrit dans sa confrontation avec la nature physique et biologique, humaine et sociale, et aussi avec sa propre nature individuelle. Sa relation avec la nature peut se représenter par un schéma bipolaire. L’ingénieur qui s’efforce de faire progresser une technique, le jardinier qui cultive un potager, la personne qui organise la tenue d'un ménage, le physicien dans son laboratoire, le dirigeant qui gère une entreprise vivent selon ce schéma : ils se préoccupent de phénomènes naturels (naturels au sens large qui est ici le nôtre) qu’il s’agit pour eux de comprendre afin d’agir au mieux :

Cependant cette relation se déroule sous le regard d’autres êtres humains qui, à travers elle, évaluent l’individu lui-même. Chacun s'est forgé une classification[1] des êtres humains et il évalue l'autre selon cette classification. Toute relation sociale est donc double : d'une part elle met en oeuvre une coopération dans l'action (se nourrir, se loger, se vêtir, se déplacer, communiquer, se comprendre etc.) ; d'autre part elle est l'occasion d'une évaluation de l'un par l'autre. Le schéma comporte alors trois pôles qui forment le « triangle médiatique » :

- si l’adolescent classe son père dans la catégorie des « vieux », le dialogue entre eux sera difficile ;
- si un patron est classé par ses collaborateurs dans la catégorie des « incompétents dangereux », ses décisions n'auront pas de légitimité ;
-
l'ambitieux qui souhaite entrer dans le cercle des dirigeants en restera exclu si ceux-ci le classent parmi les « exécutants », fût-il « efficace ».

Soumise au regard d’autrui, la relation entre l'être humain et la nature n'a plus pour seule fonction de régler des problèmes pratiques. Lorsque la pression de la nécessité se détend il arrive que cette relation devienne secondaire, l’« image » de soi qu’elle permet d’émettre étant la préoccupation principale :

Alors l'être humain ne s’habille plus pour se vêtir mais pour porter les symboles de son statut social ; il ne mange plus pour s’alimenter mais manifeste son rang dans la société  par le choix de ses aliments et par sa tenue à table ; il ne forme pas un couple pour se reproduire mais pour faire jouer la synergie de deux images individuelles ; il ne lit pas pour se former l’esprit ni se divertir mais pour acquérir la distinction qui s’attache à la culture ; il n’utilise pas le langage pour communiquer mais pour manifester son appartenance à un milieu social. L'intellectuel ne cherche pas à comprendre ou à expliquer mais à « briller » ; le dirigeant politique agit non pour régler les problèmes de la société mais pour émettre l'image qui favorisera sa réélection[2] etc.

Lorsque l’individu se conforme par avance à ce que les autres attendent de lui, l'obéissance à la mode lui semble être l’expression de sa liberté[3].

Il arrive ainsi que dans l’entreprise la production (acheminer des communications téléphoniques, transporter des passagers, former des élèves, produire des médicaments etc.) ait, pour les individus, moins d’importance que l’image que chacun se donne aux yeux des autres. Claude Riveline en a fait le premier axiome de sa théorie de la gestion : « Un agent économique établit logiquement ses choix de manière à optimiser les jugements dont il se sent l'objet »[4]. Pour agir sur les comportements le dirigeant doit manipuler les critères d’évaluation : « People don't do what you expect but what you inspect[5] ». Le rapport entre l'entreprise et la nature ne pourra alors être efficace que si ces critères le permettent, et il faut anticiper les effets pervers que susciteraient des critères mal choisis.

Lorsque l’image que l’on émet est non seulement anticipée, mais intériorisée, elle se construit en prenant pour référence non les autres eux-mêmes, mais l’image que l’on se fait de l’opinion des autres. Les émetteurs d’images jouent alors un rôle essentiel dans le bouclage de la relation à autrui. Ces émetteurs sont les médias qui se substituent, en partie ou totalement, aux autres êtres humains dans l’expérience individuelle.

Les médias ne datent pas d’aujourd’hui. Les religions, les épopées, les mythes, ont fourni des repères aux êtres humains. Puis les livres les incitèrent à trouver dans la lecture, comme Don Quichotte, le rôle qu’ils voulaient tenir dans la société et les valeurs qu’ils entendaient y promouvoir : au XVIIIe siècle des jeunes gens s'identifiaient aux « hommes illustres » de Plutarque, lecture qui a préparé les esprits à la République. Les générations suivantes se sont inspirées de Balzac ou de Stendhal. Après la deuxième guerre mondiale enfin s’est formée en France une constellation dont les étoiles se nommaient Marxisme, Psychanalyse, Linguistique, Sociologie, Surréalisme ; elle a orienté pendant un demi-siècle le champ du « culturellement correct », conditionné la création littéraire et philosophique, imposé à la conversation un sentier dont il était périlleux de s'écarter, proposé des repères aux personnalités en formation.

Cependant la place prise par la télévision, le financement de celle-ci par la publicité, le pouvoir d’achat des adolescents, ont fait émerger des repères nouveaux. Le « culturellement correct » a migré vers une constellation moins intellectuelle qui s'appuie, à des fins commerciales, sur les ressorts de l’émotivité. Les personnes qui maîtrisent l’accès aux médias (directeurs de chaîne, journalistes) et sont en mesure de prélever un péage sur ce commerce constituent la nouvelle aristocratie. Ainsi s'expliquent, entre autres phénomènes, l'achat de TF1 par Francis Bouygues et les succès politiques de Silvio Berlusconi, ainsi d'ailleurs que les tentatives de Jean-Marie Messier. 

La pression médiatique fait disparaître le rapport avec la nature au bénéfice d'artefacts (jeux vidéo, dessin animé, effets spéciaux) dont l’esthétique imprègne un spectacle audiovisuel devenu mécanique, rapide et souvent violent. Certes la nature physique impose ses contraintes à la production des images numérisées comme à la transmission des ondes, mais elle est loin des préoccupations de l’être humain urbanisé dans l'esprit duquel la boucle médiatique se substitue finalement au rapport avec la nature[6] :

Lorsque l’on en est arrivé à ce point, la société s’est entièrement médiatisée : le rapport avec les médias s’est substitué au rapport avec d’autres êtres humains comme avec la nature. L’autre est considéré avec indifférence, sauf s’il s’agit d’une « star » dont on admire en fait l’image. La nature est oblitérée par une indifférence analogue : si l’on utilise des équipements pour accéder aux médias, on ne se soucie pas de comprendre leur fonctionnement.

L’intellect, ayant pour seuls aliments des artefacts à finalité commerciale, n’a que des repères artificiels ; l’action, qui s’élabore dans un monde purement symbolique, suscite dans le monde réel des conséquences erratiques. Une forme moderne de barbarie se crée et l’on aurait tort de croire qu’elle ne recrute ses adeptes que parmi les pauvres.


[3] Les adolescents, dont la personnalité est en cours de formation, revendiquent le droit d’être libres pour mieux pouvoir se conformer à la mode vestimentaire, langagière et musicale qui s’impose à eux au lycée.

[4] Claude Riveline, « Un point de vue d’ingénieur sur la gestion des organisations », Annales des Mines, décembre 1991

[5] Louis V. Gerstner, Who Says Elephants Can't Dance ?, Harper Business 2002, p. 210.

[6] L'être humain urbanisé vit, même s'il sait qu'il n'en est rien, « comme si » le lait ou l’huile provenaient des bouteilles que l'on achète chez l’épicier, « comme si » les transports en commun, le téléphone, les routes etc. étaient des choses naturelles